jeudi 13 mai 2010

208. C.A.M.P.: "Hosties noires".

Dans un article précédent nous nous sommes intéressés à la création du corps des tirailleurs sénégalais, leur rôle dans la conquête coloniale en Afrique, puis leur engagement en Europe au cours de la grande guerre: 1. Félix Mayol: "Bou Dou Ba Da Bouh". Nous nous intéressons ici aux tirailleurs en tant que sentinelles de l'Empire dans l'entre-deux-guerre, puis à leur participation à la deuxième guerre mondiale.

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 A l'issue de la grande guerre, à l'exception de deux régiments envoyés occuper la Rhénanie, les tirailleurs sénégalais sont rapidement rapatriés en Afrique (début 1919). La guerre a laissé des traces profondes sur les sociétés africaines. Elle représente incontestablement une étape cruciale dans la volonté d'émancipation chez ceux qui y participèrent à l'instar de Galandou Diouf, Lamine Gueye. Chez nombre d'anciens combattants, le ressentiment grandit face aux promesses non tenues de la métropole, notamment en matière de citoyenneté. Pourtant au lendemain de la guerre de 14-18, pour les autorités coloniales, le recours à l'Empire s'impose plus que jamais compte tenu des terribles pertes démographiques.

1939: tirailleur sénégalais et Alsaciennes (source: ECPAD).

* Des tirailleurs sentinelles de l'Empire (1919-1939). A l'initiative de Blaise Diagne, un décret instaure la conscription par tirage au sort pour une durée de trois ans en Afrique, mais, alors que cette durée du service est ramenée à 12 mois en métropole en 1928, elle reste de 36 mois en Afrique. Pour autant, les engagements de tirailleurs se multiplient au cours des années 1930. Plusieurs éléments peuvent l'expliquer: des soldes plus élevées, des cantonnements au confort amélioré, les possibilités de reclassement offertes et d'emplois réservés... Dans l'entre-deux-guerre, les tirailleurs sont de tous les théâtres d'opération de la France coloniale: au Maroc, dans le cadre de la guerre du Rif, mais aussi dans les mandats confiés à la France au Levant (Syrie et Liban). Les autorités emploient aussi ces troupes dans les confins sahariens encore mal contrôlés (Mauritanie, Niger, Tchad).

* Le nouvel appel à l'Empire. En 1939, le rappel des réservistes, ainsi que d'intenses campagnes de recrutement, permettent d'acheminer de nombreux combattants africains vers la France (78 000 combattants, 63 300 Africains et 14 7000 Malgaches sont dans la zone des armées en 1940 pour Eric Deroo et Antoine Champeaux voir sources). Si la mobilisation ne donne pas lieu aux résistances rencontrées lors de la guerre précédente, c'est que désormais l'administration s'appuie sur les chefferies traditionnelles. En outre, le racisme constitutif de l'idéologie nazie convainc beaucoup d'hommes de s'engager.

 

Corps de tirailleurs sénégalais dans le nord-est de la France, juin 1940 (photographie de source allemande).

* La rude campagne de France.

Lors de la drôle de guerre, les camps de Fréjus, Rivesaltes et Souge accueillent des milliers d'Africains comme cela avait déjà été le cas au cours de la première guerre mondiale (hivernage). Lors de l'offensive allemande, les unités de tirailleurs engagées dans la campagne de France combattent vaillamment et paient un lourd tribut. Les Allemands réservent en effet un traitement particulièrement dur aux soldats noirs, dont des centaines sont abattus sommairement (à Airaines les 6 juin, Erquinvillers le 10 et surtout Chasselay près de Lyon avec le massacre de 188 Européens et Africains du 25e RTS). L'historien américain Raffael Scheck dénombre à partir des archives militaires environ 3 000 tirailleurs assassinés de la sorte. Si aucun texte allemand ne semble ordonner cette pratique, elle trouve sans doute son origine dans les stéréotypes hérités de la "honte noire", complétés par les théories racistes des nazis.

* La haine raciale des Allemands à l'encontre des troupes coloniales de l'armée française.

