mercredi 9 septembre 2009

182. Carlos Mejia Godoy: "Pinocho".


Cette petite comptine du chanteur-poète Carlos Mejia Godoy dénonce l'inféodation de Pinochet aux Etats-Unis, dont il ne serait que la marionnette. On le sait, depuis, l'élaboration de la doctrine Monroe (1823), qui fait de l’Amérique Latine la chasse gardée des EU, invitant l’Europe à rester sur le vieux continent, beaucoup d'observateurs voient la main des Etats-Unis partout. Qu'en est-il vraiment? Nous tenterons d'y répondre en nous intéressant au cas chilien évoqué dans la chanson.





* De 1945 à 1959: une protection très rapprochée.

Avec l’entrée dans la guerre froide, la "protection" de Washington sur l'Amérique centrale et latine se précise.

Dès 1945, les États-Unis mettent en garde les militaires sud-américains contre le communisme, et, en 1947, le Traité inter-américain d’assistance réciproque (TIAR) place toutes les armées du sous-continent sous la tutelle de Washington. Pour compléter le dispositif, l'Organisation des Etats Américains (OEA) est créée l'année suivante et devient un instrument d’action des États-Unis contre le communisme ou tout régime susceptible de remettre en cause la domination économique des grandes firmes américaines sur le continent. L'organisation élabore un programme d’assistance militaire et renforce le rôle de la CIA dans l’entraînement et l’encadrement des armées sud américaines.

Or dans les années 1950, les dictatures se multiplient en Amérique Latine. Ces régimes autoritaires y empêchent la propagation du communisme. Ils s’appuient généralement sur les élites qui dominent ces sociétés très inégalitaires (une poignée de très grands propriétaires terriens et une multitude de paysans sans terre). Les EU soutiennent ces régimes tant qu’ils garantissent les nombreux intérêts économiques américains (grandes firmes agroalimentaires : United fruit).

Au contraire, sans intervenir directement, ils renversent, par l’intermédiaire de la CIA, les gouvernements jugés dangereux (favorables aux réformes agraires) comme au Guatemala en 1954 ou encore le renversement de Goulart au Brésil en 1964.

 



Le président Jacobo Arbenz et son épouse. Alors que le Guatemala connaît le premier gouvernement démocratique de son histoire, un coup d'état militaire soutenu par la CIA renverse le président élu.


En 1959, Fidel Castro s’empare du pouvoir à Cuba et renverse Batista, l’allié de Washington, garant des intérêts américains dans l'île. Les EU tentent alors de renverser Castro en organisant blocus de l’île, ou en tentant un débarquement dans la baie des cochons en 1961, en vain. Entre temps, Castro glisse vers le communisme et s’allie à Moscou.

Cette radicalisation des positions débouche bientôt sur la crise des fusées de Cuba (1962).
La présence d'un régime socialiste aux portes des Etats-Unis constitue un véritable camouflet pour les Etats-Unis. Plus que jamais les autorités américaines entendent empêcher à tout prix la propagation du communisme en Amérique latine et, pour arriver à leurs fins, n'hésitent pas à s'allier à des régimes peu fréquentables. 

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Castro à la tribune, en 1959.

De fait, au cours des années 1960 et 1970, les juntes militaires au pouvoir en Amérique laine bénéficient de l'accord tacite pour réprimer les guérillas marxistes et les mouvements révolutionnaires (assassinat du Che Guevara en Bolivie en 1967). La plupart du temps, les Etats-Unis n'interviennent pas, mais laisse faire. La victoire électorale d'Allende au Chili les incitent en tout cas à agir.

* Le Chili d'Allende et le coup d'état du 11 septembre 1973.

Au Chili, lors des élections présidentielles de 1970, Salvador Allende, soutenu par les socialistes, les communistes et l'aile gauche de la démocratie chrétienne, arrive en tête du scrutin, avec seulement 40 000 voix d'avance sur le candidat de la droite Alessandri. Il devient donc président du Chili grâce à un vote du parlement. 




Le président Allende à la tribune.

Socialiste légaliste, Allende entend engager le pays dans “la voie chilienne au socialisme”. Il forme un gouvernement d'”unité populaire” avec les communistes, les socialistes, les radicaux et les chrétiens d'extrême gauche. Très vite, Allende se trouve pris en étau entre les surenchères de la gauche révolutionnaire (MIR) qui reproche à Allende son réformisme et l'opposition de droite qui détient la majorité au Parlement.


Néanmoins, le gouvernement engage des réformes conséquentes: nationalisation du cuivre (juillet 1971), accélération de la réforme agraire, nationalisation des grandes banques, passage sous contrôle de l'Etat du papier, du textile, des houillères, de l'industrie sidérurgique… Or, certaines de ces mesures portent préjudices aux intérêts américains. C'est la raison pour laquelle, Washington entend empêcher Allende d'assumer le pouvoir, “par tous les moyens” pour Henry Kissinger, le conseiller en politique étrangère des présidents Eisenhower, Kennedy et Johnson . 




