Le 6 mai 1931, le président de la République Gaston Doumergue, accompagné du maréchal Lyautey et de Paul Reynaud, ministre des colonies, inaugure l'exposition coloniale de Paris, installée au bois de Vincennes. Avec cet événement, les organisateurs entendent modifier l'image que le Français moyen a de ses colonies. Dans son discours inaugural, Reynaud rappelle que "le but essentiel de l'Exposition est de donner aux Français conscience de leur empire [...]. Il faut que chacun de nous se sente citoyen de la plus grande France, celle des cinq parties du monde [...]." Loin d'être un fardeau, l'Empire s'est révélé précieux lors de la grande guerre: "[...] aux jours tragiques, les colonies vinrent se placer aux côtés de la Mère patrie et l'union de notre empire se fit à l'épreuve de la douleur du sang. [...] Nous avons apporté la lumière dans les ténèbres."
En ce début des années 1930, l'attitude des Français à l'égard de la colonisation s'avère très ambivalente. Beaucoup semblent convaincus de la nécessité de posséder un empire, synonyme de puissance. La première guerre mondiale, qui voit l'engagement des peuples colonisés dans le conflit aux côtés de leurs métropoles, contribue à renforcer l'attachement à l'empire dans de nombreux milieux. La droite nationaliste, jadis hostile à la colonisation, y voit désormais un élément de puissance, la gauche radicale et socialiste n'en condamnent que les excès, non le principe.
Pour autant, dans les campagnes françaises, le vin algérien et les produits agricoles issus des colonies suscitent le mécontentement d'agriculteurs qui voient d'un mauvais œil cette concurrence. De même, on ne perçoit pas une passion pour les colonies comparable à ce qui a pu exister en Grande Bretagne. Peu de Français s'engagent dans la coloniale ou s'installent outre-mer.
Certes, les Français longtemps indifférents, paraissent plus réceptifs à la propagande coloniale. Aussi, les autorités s'emploient à exalter l'empire lors de manifestations exceptionnelles telles que le centenaire de l'Algérie française ou l'exposition coloniale de 1931. Et puisque les Français renâclent à partir, on leur propose un "voyage aux colonies à domicile".
A l'origine, c'est au sein des expositions universelles que sont présentés des pavillons consacrés aux colonies. Les expositions coloniales apparaissent en tant que telles à partir des dernières années du XIX° siècle, dans le but de glorifier l’œuvre coloniale comme à Amsterdam en 1883, à Wembley (1924-25). Le projet d'organiser une exposition coloniale a Paris remonte à l'avant première guerre mondiale, mais le projet est reporté plusieurs fois.
Lyautey, commissaire de "l'exposition coloniale internationale et des pays d'outre-mer", supervise l'organisation de l'événement qui se tient dans l'est parisien à sa grande satisfaction: "N'est-ce pas une région dont on dit qu'elle est gagnée au communisme? Il est intéressant d'aller planter nos pousses coloniales au milieu de ce monde populaire."
* Un gigantesque luna-park.
Vue aérienne de l'exposition coloniale organisée à Vincennes en 1931. |
L'exposition s'étend sur 110 ha autour du lac Daumesnil. Conçue comme une manifestation exotique, l'exposition doit susciter l'intérêt des Français pour leurs colonies. Des reconstitutions architecturales et paysagères des merveilles de l'empire sont censées permettre au visiteur de "faire le tour du monde en un jour". De fait, les organisateurs ne lésinent pas sur les moyens. Le budget colossal, 375 millions de francs, surpasse largement celui de la British Exhibition de Wembley en 1924 et permet la création de cet immense parc d'attraction, facilement accessible grâce au prolongement de la ligne 8 du métro. L'enceinte de l'exposition, percée de 14 entrées, occupe un espace équivalent à trois arrondissements parisiens (6 km de long sur 3,5 km de large).
L'exposition est un spectacle permanent avec sons et lumières, "fééries d'eau", "nuits coloniales" tous les soirs. Les "fêtes de la lumière" nécessitent l'installation de 33 km de câbles électriques, un véritable exploit technique pour l'époque.
