Pour beaucoup, Giscard incarne le changement dans la continuité. Sur le plan institutionnel, il poursuit la politique de ses prédécesseurs, tout assouplissant le carcan gaulliste qui pesait sur une société en quête de libéralisation.
A la mort de Pompidou, le 2 avril 1974, Giscard a 48 ans. Ancien ministre des finances du président défunt, il décide de faire campagne au centre. A ses yeux, de nombreux Français paraissent lassé du gaullisme, sans pour autant envisager de voter à gauche. Le 8 avril, il annonce sa candidature depuis sa ville de Chamalières, Puy-de-Dôme. "Je voudrais regarder la France au fond des yeux, lui dire mon message et écouter le sien", lance le candidat. D'emblée, le prétendant à la plus haute magistrature fait le pari de la médiatisation. Soucieux de donner l'image d'un Kennedy à la française, il accepte d'être filmé par le reporter Raymond Depardon, qui lui consacre un documentaire.
Sigismond Michalowski, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Giscard a néanmoins un petit problème d'image. Sa manière semble aristocratique, raide, distante et sa façon de parler un brin ampoulée. Aussi, pour fendre l'armure, il use - les mauvaises langues diront abuse - de la musique. Ainsi, en fin de meeting, il entonne bien volontiers la Victoire en chantant, le Chant du départ, la Marseillaise. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Giscard a découvert l'accordéon, dont il s'entiche aussitôt. Avec cette passion pour le "piano à bretelle", le président s'attire les satires. Ainsi, en 1974, Sophie Darel et Yves Lecoq imaginent Le Giscardéon (1974), un improbable duo entre VGE et Dalida.
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Chantre de l'antigaullisme, VGE a deux principaux adversaires. A sa droite, Jacques Chaban-Delmas, qui entend endosser l'héritage du général, tandis que François Mitterrand est le candidat unique de la gauche. Les deux hommes approchent de la soixantaine. Giscard mise donc sur sa relative jeunesse. Au soir du premier tour, Mitterrand obtient 43% des suffrages, loin devant Giscard, qui convainc 32% des votants. Chaban, qui rassemble 15% des voix, est éliminé.
Pour la première fois en France, pendant l'entre-deux-tours, le 10 mai, les deux candidats arrivés en tête à l'issue du premier s'affrontent dans le cadre d'un débat radiotélévisé. Près de la moitié des Français assistent au duel. Giscard lance à son adversaire, "vous êtes un homme qui êtes lié au passé par toutes vos fibres, et lorsqu'on parle de l'avenir, on ne peut pas vous intéresser." VGE marque également des points en répliquant à François Mitterrand: "Vous n'avez pas le monopole du cœur, monsieur Mitterrand, et ne parlez pas aux Français de cette façon si blessante pour les autres."
Le 19 mai, Giscard est élu avec 50,66% des voix. Pour rompre avec les adresses solennelles et compassées façon de Gaulle et proposer aux Français une communication moderne, plus intime, il se met volontiers en scène avec sa famille ou des stars. Histoire de briser son image aristocratique, VGE cherche à se montrer proche des Français. Ainsi, il invite quatre éboueurs du quartier de l’Élysée à partager son petit-déjeuner. Prolongeant l'expérience, il s'invite chez les Baschou, une famille orléanaise, le 31 décembre 1975. Ces rencontres pas très spontanées inspirent aux Charlots Ce soir, j'attends Valéry, puis "Alors... Raconte (le dîner du président)".
La France se décorsète un peu grâce à l'adoption de réformes contribuant à libéraliser la société, avec un président qui tient enfin compte des attentes qui s'étaient faites jour en mai 68. Six ans plus tard, l'abaissement de la majorité civile et électorale à 18 ans ouvre de nouveaux droits civiques aux jeunes Français. Puis, sous l'impulsion de Simone Veil, la ministre de la Santé, et grâce au soutien des députés de gauche, la loi sur l'Interruption Volontaire de Grossesse est adoptée en 1975. La même année, le divorce par consentement mutuel devient possible. Deux ans avant l'adoption de la loi, le titre Les divorcés interprété par Michel Delpech appelait de ses vœux un changement de la législation en décrivant la séparation "à l'amiable" d'un couple.