Le secrétaire d'Etat américain (au premier plan à gauche) avec Pinochet.

Aux yeux de Kissinger, si "par malheur" s'impose dans un un pays latino-américain, il ne peut le faire que par la force. Instaurer le socialisme par les urnes, comme le tente Allende, constitue un très mauvais exemple pour l'Europe selon Kissinger. Ce dernier affirme: “L'élection d'Allende est grave pour les intérêts américains au Chili et pour le gouvernement américain. Allende est probablement un communiste, un communiste de Moscou.” Il convient donc de réagir. L'existence du plus grand parti communiste des Amériques au Chili inquiète particulièrement le département d'Etat américain.

En 1971, Washington programme le “chaos économique au Chili”. La CIA finance les grèves de transporteurs et de commerçants qui paralysent le pays en 1972 et 1973. Les EU coupent les crédits dès 1971 et organise une sorte de “blocus invisible” autour du Chili. Dans ces conditions, les marges de manœuvre du gouvernement sont bien minces (face à la pénurie, il instaure le rationnement qui mécontente les ménagères chiliennes). Dès 1971, Allende ne peut plus compter sur le soutien de la démocratie chrétienne ni sur celui du parlement. Fin 1972, pour consolider le gouvernement, Allende doit faire entrer des militaires dans le gouvernement (dont Pinochet).

Dans le même temps, la CIA appuie les tentatives de putschs, qui échouent, mais préparent le terrain pour le 11 septembre 1973. On peut considérer en effet, que l'ingérence nord-américaine au Chili a permis l'instauration d'une des dictatures les plus dures du continent, celle de Pinochet.
L'extrait d'un rapport de CIA qui suit ne laisse guère de doutes à ce sujet:

"L'effort de la CIA contre Allende a commencé en 1970 sous la forme d'une tentative de bloquer son élection et son accession à la présidence. [...] La CIA a tenté d'influencer (les parlementaires) en faveur d'un vote éliminatoire contre Allende, puisque celui-ci n'avait pas obtenu la majorité absolue. [...] La révolution cubaine et l'émergence des partis communistes en Amérique latine avaient apporté la guerre froide dans l'hémisphère occidental [càd l'Amérique Latine]. [...] On estimait au plus haut niveau gouvernemental, de manière unanime, que la présidence d'Allende nuirait gravement aux intérêts américains. [...] (Pendant la présidence d'Allende), le rôle de la CIA au Chili fut de fournir des fonds aux partis d'opposition. [...] Vers octobre 1972, le gouvernement américain pensait que l'armée projetait un coup d'Etat, mais que son succès ne nécessitait pas l'intervention ou l'assistance américaine."
Rapport de la CIA (septembre 2000, élaboré à la demande du président Clinton.)

Le palais présidentiel de la Moneda bombardé par l'armée.

Le 11 septembre 1973, une junte militaire renverse le gouvernement d'unité populaire. Le putsch porte au pouvoir le général Pinochet, tandis qu'Allende se tue dans le palais présidentiel de la Moneda. Désormais, Pinochet a une obsession: extirper le marxisme du Chili. La junte militaire procède à une répression sanglante (au moins 3000 morts, des milliers d'internements sans jugement). Le Parlement est dissous, les partis politiques supprimés. Pinochet prend le titre de “chef suprême de la nation”, en 1974. Aussitôt, il suspend la Constitution et le Parlement, impose une censure totale et interdit tous les partis politiques. Il restera au pouvoir jusqu'en 1990!
L'Amérique latine à la fin des années 1970 (cf: carte tirée du manuel d'histoire Hachette Terminale). Cliquez sur la carte afin de l'agrandir.

Certes, on peut considérer que les Etats-Unis ne sont pas intervenus directement, il n'empêche que la CIA appuie le putsch du général Pinochet.
Ces pratiques se poursuivent à plus vaste échelle dans le cadre du plan condor (à partir de 1975), vaste programme de répression à l'échelle du continent.
Les juntes militaires au pouvoir en Argentine, au Paraguay, en Bolivie, au Chili, en Uruguay, s’engagent dans une chasse aux opposants, grâce à une étroite collaboration entre services de renseignement et en utilisant les méthodes les plus ignobles : tortures, exécutions sommaires, attentats, enlèvements. L’objectif reste d’éliminer les opposants (et pas seulement des communistes) des différentes dictatures, par delà les frontières de chaque Etat.

Ce plan doit rester secret, car Pinochet a tôt saisi qu’il était essentiel de réprimer le plus discrètement possible. Les Etats-Unis ne participent pas, là encore, directement au plan, mais plusieurs documents prouvent que la CIA connaissaient ces actions. Lors d’une visite au Chili en juin 1976, le secrétaire d’Etat américain Kissinger dénonce les violations des droits de l’homme dans un discours public, mais il assure Pinochet de son soutien en privé. Cette attitude illustre tout à fait les ambiguïtés de Washington.