La première guerre mondiale est un moment déterminant en Allemagne dans l'élaboration du stéréotype du sauvage noir. Si l'appel à l'Empire et la venue de tirailleurs permet en France de mettre un terme à l'image terrifiante du Noir, envisagé désormais comme un grand enfant sympathique et brave face à l'ennemi; en revanche, le tirailleur coupeur de nez ou d'oreille fait son apparition dans les représentations outre-Rhin. La légende la "honte noire" apparaît lors de l'occupation de la Rhénanie (conformément au traité de Versailles). D'intenses campagnes d'opinion dénoncent la brutalité et la sauvagerie des soldats de l'Empire accusés de violer les femmes allemandes. On retrouve là un des poncifs de la pensée coloniale qui considère l'Africain comme incapable de réprimer ses instincts sexuels. L'idée d'abâtardissement de la race allemande par le métissage est aussi sous-jacente. Pour beaucoup, les coloniaux seraient en outre porteurs de maladies exotiques ou sexuelles.

"Occupation française de la Ruhr", brochure illustrée de A.M. Cray, 1923.

Le récit de ces atrocités rencontre un immense écho dans toute l'Allemagne. Seules les enquêtes internationales menées permettront de convaincre les démocrates, les socialistes, les féministes germaniques de l'inanité de telles affirmations. Pour autant, le gouvernement allemand ne formule pas de protestations. Les ligues nationalistes n'abandonnent pas leur campagne de dénigrement et mènent une intense propagande (conférences, diffusion de tracts). Elle repose sur l'émotion et rencontre un certain succès chez certains Blancs convaincus que les Noirs conservent un instinct sexuel démesuré (notamment dans un pays ségrégationniste comme les Etats-Unis). A partir de 1924, le réchauffement des relations franco-allemande, le rééchelonnement des réparations et l'application plus souple du traité de Versailles permettent de mettre en sourdine les accusations allemandes... pour un temps seulement. Les nazis réactivent en effet la mémoire de cette "honte noire". Hitler y consacre d'ailleurs un passage de Mein Kampf. Pour lui, il ne faut rien attendre d'une France tombée aux main des Juifs et négrifiée. Aussi lorsque débute la bataille de France, Goebbels n'a guère de mal à convaincre les troupes des prétendues atrocités commises par les Noirs durant la grande guerre et l'occupation de la Rhénanie.

La France vue par l'Allemagne nazie. Dessin à caractère raciste dénoncant la "faute de la France" et son armée aux mains d'officiers dégénérés, des tirailleurs et des banquiers juifs.

Après l'armistice, les prisonniers noirs, à la différence des autres captifs, sont maintenus en France dans des Fronstalags situés en zone nord car les Allemands craignent les maladies exotiques dont ces hommes seraient porteurs d'après eux. Ils redoutent en outre une possible "contamination" raciale... Rassemblés dans des baraquements de fortune, la détention des tirailleurs s'avère particulièrement sévère. Début 1943, les Allemands qui manquent d'hommes sur le front russe transfèrent la garde des Fronstalags à des cadres coloniaux français, tous blancs. Cette mesure est bien sûr très mal perçue par les tirailleurs, dont 4000 d'entre eux viennent grossir les rangs du maquis.

Embarquement de tirailleurs en 1941.

Dans les rangs de la France libre.

N'oublions pas que de nombreux tirailleurs participent aussi aux campagnes de la France libre depuis le ralliement de l'AEF, dès août 1940 (à l'initiative de Félix Eboué). Ils se battent sur tous les théâtres d'opération, de Bir Hakeim à la campagne de Syrie au cours de laquelle ils affrontent d'autres tirailleurs, restés fidèles au maréchal Pétain. C'est que l'État français entend lui aussi conserver le contrôle de l'Empire, avec l'aval de l'Allemagne nazie. Il maintient donc dans les colonies des troupes de souveraineté chargées de contrer les tentatives de débarquement des Britanniques, des Gaullistes (à Dakar en septembre 1940, au Levant en 1941, à Madagascar en 1942) puis des alliés sur les côtes algériennes en novembre 1942... en vain. Ces milliers de soldats de l'armée d'Afrique et de la coloniale sont alors mobilisés par la France libre et combattent en Tunisie et en Italie. Des divisions à fort contingent africain (1ère DMI, la 9ème DIC et le 18ème RTS) participent ainsi au débarquement de Provence, puis à la libération de Toulon et de Marseille, avant d'entreprendre la remontée de la vallée du Rhône.

