mercredi 4 février 2009

139. Eddy Mitchell : "Il ne rentre pas ce soir"

A partir des années 70, le chômage de masse devient une donnée essentielle de l'économie des sociétés occidentales. La fin de la prospérité des trente glorieuses, l'essor de la robotisation et de l'informatisation qui réduisent les besoins en main d'oeuvre, les débuts d'une mondialisation de plus en plus compétitive et enfin le choc des crises pétrolières à entraîné des licenciements massifs dans les grands bassins industriels du textile, du charbon et de l'acier, puis, par contrecoup a touché tous les secteurs de l'économie.

Plafonnée à 100 000 personnes pendant les années 60, le taux de chômage s'envole et devient le principal sujet de préoccupation pendant les années 70-80. 1 million de chômeur en 1975, 2 millions en 1982, 3 millions en 1998. Et là encore ce ne sont que ceux qui sont pleinement reconnus comme tels par les organismes officiels, il faudrait rajouter un nombre équivalent de stagiaires, précaires ou radiés des listes de compte





Jusqu'aux années 90, le chômage est vécu comme une tragédie par ceux qui en sont frappés. D'autant qu'il ne se limite pas uniquement aux ouvriers mais se met à toucher toutes les classes de la société, y compris les cadres et les dirigeants qui malgré leur position éminente dans l'entreprise ne sont pas à l'abri d'être « dans la charrette » du prochain plan de restructuration ou du rachat soudain de leur boite par un concurrent. La charrette, un terme qui renvoie à ces condamnés à la guillotine que l'on amenait ainsi vers l'échafaud pendant la Révolution. Un mot qui rend bien l'ambiance d'angoisse qui règne dans les entreprises de l'époque.

Pour le chômeur, le licenciement est vécu comme un drame, un échec personnel qui fait de lui un déclassé. Il faudra attendre les années 90 et l'installation durable de ce phénomène pour qu'il commence à devenir un passage presque obligé du parcours professionnel du travailleur occidental et qu'il ne soit plus vécu comme une tragédie qui fait du licencié un objet d’apitoiement.

En 1978, Eddy Mitchell sur une musique de Pierre Papadiamandis compose une chanson qui raconte la dégringolade d'un de ces cadres supérieurs soudainement licencié de son entreprise. Comme souvent dans les chansons d'Eddy Mitchell, cela prend la forme d'une ballade qui raconte un moment précis dans la vie d'un personnage. Un canevas bien rôdé qui plonge l'auditeur dans une tranche de vie comme dans la dernière séance qui raconte la disparition des petites salles de cinémas de quartier remplacés par ce qu'on appellera bientôt les multiplexes dans la grande frénésie immobilière des années 70-80

Ici, c’est la soirée et l’errance d’un cadre supérieur bien installé dans son entreprise, qui vient d’apprendre sa brutale mise à la porte après le rachat de sa société par une multinationale. D'autant que rebondir et retrouver un emploi la cinquantaine venue est (et demeure) extrêmement difficile.


Il écrase sa cigarette
Puis repousse le cendrier,
Se dirige vers les toilettes,
La démarche mal assurée.
Il revient régler ses bières,
Le sandwich et son café.
Il ne rentre pas ce soir.

Le grand chef du personnel
L'a convoqué à midi :
"J'ai une mauvaise nouvelle.
Vous finissez vendredi.
Une multinationale
S'est offert notre société.
Vous êtes dépassé
Et, du fait, vous êtes remercié."
Il n'y a plus d'espoir, plus d'espoir.
Il ne rentre pas ce soir.
Il s'en va de bar en bar.
Il n'y a plus d'espoir, plus d'espoir.
Il ne rentre pas ce soir.

Il se décide à traîner
Car il a peur d'annoncer
A sa femme et son banquier
La sinistre vérité.
Etre chômeur à son âge,
C'est pire qu'un mari trompé.
Il ne rentre pas ce soir.

