Le chanteur narre à la façon du titi parigot l'histoire d'une génération, celle qui connut la guerre d'Algérie et la contestation du printemps 68. Béranger puise l'inspiration dans sa propre biographie. En 1959, à 22 ans, il a embarqué pour l'Algérie où il passera dix-huit mois interminables ["J'me farcis trois ans de casse pipe / Aurès, Kabylie, Mitidja" (...) Quand on m'relâche, je suis vidé / J'suis comme un p'tit sac en papier / Y a plus rien dedans, tout est cassé"]. Plus d'1,5 million de jeunes hommes furent ainsi envoyés de l'autre côté de la Méditerranée pour accomplir un service militaire porté à 27 mois.
Immédiatement censuré par le pouvoir, Béranger trouve néanmoins un public fidèle. Il enregistre durant les années 70 près d'une dizaine d'albums, mais sans retrouver le succès initial.
Le cancer l'emporte à 66 ans, le 14 octobre 2003.
"Tranche de vie ", François Béranger (1969)
« Je suis né dans un p’tit village /
qu’a un nom pas du tout commun, /
bien sûr entouré de bocages /
c’est le village de Saint Martin. /
A peine j’ai cinq ans qu’on m’emmène /
avec ma mère et mes frangins. /
Mon père pense qu’y aura du turbin /
dans la ville où coule la Seine
J’en suis encore à m’ demander /
après tant et tant d’années, /
a quoi ça sert de vivre et tout, /
à quoi ça sert, en bref, d’être né
La capitale c’est bien joli /
surtout quand on la voit d’Passy, /
mais de Nanterre ou d’ Charenton, /
c’est déjà beaucoup moins folichon. /
J’ai pas d’ mal à imaginer /
par ou c’ que mon père est passé /
car j’ai connu quinze ans plus tard /
le mêmes tracas, le même bazar
J’en suis encore à m’ demander, etc...
L’matin faut aller piétiner /
devant les guichets d’ la main d’œuvre. /
L’après-midi solliciter /
l’ bon cœur des punaises des bonnes œuvres. /
Ma mère, elle était toute paumée /
sans ses lapins et ses couvées. /
Et puis, pour voir, essayez donc /
sans fric de nourrir cinq lardons
J’en suis encore à m’ demander, etc...
Pour parfaire mon éducation /
y’a la communale on béton. /
Là on fait d’ la pédagogie /
devant soixante mômes en furie. /
En plus d’ l’alphabet, du calcul, /
j’ai pris beaucoup d’ coup d’ pied au cul /
et sans qu’on me l’ait demandé /
j’appris l’arabe et l’ portugais
J’en suis encore à m’ demander, etc...
_ A quinze ans finie la belle vie, /
t’es plus un môme, t’es plus un p’tit. /
J’ me retrouve les deux mains dans l’ pétrole /
à frotter des pièces de bagnole. /
Huit-neuf heures dans un atelier, /
ça vous épanouit la jeunesse. /
ça vous arrange même la santé /
pour le monde on a d’ la tendresse.
J’en suis encore à m’ demander, etc...
C’est pas fini... [fin de la première face]
Quand on en a un peu là-dedans, /
on y reste pas bien longtemps /
On s’arrange tout naturellement /
pour faire des trucs moins fatigants. /
J’me faufile dans une méchante bande /
qui voyoute la nuit sur la lande. /
J’apprends des chansons de Bruant /
en faisant des croche-pattes aux agents
J’en suis encore à m’ demander, etc...
Bien sûr la maison poulaga / [la prison]
m’agrippe a mon premier faux pas /
ça tombe bien, mon pote, t’as d’ la veine /
faut du monde pour le FLN /
J’me farcis trois ans de casse-pipe /
Aurès, Kabylie, Mitidja. /
Y’a d’ quoi prendre toute l’Afrique en grippe. /
Mais faut servir l’ pays ou pas.
J’en suis encore à m’ demander, etc...
Quand on m’ relâche je suis vidé, /
j’ suis comme u p’tit sac en papier. /
Y’a plus rien dedans. Tout est cassé /
J’ai même plus envie d’une mémé. /
Quand ’ai cru qu’ j’allais m’ réveiller /
les flics m’ont vachement tabassé. /
faut dire que j’ m’étais amusé /
à leur balancer des pavés
J’en suis encore à m’ demander, etc...
Les flics, pour c’ qui est d’ la monnaie, /
Ils la rendent avec intérêt /
le crâne, le ventre et les roustons, /
enfin quoi vive la Nation ! /
Le juge m’a file trois ans d’ caisse /
rapport à mes antécédents /
Moi, j’ peux pas dire que j’ sois en liesse. /
Mais enfin, qu’est-ce que c’est qu’ trois ans.
J’en suis encore à m’ demander, etc...
En taule, j’ vais pouvoir m’épanouir /
dans une société structurée. /
J’ ferai des chaussons et des balais. /
Et je pourrai me remettre à lire. /
Je suis né dans un p’tit village /
qu’a un nom pas du tout commun, /
bien sûr entouré de bocages /
c’est le village de Saint Martin.
J’en suis encore à m’ demander, etc... »
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