A l'égard des jeunes Etats africains ou des territoires ultramarins, les autorités entretiennent un rapport de type colonial comme en attestent les enregistrements réalisés à l'occasion de voyages présidentiels. Dans ces chansons de bienvenue, le président est appelé "papa" et l'accueil enthousiaste. "Tout le monde ici est content / Qu'on ait un jeune président", entend-on chanter Gérard La Viny dans sa biguine à Giscard, sortie en 1974, à l'occasion de la venue du président en Guadeloupe.
Plusieurs ségas sont également composés en l'honneur des visites présidentielles à la Réunion ou l'île Maurice : "Sega Destin" de Luc Donat, Sega Giscard par Michel Adélaïde. "Giscard à la barre / ça même lé gaillards / Avec Raymond Barre / Créole lé peinard". Tout en dissonance, Tétin et les Soulmen se fendent d'un "Papa Giscard". De ces enregistrements d'un autre temps se dégage un sentiment de malaise.
Conscient que la France n'est plus qu'une puissance moyenne, Giscard cherche à préserver l'influence de l'hexagone en son pré-carré africain, quitte à perpétuer des pratiques néocoloniales douteuses.Giscard Bongo de Tchibanga est un 45 tours édité à l'occasion du voyage officiel de VGE au Gabon en août 1976. Le titre est co-signé par Ali Bongo, fils d'Omar et futur chef de l'Etat du Gabon. « Le nouveau président de tous les Français / L'ami de Bongo et des Gabonais / L'ami de l'Afrique et des Africains / Ce président-là, c'est Giscard d'Estaing / Pour gouverner la France et les Français / La France a dit : Giscard à la barre / Pour gouverner le Gabon et les Gabonais / Nous disons "Bongo à l'avant du bateau"».
Le président français entretient des liens très forts avec l'Oubangui-Chari de Jean-Bedel Bokassa et s'y rend chaque année pour s'y adonner à son passe-temps favori : la chasse de l'éléphant. C'est sans doute lors d'une de ces visites, en 1973, que VGE se fait remettre des diamants d'une valeur de 100 000 euros par le dirigeant centrafricain. De plus en plus mégalomane, Bokassa se fait sacrer empereur, avant de se transformer en un dictateur sanguinaire. [ Ibo Simon: Giscard Bo. "Giscard Bo, il est pas si beau kassa" ] VGE se voit contraint de lâcher son allié et d'abandonner son terrain de chasse préféré. Profitant d'un voyage de Bokassa en Libye, la France lance "l'opération barracuda" qui destitue le despote le 21 septembre 1979. Trois semaines plus tard, Le Canard enchaîné révèle l'affaire des diamants qui devient un scandale d'Etat. En 1977, avec Le président et l'éléphant, Gilbert Lafaille moque les nombreux safaris auxquels le président participe en Afrique.
Ailleurs dans le monde, Giscard d'Estaing poursuit une politique étrangère axée sur le renforcement de la construction européenne, en étroite collaboration avec le chancelier allemand Helmut Schmidt. Tous deux jettent les bases du Système monétaire européen en 1979, préfiguration de la zone euro. Giscard milite également pour la création d'un Parlement européen élu au suffrage universel direct, ce qui se concrétise en 1979 avec les premières élections européennes.
Le mandat de Giscard est marqué par les conséquences des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Très dépendante de l'or noir, la France subit une inflation galopante et une hausse sensible du chômage. Face à la crise, en 1976, VGE nomme Raymond Barre, comme premier ministre. L'économiste met en œuvre une politique d'austérité fondée sur la réduction du déficit budgétaire. Les conséquences sociales d'un tel choix sont douloureuses, ce que ne tardent pas à souligner les artistes. En 1979, Jean-Patrick Capdevielle chante Quand t'es dans le désert. Il s'en prend vertement au premier ministre, qualifié de "gros clown sinistre" et son président, "un piètre accordéoniste". Didier Wampas se souvient d'une copine qui criait dans les manifs "Pinochet fasciste, Giscard complice.
En 1977, le "Poulaillers song" d'Alain Souchon dénonce l'hypocrisie d'une partie de la bourgeoisie, dont les membres, si fiers de leur bonne éducation, n'en sont pas moins souvent racistes, égoïstes, réactionnaires. Dans le dernier tiers de la chanson, le chanteur prête sa voix à "la volaille qui fait l'opinion", imitant notamment VGE. Le président, qui se targuait d'être un "libéral avancé", se transforme en "rétrograde avancé".