Fini le golf et le bridge
Les vacances à St Tropez,
L'éducation des enfants
Dans la grande école privée.
I1 pleure sur lui, se prend
Pour un travailleur immigré.
Il se sent dépassé
Et, du fait, il est remercié.
I1 n'a plus d'espoir, plus d'espoir.
I1 ne rentre pas ce soir.
Il s'en va de bar en bar.
Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir.
Il ne rentre pas ce soir.




C'est toute la dureté de nouvelles pratiques nées des transformations économiques qui sont décrites ici. C’est la crise et la nouvelle compétition économique. Une transformation qui va prendre tout son sens dans les années 80 à venir. L'emploi à vie et la carrière pantouflarde sont les vestiges d'un autre temps. Le temps est aux requins de la finance et aux jeunes loups compétitifs. Trop vieux, le protagoniste de la chanson se sent dépassé par la compétition économique effrénée

Au travers de cette chanson, on a aussi une vue en coupe de ce qui est la réussite sociale mais aussi d'une certaine mentalité bourgeoise dans les années 70. Le malheureux héros de cette histoire se remémore tous les symboles de la position sociale : le golf et le bridge, loisirs de classe. Les vacances à Saint-Tropez qui symbolise encore le luxe sur la Côte d’Azur, l'école privée prestigieuse pour assurer la réussite des enfants. Comme le reprend la chanson, le chômage est alors vécu comme un déclassement, une perte de statut social. La comparaison avec le statut précaire du travailleur émigré en devient d’autant plus cruel mais illustre bien la vision sociale dans ces années 70.

Comme souvent une simple ballade de variété se fait le reflet des angoisses de la société de son temps. Une angoisse toujours présente même si le chômage est par la force des choses désormais entré dans les mœurs…

Lien:
- "Le cimetière des éléphants. La philosophie sauvage d'Eddy Mitchell."

6 commentaires:

blottière a dit…

Merci pour ce bel article. Jusque là, je n'avais pas prêté attention aux paroles de cette chanson. Je ne l'écouterai plus de la même manière.

J.B.

Anonyme a dit…

Beaucoup de chanson de "varietoche" en apparence bien innocentes et commerciales sont les reflets de leur époque sans pouvoir véritablement concourir à l'appelation "chanson engagée". c'est en la réentendant à la radio dernièrement que j'ai réalisé que cette ballade illustrait bien l'arrivée du chômage de masse au milieu des années 70 (En plus je la croyait des années 80 et j'ai été surpris de voir qu'elle datait en fait de 78).

J'ai d'autres idée de chansons qui illustrent les évolutions sociales de ces 50 dernières années, j'essaierai d'en parler régulièrement.

R. Tribouilloy a dit…

Oups le message précedent est bien de moi

olivier joos a dit…

Très bon analyse et excellent article sur cette chanson d'Eddy Mitchell. J'adore cette idée de partir d'une chanson comme point de départ, de la replacer dans un contexte et de l'étoffer avec des documents.
De plus, on peut, je pense, compléter cette analyse sur la société française de l'après-guerre aux années 80 à partir de cette chanson avec une autre chanson d'Eddy Mitchell intitulée : " Société Anonyme " sortie en 1966, apogée de Trente Glorieuses. Dans cette chanson, on peut retrouver le chomeur de "Il ne rentre pas ce soir", alors en plein travail : rien ne lui appartient, il est phagocyté par son entreprise,la Société Anonyme :"rien n'est à toi, tu ne vaut pas un seul centime, tout appartient à la société anonyme". En ce qui concerne la standardisation et l'essor de la société de consommation de ces années là, outre la célèbre chanson de Boris Vian "la complainte du progrès", on peut aussi se reporter à une autre chanson de Mr Eddy : "A crédit et en stéréo" ou tout s'achète.. à crédit !! Et bien sur, rien n'appartient au narrateur de la chanson.

Florian a dit…

J'aimais déjà Eddy Mitchell, mais je l'écoute différemment depuis que j'ai lu cet article de Philippe Corcuff.
https://www.cairn.info/revue-cites-2004-3-page-93.htm
D'ailleurs, tout ce numéro de Cité m'a paru intéressant !

blottière a dit…

Oh oui c'est particulièrement intéressant. Merci Florian pour cette ressource que je m'empresse de partager.

J.