La composition de "Grève illimitée" prend place dans l'après-mai 1968. Dominique Grange est engagée depuis dix ans dans le militantisme à gauche. Dès le lycée, elle tracte contre la guerre d'Algérie et pour l'indépendance du pays. Le temps de monter à Paris pour y entamer une carrière artistique (Dominique Grange tourne pour le cinéma, joue au théâtre, chante également) que les étudiants parisiens se soulèvent. Par certains aspects, ce mouvement naissant est très ancré dans la réalité sociale hexagonale (les conditions d'études dégradées, la rigidité de l'enseignement universitaire, l'absence de mixité). Par d'autres, il se montre poreux aux puissants bouleversements du monde, du moins aux tentatives pour en infléchir la course dans un sens ou dans l'autre. Nombre de ces soubresauts mettent en jeu l'avenir d'une jeunesse occidentale et mondiale plurielle, mais qui ne cesse de gagner en autonomie, de s'affirmer et de s'engager dans la contestation d'un monde qui leur semble régi par des adultes éloignés de leurs aspirations.
L'avant mai 1968, c'est la fin de la Révolution culturelle en Chine qui s'est appuyée en grande partie sur les éléments les plus jeunes du pays devenus les gardes rouges des projets maoïstes ; un vent de liberté souffle sur la Tchécoslovaquie qui tente de desserrer l'étau dans lequel la tient l'URSS. C'est aussi la guerre du Vietnam, conflit qui lie les enjeux coloniaux (le Vietnam est l'ancienne Indochine) et ceux de la guerre froide, pour lequel de plus en plus de jeunes étasuniens refusent de se battre. L'offensive du Têt lancée par les forces du nord en janvier ébranle la puissance étasunienne qui, en difficulté, n'a de cesse d'y envoyer de plus en plus de ses enfants. En avril 1968 advient l'assassinat de Martin Luther King, figure de proue du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis.
La France n'est pas épargnée par ces bouleversements et contestations. Les moins de 20 ans, au milieu des années soixante, représentent 35% de la population française. Toutes et tous ne sont pas étudiant.e.s, mais au cours des premiers jours de mai, ce sont les universités qui mettent le feu aux poudres : cette génération qui accède aux études longues énonce des revendications politiques, sociales et culturelles qui outrepassent rapidement le cadre scolaire et ébranlent l'ordre capitaliste et bourgeois, tant à Paris que dans d'autres villes françaises, comme en témoigne ici l'auteure Camille Laurens.
Dans la capitale, la révolte a embrasé le quartier
latin. Les
événements de mai 1968 sont l'occasion pour Dominique Grange
de renouer avec sa fibre militante et de s’engager aux côtés des mouvements libertaires.
Le
Comité Révolutionnaire d’Action Culturelle (CRAC) créé par des artistes
à la Sorbonne, parmi lesquels Evariste ou encore Coluche, dont la chanteuse fait partie, entend mettre la culture
au service de la révolution en marche. Dominique
Grange se met à composer des chansons que lui inspirent les évènements.
Sollicitée par les comités de grève pour soutenir les luttes, elle anime les meetings dans les usines occupées.
Dans "Grève illimitée", elle revient sur le gigantesque mouvement de grèves qui paralyse le pays à partir de la mi-mai. Une grande journée de grève générale a lieu le 13 du mois. Le lendemain, les 2000 ouvriers de Sud-Aviation (Saint-Nazaire) occupent leur usine et séquestrent leur patron. Progressivement, les occupations d'usines se multiplient dans toute la France : à l'usine Renault de Cléon le 15, le 16 à Renault-Billancourt.
La grève fait tâche d'huile en essaimant par établissement, et par proximité géographique. Elle s'étend à toutes les branches industrielles, mais aussi aux commerces, aux banques et compagnies d'assurances, à l'enseignement, aux hôpitaux, préfectures, mairies et même à l'Office de radio-télévision française (ORTF)... La paralysie des chemins de fer est effective le 17 mai, puis c'est le tour des transports urbains. Progressivement, le pays est totalement paralysé. L'essence manque, les magasins ne sont plus ravitaillés, les écoles sont fermées, le téléphone est coupé.