Cet immense chantier dure environ 1000 jours, nécessite 80 000 ouvriers pour une manifestation qui dure 6 mois. Le site compte une section des territoires d'outre-mer (qui abrite les pavillons des différents territoires de l'empire), une section étrangère (à l'exception du Royaume uni, les autres puissances coloniales sont présentes _ Belgique, Portugal, Italie, Pays Bas_ mais aussi les Etats-Unis en tant que pays d'outre-mer), mais aussi un Musée permanent des colonies, une Cité des informations, des pavillons loués à des sociétés qui y présentent leurs produits (Banania, Nestlé...).
Depuis l'entrée principale (porte Dorée), le visiteur n'a qu'à suivre la longue avenue des Colonies-Françaises pour découvrir les merveilles de l'Empire, notamment une réplique de la mosquée de Djenné (Niger) ou encore la reconstitution grandeur nature en carton-pâte du temple d'Angkor Vat...
La quête d'un spectaculaire exotisme de pacotille conduit à la mise en scène d'"ethno-shows" animés par les colonisés qui jouent le rôle qui leur a été assigné (danseurs dogons, piroguiers du Congo, ballerines annamites, cavaliers arabes). 1 500 Africains recrutés pour l'occasion assurent le spectacle et proposent au public émerveillé (et conforté dans dans ses préjugés) des "danses sauvages "dans les "villages indigènes" reproduits à l'identique.
A Vincennes, il n'y a pas d'hommes en cage, puisque la colonisation est censée libérée les populations. Lyautey ne veut "ni négresses à plateau, ni sauvages en cage". Il exige donc des organisateurs qu'ils "exhibent" ailleurs un groupe de 111 Kanaks initialement destiné à l'Exposition. Le Jardin d'Acclimatation, spécialisé depuis 1877 dans "les exhibitions ethnologiques ", accueille donc ces "derniers sauvages polygames et cannibales” de l'empire. Employés des postes, instituteurs en Nouvelle Calédonie, ces Kanaks ont été engagés pour présenter la Nouvelle-Calédonie à l'Exposition. En réalité, ils sont grimés et exhibés dans une mise en scène obscène au Jardin d'Acclimatation.
L'exposition vise à exalter les réalisations de la politique coloniale française. Dans cette optique, la dimension informative et éducative est cruciale. La cité des informations rappelle que grâce à la généreuse tutelle française, routes, ponts, hôpitaux, écoles ont été construits en nombre. En fait, ces infrastructures sont indispensables à l'exploitation de ces territoires par la métropole, quant à la scolarisation des petits autochtones, elle ne concerne que 4% des enfants de l'AOF en 1931!
Pour l'occasion, une salle de classe est improvisée pour les actualités Pathé. L'instituteur y fait la classe à des adultes habillés en tirailleurs, répétant péniblement les voyelles désignées sur le tableau noir....
Troupe de Kanaks exhibée au Bois de Boulogne pendant l'exposition coloniale de 1931. |
* En revanche, de nombreux aspects de la colonisation sont passés sous silence. Loin de l'image idyllique véhiculée par l'Exposition, la colonisation représente une dure réalité pour les colonies. Au delà de la diversité des statuts (protectorat, colonie, le cas algérien), l'Empire connaît une identique oppression. Le code de l'indigénat prive les colonisés de droits. Ecartés de la gestion de leurs territoires, ils restent souvent soumis au travail forcé, tandis que l'économie locale est mise en coupe réglée par la métropole qui contrôle l'exportation des matières premières au profit des colons et des entreprises françaises. La tutelle française est donc de plus en plus mal supportée et on assiste alors à une montée des contestations. Par exemple, la guerre du Rif embrase le sud du Maroc de 1921 à 1926. De graves révoltes secouent le Levant en 1925 et 1936, une mutinerie sanglante éclate à Yen Bay en Indochine en mai 1930. Les mouvements nationalistes se radicalisent, réclamant plus d'autonomie voire l'indépendance à l'instar de l'Etoile nord africaine de l'Algérien Messali Hadj en 1926 ou le Néo-Destour du Tunisien Habib Bourguiba en 1934.
* Un immense succès.
L'exposition coloniale de Vincennes remporte un succès inouï et permet aux organisateurs d'engranger 28 millions de francs de bénéfices. A l'issue de la manifestation, le 16 novembre 1931, on totalise plus de 33 millions de tickets vendus et 8 millions de visiteurs!