Le 21 septembre 1976, à Washington, Michael Townley fait sauter une bombe sous la voiture d'Orlando Letelier, ex-ministre des affaires étrangères d'Allende.

L'action la plus spectaculaire menée dans le cadre du plan condor reste l’attentat contre Orlando Letelier, ex-ministre des affaires étrangères d'Allende, dans un attentat perpétré à Washington, en septembre 1976. C’est d’ailleurs l’opération de trop pour les Américains. Ce meurtre manque de « discrétion », le président Carter fraîchement élu, a fait du respect des droits de l’Homme son cheval de bataille. Il fait désormais pression sur le Chili. En août 1977, la DINA, police secrète chilienne dont le directeur est aussi le grand organisateur du plan condor, est dissoute.

Dans ces conditions, on comprend mieux les insinuations et critiques formulées par le chanteur. Carlos Mejia Godoy est Nicaraguayen est a joué un rôle actif dans son pays dans la mesure où il fut ministre de la culture. Chantre de la révolution sandiniste (ce mouvement révolutionnaire nicaraguayen qui accède au pouvoir en 1979 après avoir renversé le dictateur Somoza), s'est éloigné d'Ortega le dirigeant sandiniste historique (1979-1990), revenu au pouvoir à la faveur des élections de 2006. Il l'accuse de confisquer le pouvoir et compare son mode de gouvernement à celui de Somoza. Il a d'ailleurs interdit au gouvernement d’utiliser ses chansons à des fins de propagande.

Quoi qu'il en soit, son morceau "Pinocho" brocarde avec humour le sinistre Pinochet qui est mort dans son lit, sans jamais avoir été sérieusement inquiété par la justice, malgré les tentatives des juges Guzman et
Garzon !

Carlos Mejia Godoy: "Pinocho".

Pinocho...

El tío Sam-Gepeto
el viejo titiritero
dispuso hacer un muñeco
que lo acompañe en su senectud.
El tío Sam-Gepeto
ese viejo tan morocho
dispuso hacer un pinocho
que le obedezca con exactitud.

L’oncle Sam-Gepeto /
Le vieux marionnettiste/
voulut faire un automate/
pour accompagne ses vieux jours./
L'oncle Sam-Gepeto, ce vieux/
voulut faire une marionnette qui lui obéisse au doigt et à l’oeil/
Este pinocho... pino, pinochet
es un buen chico, como lo véis
amaestrado, bien alienado
habla español, pero piensa en inglés
¡OH YES!
Este pinocho, pino, pinochet
todo lo aprende en un dos por tres,
sabe tan bien las poses gorilistas
que le enseñó su tío imperialista
que ya parece todo un chimpancé.

C’est Pinocho, pino, Pinochet/
C’est un bon gars, comme vous le voyez/
Bien dressé, bien soumis/
Il parle espagnol, mais il pense en anglais/
Oh Yes!/
Ce Pinocho, pino, Pinochet/
Il apprend tout en moins de deux/
Il sait si bien faire les singeries/
Que lui a enseigné son oncle impérialiste/
Qu’il a tout du chimpanzé./


El tío le dió al muñeco
una lujosa guerrera,
dos flamantes charreteras
y el presuntuoso quepís oficial.
Le dió condecoraciones,
medallas hasta los dientes
y en los hombros relucientes
las cinco estrellas de la iniquidad.

l'oncle donna à la marionnette
un uniforme flambant neuf

deux galons brillants
et le fameux képi officiel.
Il lui donna des décorations,
des médailles des pieds à la tête

et sur ses larges épaules
les cinq étoiles de l'iniquité.


Este pinocho...

Pero a todo muñequito,
aún siendo un juguete fino
le llega su cruel destino...
la cuerda al fin tiene que reventar.
Y ahora que venga el cambio
¡Al diablo tanta locura!
y al cajón de la basura
la marioneta tendrá que ir a dar.

Mais comme toute les poupées
même si c'est un jouet recherché
son destin cruel le rattrape...
à la fin la corde doit céder.
Et maintenant, que vienne le changement,
au diable tant de folies!
Et dans la benne à ordure

atterrira la marionnette

Este pinocho...
Colorín, colorado...
El pinocho está acabado.


Colorin colorado (formule traditionnelle qui clôt un conte et difficile à rendre en français)
la marionnette disparaît


Sources:
- Alternatives internationales n°7, mars 2003.
- Les Archives du Monde 2, n°60, avril 2005.
- Le Monde diplomatique n°90 consacré à “l'Amérique latine rebelle”, en décembre 2006.
- Numéro spécial de L'Histoire consacré à l'Amérique latine, n°322, juillet-août 2007.

Liens:
- L'Amérique depuis 1945.
- La lutte en chantant: le Cône sud (série en 3 volets). 
- Plusieurs titres consacrés au Chili sur l'histgeobox.
- L'équipe de choc de la CIA sur le site du Monde diplomatique.

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