18 août 1944, plage de cavalaire, une section du 18ème régiment de tirailleurs sénégalais.
* Une victoire au goût amer.

Ils contribuent donc à la Libération de la France, mais une fois arrivés dans les Vosges les troupes noires sont remplacées par de jeunes soldats français dans le cadre des opérations de « blanchiment » des unités sous des motifs contestables. De Gaulle écrit dans ses Mémoires: "Comme l'hiver dans les Vosges comportait des risques pour l'Etat sanitaire des Noirs, nous envoyâmes dans le Midi les 20 000 soldats originaires d'Afrique centrale et d'Afrique occidentale qui servaient à la 1ère division française livre et à la 9ème division coloniale. Ils y furent remplacés par autant de maquisards qui se trouvèrent équipés du coup." Nombre de soldats en éprouvèrent une grande rancœur qui vient s'ajouter à d'autres motifs de mécontentement. Ainsi à l'issue des combats, les tirailleurs doivent attendre de longs mois leur rapatriement faute de navires disponibles. Par ailleurs, les autorités ne versent pas toutes les primes et soldes promises. Ces mesquineries provoquent des mutineries ou des refus d'embarquement comme à Morlaix le 4 novembre 1944 (les tirailleurs réclament le règlement de leurs soldes). C'est dans ce contexte qu'éclate la révolte des tirailleurs rassemblés dans le camp de Thiaroye, près Dakar en novembre 1944. La troupe tire et provoque au moins 24 morts. 

Le "Tata" sénégalais, nécropole de style soudanais érigée près de Chasselay, abritant les corps de cent quatre-vingt-huit Sénégalais exécutés sommairement par les Allemands en 1940. (Source : MINDEF/SGA/DMPA).

Les soldats coloniaux, souvent en butte au racisme d'une administration civile et militaire engoncée dans ses préjugés, bénéficient en revanche du soutien d'une population curieuse mais amicale. 

 


L'album "A nos morts" est l'œuvre d'une compagnie de rappeurs et de chanteurs de Strasbourg : le C.A.M.P., Collectif d'artistes pour une mémoire partagée. Il retrace l'histoire des tirailleurs africains, maghrébins et asiatiques - de 1857 à 1945 -, à travers de raps originaux ou de textes fondateurs ("l'Affiche rouge" de Louis Aragon, des déclarations de Jean Jaurès ou de Kateb Yacine) mis en musique et conceptualisé par Yan Gilg. Nous avons ici sélectionné le morceau "Hosties noires". Son titre fait référence à un recueil de poèmes que Léopold Sedar Senghor dédie aux tirailleurs sénégalais en 1948. Les paroles du morceau sont également empruntées au grand écrivain franco-sénégalais. 

Poème liminaire
«Vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort / Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ? / Je ne laisserai pas la parole aux ministres et pas aux généraux / Je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris vous enterrer furtivement. / Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur / Mais je déchirerai les rires « banania » sur tous les murs de France. (...)» Léopold Sédar Senghor « Poème liminaire», Hosties noires, (1948), © Éditions du Seuil.

Sources:

- Compte rendu d'Olivier Wieviorka du livre d'Armelle Mabon "prisonniers de guerre 'indigènes'. Visages oubliés de la France occupés" dans Libération du 29 avril 2010.

- Pap Ndiaye: "Les soldats noirs de la République, L'histoire n°337, décembre 2008.

- Eric Derro, Antoine Champeaux: "La force noire. Gloire et infortune d'une légende coloniale", Taillandier, 2006.

- Jean-Yves Le Naour: "La 'honte noire'", revue Quasimodo n°8.

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