A l'issue de son mandat, VGE décide de se représenter, mais sa candidature est plombée par les difficultés économiques et sociales persistantes, son style jugé distant et aristocratique, ainsi que par les diamants de Bokassa. Dans
l'entre-deux tours de l'élection de 1981, Mitterrand se rappelle au bon
souvenir du président sortant et porte l'estocade. «Vous ne voulez
pas parler du passé. Je comprends bien, naturellement, et vous avez
tendance à reprendre le refrain d'il y a sept ans, "l'homme du passé".
C'est quand même ennuyeux que dans l'intervalle vous soyez devenu
l'homme du passif. » Il reste toujours délicat de connaître les raisons profondes d'une défaite électorale, en tout cas les chansons de soutien au président sortant ne l'ont sans doute pas aidé, comme le prouve ce médiocre "VGE rock", interprété par une certaine Marianne.
Le 10 mai 1981, VGE est battu au second tour parMitterrand, candidat de l’union de la gauche, qui obtient 51,8 % des voix. Ce résultat marque la fin de la présidence de Giscard et l’arrivée de la gauche au pouvoir pour la première fois sous la Cinquième République. Le temps de l'alternance est arrivé.
Le 19 mai 1981, deux jours avant la passation de pouvoir avec Mitterrand, VGE s'adresse aux Français par petit écran interposé. A l'issue d'une prise de parole convenue, il dit "Au revoir", se lève, fait demi-tour. La Marseillaise en fond sonore, dos à la caméra, Giscard fait 9 pas pour gagner la porte de sortie. La scène dure 9 secondes qui ressemblent à des minutes tant le niveau de gênance atteint est élevé. A l'issue de la séquence, le spectateur se trouve devant une bureau et une chaise vide. En terme de communication, difficile de faire pire.
En 1981, l'ex président n'a que 55 ans et il n'entend pas se détourner de la sphère politique. Pendant trois décennies, il enchaîne ainsi les mandats locaux et nationaux en tant que conseiller général, président du conseil régional d'Auvergne, député du Puy-de-Dôme et député européen. Il meurt le 2 décembre 2020, à l'âge de 94 ans.
Héritier naturel de De Gaulle, dont il a été longuement le premier ministre, Pompidou pérennise l'action de son prédécesseur et contribue à enraciner la jeune cinquième République.
André Cros, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Normalien, agrégé de lettres, Pompidou s'engage en politique aux côté de De Gaulle au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, en entrant au conseil d'Etat. Pendant la traversée du désert de ce dernier, il dirige la Banque Rothschild. Lorsque le général revient aux affaires, il sollicite de nouveau Pompidou, dont il fait son premier ministre en 1962. Au soir des élections législatives de 1967, Pompidou, premier ministre depuis déjà 5 ans, ne dispose plus que d'une voix de majorité à l'Assemblée. Les gaullistes dits de gauche jugent sa politique trop conservatrice, tandis que les Républicains indépendants de VGE, ses alliés, font monter les enchères. Contesté dans son propre camp, Pompidou cite les paroles de la chanson "Le cactus" de Jacques Dutronc dans l'hémicycle."J'ai appris que dans la vie gouvernementale, il y a aussi des cactus." Cette mention constitue un formidable coup de pub pour le titre qui s'écoule à 400 000 exemplaires.
Lors de la crise de mai 68, alors que de Gaulle semble dépassé, son premier ministre fait preuve de sang froid, comme le prouve son rôle déterminant dans les négociations conduisant aux accords de Grenelle. Les tensions grandissent ensuite entre les deux hommes et Pompidou quitte Matignon. Il n'en reste pas moins l'héritier politique de l'homme de Colombey. Après la démission du général, en 1969, Pompidou se présente et triomphe aux présidentielles. Le 16 juin, lendemain de la victoire électorale, les Beach Boys se trouvent sur la scène de l'Olympia. En introduction du titre Barbara Ann, le groupe substitue "Pom-Pom-Pom-Pom-Pom-Pidou" au "Ba-Ba-Ba-Barbara-Ann". Au delà du clin d'œil, ce choix montre à quel point la sonorité du nom de famille du président amuse et intrigue.
