vendredi 29 août 2008

80. Boris Vian:"La complainte du progrès".

Composée en 1956, La complainte du Progrès est une critique très drôle de la société de consommation et ses dérives. Nous sommes alors dans la période des "Trente Glorieuses" (1946-1975), marquée par une croissance économique soutenue et ininterrompue, ainsi qu'une amélioration générale des conditions de vie.

La consommation des ménages français est ainsi multipliée par 2,7 en francs constant, au cours de cette période. Le chômage reste inférieur à 2%. Cette hausse du niveau de vie s’accompagne d’une augmentation du niveau d’équipement. Lorsque Boris Vian écrit la chanson, cette consommation frénétique d'objets ménagers n'en est qu'à ces balbutiements. En 1956, 14% seulement des logements des Français disposent d'une douche ou d'une baignoire, 1% d'entre eux possèdent un téléviseur... En 1957 , seuls 6.7% des foyers étaient équipés en automobiles contre 65.3 % en 1976. Ils étaient seulement 17.4% à posséder un réfrigérateur contre 90.8% en 1976. Le téléphone est plus long à s'imposer: seuls 28% des ménages en sont équipés en 1970 (mais 70% des cadres l'ont, contre 10% des ouvriers). En 1958, un Français sur dix possède une machine à laver, pour sept sur dix en 1974. On voit donc se développer une véritable société de consommation.

Dans les budgets des familles, la part des dépenses d'alimentation et d'habillement ne cesse de baisser. C'est la fin de l'économie de survie (pour le plus grand nombre). L'accès à la consommation devient une des préoccupations majeures des Français. Cette évolution est, permise, entre autres, par le développement du crédit. De nouveaux objets au design alléchant garnissent les intérieurs: rasoir, transistor, sèche-cheveux, lampadaire, cocotte-minute, mixeur, téléphone...


Ecrivains, cinéastes, chanteurs s'intéressent bien sûr au phénomène, qui ne manque pas de les inquiéter. Ainsi, en écho à la chanson de Vian, Georges Pérec décrit dans son roman "les choses", l'insatisfaction d'un jeune couple qui cherche à dépasser ses problèmes en se réfugiant dans une consommation effrénée. Il écrit ainsi: "De station en station, antiquaires, libraires, marchands de disques, cartes de restaurants, agences de voyage, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcutiers de luxe, papetiers, leurs itinéraires composaient leur véritable univers: là reposaient leurs ambitions, leurs espoirs. Là était la vraie vie". Jacques Tati, quant à lui, réalise Playtime, une charge grincante contre ce monde moderne, déshumanisé et vulgaire.
Aujourd'hui, la croissance économique des "Trente Glorieuses" n'est plus, mais notre univers quotidien est plus que jamais envahi par les "choses".




"La complainte du progrès" Boris Vian.

Autrefois pour faire sa cour
On parlait d'amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son coeur
Aujourd'hui, c'est plus pareil
Ça change, ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse à l'oreille
(Ah? Gudule!)

{Refrain 1:}
Viens m'embrasser
Et je te donnerai
Un frigidaire
Un joli scooter
Un atomixer
Et du Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pell' à gâteaux

Une tourniquette
Pour fair' la vinaigrette
Un bel aérateur
Pour bouffer les odeurs

Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux

Autrefois s'il arrivait
Que l'on se querelle
L'air lugubre on s'en allait
En laissant la vaisselle
Aujourd'hui, que voulez-vous
La vie est si chère
On dit: rentre chez ta mère
Et l'on se garde tout
(Ah! Gudule)

{Refrain 2:}
Excuse-toi
Ou je reprends tout ça.
Mon frigidaire
Mon armoire à cuillères
Mon évier en fer
Et mon poêl' à mazout
Mon cire-godasses
Mon repasse-limaces
Mon tabouret à glace
Et mon chasse-filous

La tourniquette
A faire la vinaigrette
Le ratatine-ordures
Et le coupe-friture

Et si la belle
Se montre encore rebelles
On la fiche dehors
Pour confier son sort

{Coda:}
Au frigidaire
À l'efface-poussière
À la cuisinière
Au lit qu'est toujours fait
Au chauffe-savates
Au canon à patates
À l'éventre-tomates
À l'écorche-poulet

Mais très très vite
On reçoit la visite
D'une tendre petite
Qui vous offre son coeur

Alors on cède
Car il faut bien qu'on s'entraide
Et l'on vit comme ça
Jusqu'à la prochaine fois

Sources:
- P. et C. Rotman:"les années 1968", Seuil, 2008.
- Pierre et Jean-Pierre Saka:"L'histoire de France en chansons", Larousse.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Bravo pour ce travail de recherche.

Pierre

Anonyme a dit…

Très bien vu !
Le progrès, Jean Renoir en parle aussi dans une interview avec Rivette. Et son point de vue iconoclaste est passionnant:
C'est ici :
http://ilestcinqheures.wordpress.com/2008/11/01/le-progres-technique-assassine-lart/