Quelques rares voix s'élèvent alors pour dénoncer l'Exposition qui n'est qu'"une parade pour couvrir les sauvageries coloniales et cacher la profondeur de la crise insalubre du capitalisme" pour les surréalistes. Leur tract "Ne visitez pas l'Exposition coloniale", signé entre autres par Paul Eluard, Aragon, Breton, Char, n'a guère d'écho.
Ils joignent leurs voix à celles des communistes engagés depuis 1925 dans des réunions de soutien "pour l'indépendance et la révolution aux colonies". Tous soutiennent une contre-exposition qui entend rétablir la “vérité sur les colonies”. Elle reste toutefois très confidentielle et n'accueille que 5000 visiteurs de juillet 1931 à février 1932.
Le triste spectacle de Vincennes inspire en tout cas un recueil de poèmes à Aragon:
"Soleil soleil d'au-delà des mers tu angélises
la barbe excrémentielle des gouverneurs
Soleil de corail et d'ébène
Soleil des esclaves numérotés
Soleil de nudité soleil d'opium soleil de flagellation
Soleil du feu d'artifice en l'honneur de la prise de la Bastille
Au dessus de Cayenne un quatorze juillet
Il pleut il pleut à verse sur l'Exposition coloniale"
Louis Aragon, Extrait de Mars à Vincennes, in Persécuté persécuteur, 1931
Billet pour la contre-exposition coloniale de 1931 organisée par les communistes. |
* Les vestiges de l'expo.
Après la clôture de la manifestation, des bâtiments construits pour l'occasion sont conservés et constituent autant de vestiges de l'Exposition. Une statue de la France colonisatrice en Minerve dorée orne toujours la porte dorée. Le musée permanent des Colonies devient en 2007 la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Dans le bois de Vincennes, le pavillon du Cameroun devient en 1977 ... une pagode bouddhiste. Enfin, l'immense succès rencontré par le jardin zoologique impose son déplacement à l'endroit qu'il occupe toujours.
Reynaud dresse le bilan de l'Exposition le 8 octobre 1931: "Le Français a la vocation coloniale. Cette vérité était obscurcie. Il a fallu l'exposition actuelle et son triomphe inouï pour dissiper les nuées. Aujourd'hui la conscience coloniale est en pleine ascension. Des millions et des millions de Français ont visité les splendeurs de Vincennes. Nos colonies ne sont plus pour eux des noms mal connus, dont on a surchargé leur mémoire d'écoliers. Ils en savent la grandeur, la beauté, les ressources: ils les ont vues vivre sous leurs yeux."
Certes, l'expédition a su séduire un large public, fasciné par cet empire de plâtre et de contreplaqué. En quête d'amusement et de dépaysement, les badauds s'émerveillent devant le faste des pavillons reconstitués et la féérie des spectacles proposés.
Pour autant, derrière l'autosatisfaction immédiate et une fois l'émerveillement retombé, il n'est pas évident que l'événement soit parvenu à aiguiser la fibre coloniale des Français. L'exposition ne suscite guère de nouvelles vocations coloniales. La montée des périls en Europe préoccupe bien davantage les Français.
* La chanson coloniale.
L'intense propagande coloniale de l'entre-deux-guerres développe une imagerie teintée d'exotisme et de racisme dans la publicité, au cinéma, dans la chanson. Celle-ci, fleuron de la culture de masse naissante, joue assurément un grand rôle dans l'implantation et la transmission de l'idéologie coloniale. Reflet de l'opinion, la chanson véhicule les stéréotypes de l'époque et apparaît donc comme un reflet des mentalités.
Des dizaines de morceaux ont pour thème central les colonies et les colonisés. Après avoir célébré la conquête, les chansons coloniales célèbrent plus volontiers au début du XXème siècle l'exotisme, l'érotisme, souvent sur un mode comique qui n'hésite pas à verser dans le racisme.