Dès 1949, de Gaulle prévenait celui qui deviendrait son premier ministre: "Pompidou, ce n'est pas un nom sérieux. En Auvergne, peut-être [Pompidou est né à Montboudif dans le Cantal], mais pas à Paris! C'est un nom qui a l'air de se moquer du monde. Croyez-moi, Pompidou, vous n'arriverez à rien si vous vous obstinez à garder ce nom là!" En 1969, Miguel Cordoba et son orchestre enregistrent Pom pom pidou qui fait la part belle au patronyme présidentiel. Les paroles, qui tiennent largement de la gaudriole, insistent sur la réputation de bon vivant du chef de l'Etat. "Pom, Pom, Pom, Pom, Pom, Pidou / Pom, Pom dites-nous tout ! / om, Pom, Pom, Pom, Pom, Pidou / Pom, Pom l'on ne sait rien de vous ! / Prenez-vous en faisant la vaisselle / Un p'tit coup d'alcool de mirabelle? / Portez-vous de gros gilets de flanelle?"
Féru de poésie, le président gouverne dans la continuité de son prédécesseur, bien qu'apportant une touche plus humaine dans sa manière d'agir. Il attache en particulier une attention aux Français, et plus seulement à la France comme le faisait de Gaulle. Personnalité complexe, à la fois conservateur et fervent amateur d'art moderne, de littérature, Pompidou, clope au bec, roule en Porsche, tout en citant Paul Eluard. Loin de la stature encombrante du général, Pompidou incarne pour les médias et une partie de la population un président accessible.
Les Britanniques de Portico Quartet, eux aussi amusés par le nom "Pompidou", intitulent ainsi un de leurs meilleurs instrumentaux, fusion réussie de jazz et musiques électroniques.
Si sous la présidence Pompidou sont créés le premier ministère de l'environnement et le conservatoire du littoral, rien ne semble sérieusement devoir entraver la bétonisation à l'œuvre ou encadrer la production industrielle. Pompidou souhaite une France technologique, compétitive, rapide, dans laquelle on se déplace vite. Pour ce faire, l'Etat poursuit la construction d'axes routiers comme le périphérique parisien ou la construction d'autoroutes, tandis qu'en 1969, le Concorde prend son envol. (1) "Georges Pompidou" d'Ultramoderne traduit cette nouvelle ère, au cours de laquelle le maître mot est celui de développement. (2) "Production / Plus value / Organisation / Establishment / Réformisme / Financiers / Industrie / Rémunération / Technologie / Et qui veut du rab de frites / Georges Pompidou".
La médaille a son revers. En 1972, Dutronc enregistre "Le petit jardin", une dénonciation de la frénésie immobilière et du tout bagnole, caractéristiques de la période pompidolienne. ["À la place du joli petit jardin / Il y a l'entrée d'un souterrain / Où sont rangées comme des parpaings / Les automobiles du centre urbain"]
En 1975, alors que Pompidou vient de casser sa pipe, Jacques Lanzmann écrit pour le chanteur "La France défigurée", dont les paroles écolo-nostalgiques décrivent un pays pollué, aux paysages sacrifiés sur l'autel du progrès. ["Oui, tu es ma France défigurée / Ma France des HLM et des forêts coupées / Ma France bétonnée aux tours inhumaines / Ma France des déversoirs et des océans noirs"]
En matière économique, Pompidou, ancien banquier, est un libéral, et sa politique sociale se réduit à peu de choses (le SMIC, la mensualisation).Peu de choses en matière sociale.
Dans ces conditions, et malgré la croissance économique, les tensions sociales sont vives. Dans les cortèges des manifs, les participants chantent "Pompidou des sous". "Impression from France" du bluesman Luther Johnson reprend à son compte le slogan : "Pompidou des sous". En 1972, les Charlots enregistrent "Merci patron", une satire réussie du langage managérial prompt à transformer les vessies en lanternes et les ouvriers en larbins.
En matière de politique étrangère, la France n'entend pas renoncer à son pré-carré africain. Sous la houlette de Foccart et ses réseaux, le néocolonialisme se perpétue dans ce que l'on ne nomme pas encore la Françafrique. Sur le dos des populations, les dirigeants corrompus perpétuent la spoliation économique de leurs pays au profit de l'ancienne métropole. En 1971, les Gabonais célèbrent la bonne entente entre Libreville et Paris avec "Vive le Gabon (et monsieur Pompidou)". "Vive la Gabon et les Gabonais / Monsieur Pompidou, l'alliance franco-gabonaise / Vive le Gabon et les Gabonais, Brigitte Bardot -do -do -do"
* "Chacun a des soucis, (...) moi je vais mourir."
