mardi 21 octobre 2008

108. Joan Baez: "Here's to you."

Au lendemain de la grande guerre, les Etats-Unis traversent une période mouvementée. Fuyant la misère, des millions de migrants, principalement européens, viennent tenter leur chance en Amérique. Au total, le pays accueille 20 millions d'immigrants entre 1880 et 1920. Parmi eux se trouvent 4 millions d'Italiens. Ces derniers sont rapidement considérés par les autorités et une partie de l'opinion publique comme inassimilables.  L'Amérique puritaine se méfie de cette "nouvelle immigration" non anglophone et principalement originaire des régions agricoles pauvres de l'Europe de l'Est et du Sud. Dépeints comme sales, criminels et violents, les Italiens sont dès lors considérés comme une race inférieure. 
Depuis 1880, les Etats-Unis connaissent en outre de graves conflits sociaux que les autorités s'emploient à réprimer avec sévérité. Les autorités frappent tout particulièrement les "éléments étrangers", rapidement considérés comme les responsables des mobilisations sociales.  Dans ces conditions, une partie importante de la main d’œuvre étrangère se tourne vers les Industrial Workers of the World. Le syndicat se réclame de la lutte des classes et de l'action directe, au grand dam de l'opinion majoritaire. Aussi, à l'aube des années 1920, les autorités et une grande partie de l'opinion publique voient derrière chaque chaque étranger "un rouge", traître à la patrie. L'amalgame entre étranger, anarchiste et assassin devient courant. La red scare ("la peur du rouge") s'abat sur la société américaine. Le gouvernement accroît la répression contre les anarchistes, les communistes et les socialistes américains.

Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti (Wikimedia Common)
  C'est dans ce contexte que, le 5 mai 1920, deux anarchistes italiens, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, sont arrêtés en possession d'un brouillon de tract anarchiste et armés. Il n'en faut pas plus pour les considérer comme de dangereux criminels. Accusés du braquage d'une usine et d'un double meurtre dans la banlieue de Boston, leur procès est marqué par de nombreuses irrégularités. Des preuves balistiques sont fabriquées de toute pièce, des témoignages inventés. Dans le contexte nationaliste de l'après-guerre, le procureur met en cause leur fidélité à la bannière étoilée.
Les deux accusés représentent une cause qui les dépasse. Pour leurs accusateurs, les deux immigrés étaient de dangereux "rouges" étrangers. Dans le sillage de l'avocat Luigi Galleani, les deux hommes  avaient rejoint en 1913 le mouvement anarchiste, au sein duquel ils choisirent l'aile dure, antiorganisationnelle et favorable au terrorisme révolutionnaire. (1) 
 Pour la défense, il faut faire  exploser le cadre du procès, afin de mettre en accusation le capitalisme américain et la xénophobie ambiante. Les milieux révolutionnaires italo-américains (en particulier l'Industrial Workers of the World) mobilisent en faveur des deux accusés. Epaulés par quelques représentants de la bourgoisie libérale bostonienne, ils engagent une vaste campagne médiatique  destinée à dénoncer le climat de chasse aux sorcières dont sont victimes tous ceux qui adhèrent aux idées libertaires.
Un vaste mouvement d'opinion en faveur des accusés se développent dans le monde entier. La presse à grand tirage et les radios européennes dénoncent un simulacre de justice. "Dans les jours qui précèdent immédiatement l'exécution, des manifestations de rues ont lieu à peu près partout dans le monde, y compris dans la plupart des grandes villes américaines." (cf. Milza) Ces protestations n'y changent rien. Italiens et anarchistes, les deux accusés sont condamnés d'avance , en vertu de la présomption de culpabilité... 
"La psychose de l'invasion et le délire 'nativiste' expliquent l'acharnement déployé pendant 7 ans, par des individus (...) se réclamant des idéaux de la démocratie, pour envoyer deux hommes à la chaise électrique." (cf. Milza)
Le 14 juillet 1921, les deux hommes sont condamnés à mort. Aussitôt des comités de défense se mettent en place dans le monde entier. Rien n'y fait, dans la nuit du 22 au 23 août 1927, Sacco, Vanzetti et Madeiros sont exécutés sur la chaise électrique. (2)


L'affaire, qui élève aussitôt les deux hommes au rend de mythe, n'a depuis cessé d'inspirer chanteurs et cinéastes.  
En 1971, Giuliano Montaldo tourne Sacco e Vanzetti, avec Gian Maria Volonté (Bart) et Riccardo Cucciola (Nick). Composée par Morricone et interprétée par Joan Baez, la chanson du film comprend trois parties. Les paroles sont tirées de la correspondance carcérale de Vanzetti. La troisième partie de la ballade ("Here's to you")  reprend même les mots de Vanzetti au juge Thayer:« Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd’hui par hasard. Nos paroles, nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d’un bon cordonnier et d’un pauvre vendeur de poisson, c’est cela qui est tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe. » 
 



Notes:
1. Au cours de la grande guerre, tous deux se réfugient au Mexique afin d'échapper à la mobilisation. A l'issue du conflit, Vanzetti figure sur les listes noires des services de sécurité, bien que n'ayant jamais participé à une action terroriste.
 2. En 1977, le gouverneur du Massachusetts, Michael Dukakis, réhabilite les deux hommes, faisant du jour anniversaire de la double exécution, le « Sacco and Vanzetti day ».


Sources et liens:
- Pierre Milza: "Sacco et Vanzetti: autopsie d'une affaire (1921-1989)", in L'Histoire n° 126, octobre 1989.
- Merci à Dror@sinehebdo ("entre les oreilles") qui nous signale d'autres chansons sur le sujet: "Two good men" par Woody Guthrie, "Sacco's letter to his son" par Pete Seeger, enfin l'adaptation française d'"Here's to you" par Georges Moustaki ("la marche de Sacco et Venzetti").
- Le Monde: "En 1920, l'affaire 'Sacco et Vanzetti', l'une des plus grandes controverses judiciaires du XXème siècle."

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