Aussi, à l'occasion du rassemblement de Vincennes, Alibert interprète un titre pompeusement sous-titré « Marche officielle de l’Exposition Coloniale » et intitulé Nénufar. Ce nom ridicule est celui d'un Africain caricaturé, "joyeux lascar" et forcément "rigolard" qui se promène "nu comme un ver". La chanson décrit un personnage stupide ("C'est aux pieds qu'il mettait ses gants") venu découvrir la capitale. L'infantilisation de l'indigène n'est pas sans rappeler les personnages de Tintin au Congo. Le même racisme bonasse imprègne tout le morceau. Un phénomène de répulsion/fascination à l'égard des colonisés y est perceptible. La "bêtise" et la "naïveté" de Nénufar ne lui valent que mépris, mais il s'impose néanmoins comme le "fétiche des parisiennes".
Si dans le refrain, "Nénufar (...) as du r'tard", c'est par rapport aux Européens "civilisés". On en revient donc à la fameuse "mission civilisatrice" défendue, entre autres, par Ferry. Une tâche humanitaire incombe à la race blanche autoproclamée "supérieure": celle de civiliser ces grands enfants que restent alors aux yeux des Européens les populations colonisées.
Nénufar
- Alibert -
Marche officielle de l'Exposition Coloniale 1931
( M. Roger - R.Feval- J. Monteux)
Pathé x 940003 (N 203907 A-1)
Quittant son pays
Un p'tit négro
Vint jusqu'à Paris
Voir l'exposition coloniale
C'était Nénufar
Un joyeux lascar
Pour être élégant
C'est aux pieds qu'il mettait ses gants
Nénufar
T'as du r'tard
Mais t'es un p'tit rigolard
T'es nu comme un ver
Tu as le nez en l'air
Et les ch'veux en paille de fer
Nénufar
T'as du r'tard
T'as fait la conquête des Parisiennes
T'es leur fétiche
Et tu leur portes veine !
Faut pas croire toujours
Tout c'que Nénufar raconte
Ainsi l'autre jour
Il m'a dit
Quand je fais mes comptes
À la craie j'écris
Sur l'dos d'ma chérie
Et d'un coup d'torchon
Après j'efface les additions
Nénufar
T'as du r'tard
Mais t'es un p'tit rigolard
Yu as le nez en l'air
T'es nu comme un ver
Et les ch'veux en paille de fer
Nénufar
T'as du r'tard
Mais t'es quand même débrouillard
T'as fait la conquête des Parisiennes
T'es leur fétiche
Et tu leur portes veine !
Un jour Nénufar
Entra dans une grande parfumerie
Il voulait des fards
Pour sa p'tite amie
Donnez-moi qu'il dit
Du rouge en étui
J'en veux trente kilos
Car c'est une négresse à plateaux
Nénufar
T'as du r'tard
Mais t'es un p'tit rigolard
T'es nu comme un ver
Tu as le nez en l'air
Et les ch'veux en paille de fer
Nénufar
T'as du r'tard
Mais t'es quand même débrouillard
T'as fait la conquête des Parisiennes
T'es leur fétiche
Et tu leur portes veine !
....
T'as fait la conquête des Parisiennes
T'es leur fétiche
Et tu leur portes veine !
Sources:
- Amaury Lorin: "Paris se met à l'heure de ses colonies", in Historia n°775, juillet 2011.
- Catherine Hodeir: "Une journée à l'exposition coloniale", in Les collections de l'histoire n° 11.
- Claude Liauzu (dir) : "Dictionnaire de la colonisation française", Larousse, 2007.
- Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. L'ouvrage de référence sur le sujet.
- Alain Ruscio: "Chantons sous les tropiques... ou le colonialisme à travers la chanson française", in M. Ferro (dir): "Le livre noir du colonialisme", Robert Laffont, 2003, pp927-937.
- La Marche du monde (RFI) du samedi 18 juin 2011: "L'exposition coloniale de 1931".
Liens:
* Sur Samarra:
- "La chanson coloniale 1: la veine héroïque".
- "La chanson coloniale 2: l'exotisme géographique".
* Sur L'histgeobox:
- Etienne Augris revient sur un classique de la chanson coloniale: La Tonkinoise.
- Félix Mayol: Bou Dou Ba Da Bouh.
* Etude sur l’exposition coloniale de 1931 dans la revue en ligne Etudes coloniales: "L'exposition coloniale de 1931"
* Jalons pour l'histoire du temps présent, Archives de l'INA: L'Exposition coloniale de 1931 à Vincennes.
* Polémique au jardin d'acclimatation.
* Polémique à propos de la manifestation: un jardin en Outre-Mer.