Les Français savent que leur président a d'importants problèmes de santé, mais ne peuvent pas mesurer la gravité de la situation en lisant les communiqués officiels qui n'évoquent d'une "grippe à répétition". La prise de poids, le visage bouffi, à cause de la cortisone, sont attribués à sa gourmandise proverbiale. Le morceau que Dombrance consacre à "Georges Pompidou" (2'58) revient sur le choc représenté par l'annonce du décès présidentiel, le 2 avril 1974.
C° : Pompidou, comme son prédécesseur, bénéficie d'une popularité importante. Les Français font alors part d'un bonheur matériel avec l'acquisition continue de biens de consommation, dans une société de loisir en plein essor. Encore aujourd'hui, la période pompidolienne jouit d'une image flatteuse, qui inscrit ce mandat dans le cadre d'une "France heureuse", bien que largement mythifiée. Souscrire à ce point de vue, c'est oublier un peu vite le poids des conservatismes et à quel point la pratique du pouvoir reste verticale (l'ORTF n'est supprimée qu'en 1974) et la société corsetée. A la mort de Pompidou, , rien ne semble devoir atteindre le patriarcat, la libération des mœurs reste timide, les ouvriers peinent à joindre les deux bouts, les immigrés subissent fréquemment la xénophobie ambiante.
La nostalgie des années Pompidou trouve aussi son origine dans la différence entre histoire et mémoire. En effet le décès du président coïncide avec la fin de Trente Glorieuses et de la forte croissance. Or, il s'agit d'un concours de circonstance. Les chocs pétroliers, l'essor d'un chômage bientôt structurel, l'inflation plongent le pays dans le doute et laissent accroire que tout était mieux avant. Gare au biais rétrospectif qui nous fait idéaliser le passé.
Notes :
1. Avion le plus rapide du monde, symbole du génie de l'ingénierie française, il devient vite obsolète en raison de l'envolée du prix du baril de pétrole.
2. Lors d'une conférence de presse, Pompidou lance : "Chère vieille France... La bonne cuisine... Les Folies Bergères... Le gai Paris... La Haute couture, les bonnes exportations... Du Cognac, du Champagne et même du Bordeaux et du Bourgogne... C'est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle !"
Sources:
- Eric Roussel : "Georges Pompidou", collection Tempus, Perrin.
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13 Mai 1958, la guerre d’Algérie fait rage. A Alger, l’insurrection des partisans de l’Algérie française entraîne une grave crise. Retiré de la vie politique depuis 1946, le général de Gaulle est appelé par le président de la IVème République René Coty pour former un gouvernement. Le 3 juin 1958, l’Assemblée nationale lui accorde les pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre et préparer une nouvelle constitution. Les adversaires politiques du général crient au scandale et au coup d'état. De Gaulle n'en a cure, il peut enfin imposer sa vision institutionnelle en portant sur les fonds baptismaux la Cinquième république. La constitution fonde un régime parlementaire au sein duquel le rôle du président, chef de l'exécutif et des armées, est renforcé. A une écrasante majorité (82%), la Constitution est adoptée par référendum, le 28 septembre 1958.
En décembre 1958, de Gaulle est élu président au suffrage universel indirect. Dans un contexte de forte croissance économique, il engage une politique d'indépendance nationale basée sur la détention de l'arme nucléaire. Il jouit alors d'une forte popularité et reste aux yeux de beaucoup l'incarnation de la résistance.
En 1965, Gilbert Bécaud enregistre "Tu le regretteras", sur un texte de Pierre Delanöe. Cette année là, lors des élections présidentielles qui se tiennent au suffrage universel direct, de Gaulle brigue un deuxième mandat. Il l'emporte face à François Mitterrand (alors très critique des institutions de la cinquième République) au second tour,ce qui constitue pour les observateurs une surprise. Le chanteur imagine déjà la France sans de Gaulle, ce qui lui permet de louer le rôle historique de l'homme du 18 juin, et de s'en prendre à ceux qui critiquent sa politique. Le jour où il quittera le pouvoir, le général manquera cruellement à ses concitoyens, prophétise Bécaud. "Cet homme légendaire / Au milieu des vivants, ouais / Le jour où on l'enterre, tiens / Je te parie cent francs / Que, que tu le regretteras / Tu le regretteras / Tu le regretteras longtemps".