Au 17 mai 1968, on compte quelque 200 000 grévistes. La contestation ne cesse de s'étendre. On enregistre 8 millions de grévistes le 22 mai, 9 millions le 25. Le mouvement prend fin après les accords de Grenelle et le sursaut des partisans de de Gaulle. Les organisations gauchistes, quant à elles, se trouvent dans l’œil du cyclone gouvernemental. C'est dans ce contexte que Dominique Grange assure l’enregistrement de ses chansons. Comme souvent dans les années 1960, le disque est un super 45 tours, c'est-à-dire qu'il joue deux titres par face. Le disque est autoproduit et vendu à prix coûtant hors des circuits commerciaux. Sur sa pochette, on reconnaît le style caractéristique des sérigraphies de l'atelier populaire des Beaux-arts pendant les mobilisations de mai, la cheminée d'usine qui se termine en poing levé, les titres des 4 morceaux enregistrés, qui s'impriment comme ces slogans qui fleurissaient sur les murs du "Joli Mai". Le dos de la pochette est tamponné d'un autre d'entre eux : "Ce n'est qu'un début, continuons le combat".
Dominique Grange entend bien le suivre à la lettre, car comme elle le dit dans sa chanson, la colère fait le tour de la terre en ce second semestre de l'année : fin août, à Prague, les chars entrent dans la capitale et mettent fin aux espoirs nés au Printemps. Le jeune étudiant Jan Palach devient le symbole de la répression soviétique. À Mexico, le dictateur en place, Gustavo Díaz Ordaz, mate aussi la contestation étudiante sur la place des Trois cultures, quelques jours avant l'ouverture des Jeux Olympiques, qui offrent une tribune aux athlètes africains-américain pour dénoncer la ségrégation aux États-Unis. Dominique Grange, au fait de cette actualité, s'engage plus avant à l'extrême gauche, et rejoint la Gauche Prolétarienne (GP) maoïste. Comme le prône l'organisation qu'elle intègre, elle s'établit, c'est-à-dire qu'elle se fait embaucher en usine. Le mouvement des établis est surtout connu par le témoignage qu'en a donné un autre membre de la GP, Robert Linhart, dans le livre du même nom paru aux Éditions de Minuit en 1978. En revanche, les parcours d'établiEs sont moins familiers (on dispose de celui de Fabienne Lauret aux usines Renault Flins récemment adapté en roman graphique). En 1969, Dominique Grange intègre pour sa part les usines Pellat-Finet de Nice spécialisées dans la fabrique de papier et de carton. Durant cette période, elle compose "Les nouveaux partisans" qui deviendra l'hymne de la Gauche Prolétarienne. Le combat continue en chanson.
Les portes se ferment
Les piquets se forment
Grève illimitée
Les bras fatigués
Les tours sont muets
Grève illimitée Grève illimitée
La colère, la colère
Quand elle monte des usines
Ce n’est qu’un début
Tout s’immobilise
Ce n’est qu’un début
On marche beaucoup
Dialogue partout
Ce n’est qu’un début
Quand elle marche dans la rue
La révolution Le mot est lâché
En plein mois de mai
La révolution
Pour tous ceux qui font La révolution
La colère, la colère
Quand elle unit les camarades
La Sorbonne libre Censier, l’Odéon
Partout l’amitié
A coups de matraques
Ils nous ont volé
La Sorbonne libre
La Sorbonne libre
Quand on bâillonne la colère La colère, la colère
Ce n’est qu’un début
On est toujours là
Tenons le combat
Ce n’est qu’un début
Nous avons le temps
D’aller en prison
Nous avons vingt ans
Ce n’est qu’un début
Ce n’est qu’un début
Continuons le combat
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