En véritable groupie, Pierre Delanoë se fend de deux autres titres tout à la gloire de De Gaulle, mais cette fois ci très ampoulés et dignes d'hymnes pour Staline ou Kim Jong-un. Le premier date de 1980, soit dix ans après la disparition de l'homme de Colombey. Serge Lama s'y souvient de celui qu'il appelle "papa". Les paroles dénoncent la captation de l'héritage gaulliste par une classe politique composée de minables, n'atteignant pas la cheville du géant. Les arrangements pompiers, le titre, digne de l'almanach Vermot (De France en référence à De Gaulle), classent assurément le titre dans la catégorie Bide et Musique. "Qui donc parmi tous ces bavards / Ces loups bavants qui s'invectivent / Ralliera sous son étendard / Moutons bêlants, brebis craintives / Qui donc parmi ses héritiers / se dressera dans le tumulte / Pour nous gueuler qu'être français / C'est pas forcément une insulte ?" En 1989, Mireille Matthieu déroule la biographie du général, dont elle suit la trace de Lille à Londres. Auditeur, prépare tes oreilles, roulements de rrrrrrrr en approche. [ De Gaulle. (1989)] "De Gaulle, de Londres / Voix magique d'un autre monde / De Gaulle, de Lille / Comme un naufragé dans son île / On fait un sinistre procès / À ce général sans étoile / Mais quand De Gaulle parle aux Français / Ils reconstruisent leurs cathédrales".
De Gaulle a aussi ses détracteurs. En 1947, Léo Ferré écrit Mon général, au moment où de Gaulle crée le Rassemblement du Peuple Français, dans l'espoir de revenir au pouvoir. Finalement, Ferré n'enregistre son morceau qu'en 1961. En bon anarchiste qui se respecte, et tout en laissant poindre une certaine admiration pour le personnage, il se gausse du général devenu président. Le morceau subit la censure, mais Ferré l'interprète lors de son tour de chant à l'ABC en 1962. "Paraît qu'on veut vous faire élire / C'est vrai sans blagu' c'est enfantin / Ils sav'nt pas qu'les vach'ries d'la gloire / C'est qu'au milieu d'un' pag' d'histoire / Il faut savoir passer la main". (Mon général)
Sur la scène intérieure, de Gaulle mène une politique d’indépendance nationale, critique à l'endroit de l'allié américain. Pour ce faire, la France se dote de l’arme nucléaire. Outré, Sardou se fend de morceaux très critiques comme les Ricains, ou Monsieur le président de France. Il y critique la sortie de la France du commandement intégré de l'Otan, qu'il envisage comme une trahison, après le sacrifice des GI's lors du débarquement de 1944. Dans le second morceau, après avoir rappelé la mort de son père en Normandie à la Libération, un fils s'adresse directement au président, donc de Gaulle. « Monsieur le Président de France, / Je vous écris du Michigan / Pour vous dire que tout près d'Avranches Mon père est mort il y a 20 ans. / Je n'étais alors qu'un enfant / Mais j'étais fier de raconter / Qu'il était mort en combattant, / Qu'il était mort à vos côtés.»
De Gaulle cherche à entretenir un lien direct avec les Français, que ce soit dans le cadre de ses très nombreux déplacements, lors d'allocutions radiotélévisées ou par l'intermédiaire des référendums (sur l'autodétermination de l'Algérie en 1961, les accords d'Evian, l'élection du président au suffrage universel en 1962, la réforme du Sénat et la régionalisation en 1969). En août 1962, La tentative d'assassinats dont il est l'objet au rond-point du Petit-Clamart convainc de Gaulle de la fragilité de l'édifice institutionnelle qu'il a voulu. Raison pour laquelle il fait accepter par les Français par référendum la désignation du président au suffrage universel direct. L'autorité du chef de l'Etat en sort renforcée, une inflexion dans la voie présidentialiste de la constitution qui ne cessera de s'accroître au cours des décennies.
De Gaulle aimait à dire que "Les Français sont des veaux". Des propos méprisants qui inspireront le titre à un morceau de Dansez avec Moa, une pépite pop méconnue, écoutable sur l'excellente compilation Wizz ! French Psychorama 1966-1970 (vol 3).
Doté d'un grand flair politique et d'un sens de la formule redoutable, de Gaulle sait manœuvrer et éviter les chausse-trapes, d'autant qu'il peut s'appuyer sur des troupes fidèles et soumises, regroupées dans un parti godillot. En outre, le chef de l'Etat dispose d'une mainmise totale sur l'audiovisuel public, entravant largement l'accès de l'opposition aux médias. La société française, rajeunie sous l'effet du baby boom, connaît au cours des années 1960 des mutations très profondes. L'exode rural massif, le déclin de la pratique religieuse, l'entrée dans l'ère des loisirs et de la consommation de masse, transforment profondément le pays. Alors que tout semble changer, de Gaulle constitue pour une partie des habitants un repère, immuable. L'"Inventaire 66" de Michel Delpech s'agace de ce décalage. A l'issue des couplets décrivant les bouleversements en cours, le chanteur conclut, dépité : "Et toujours le même président".
La pratique du pouvoir solitaire et autoritaire, l'usure, un certain déphasage avec les aspirations réformatrices d'une partie de la société, laissent le général désemparé lorsque survient mai 68. La victoire introuvable qui suit la dissolution de juin tient de la victoire à la Pyrrhus. En 1975, Renaud attaque la statue du commandeur dans Hexagone, dépeignant les membres des Forces Françaises Libres comme des planqués et les Français comme des veaux (un point commun avec de Gaulle donc), accordant leurs suffrages au général, effrayés par les images des barricades érigées dans le quartier latin. "Ils se souviennent, au mois de mai / D'un sang qui coula rouge et noir / D'une révolution manquée / Qui faillit renverser l'Histoire / J'me souviens surtout d'ces moutons / Effrayés par la Liberté / S'en allant voter par millions / Pour l'ordre et la sécurité
Ils commémorent au mois de juin / Un débarquement d'Normandie / Ils pensent au brave soldat ricain / Qu'est v'nu se faire tuer loin d'chez lui / Ils oublient qu'à l'abri des bombes / Les Français criaient, 'Vive Pétain' / Qu'ils étaient bien planqués à Londres / Qu'y avait pas beaucoup d'Jean Moulin".
Un an après mai 68, de nombreux Français se saisissent de l'opportunité représentée par un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation pour faire part de leur lassitude à l'égard du vieux chef d'Etat. De Gaulle avait fait savoir qu'en cas de victoire du non, il démissionnerait. Désavoué, il s'exécute. Un an plus tard, il meurt en sa demeure de Colombey, à l'âge de 80 ans. Il jouit toujours d'une cote de popularité impressionnante. Dans son album République électronique, le musicien et producteur Dombrance compose des titres qui ambitionnent de construire des ambiances sonores correspondant aux différents mandats présidentiels. Voilà son De Gaulle.
En 2020, Bertrand Burgalat compose la musique rétro-futuriste de l'excellent documentaire de Camille Juza intitulé De Gaulle bâtisseur. La réalisatrice lui rend hommage : "« s’il n’est pas gaulliste, Bertrand Burgalat a, c’est certain, quelque chose de gaullien, et sa B.O tricotée dans les archives fait des allers-retours virtuoses entre la France des Trente glorieuses et aujourd’hui… et c’est beau » !" "De Gaulle bâtisseur (Qui sont les fous?)"
Conclusion : De Gaulle bénéficie, tout au long de ses présidences et jusqu'à sa mort, d'une grande popularité. Pour la grande majorité des Français, il reste avant tout l'incarnation de la Résistance. En outre, ses deux mandats se déroulent dans un contexte économique très favorable, caractérisé par une croissance exceptionnelle et une situation de plein emploi.
Pour toutes ces raisons, il est difficile de déboulonner la statue du commandeur. Nous nous contenterons juste de rappeler que la pratique gaulliste du pouvoir, très verticale, repose sur l'usage de la censure et suscite à l'époque de vives critiques. La tendance à la nostalgie ne doit pas non plus occulter les fortes tensions sociales dont la crise de mai 68 constitue assurément l'acmé.
En 1992, avec Le général De Gaulle dans la cinquième dimension, Arthur H se moque gentiment de l'image hiératique et raide du couple de Gaulle dans un titre loufoque. "Il se retourne et c'est le choc / Une explosion atomique / Une désintégration sensuelle / Yvonne, Yvonne est là devant lui / Chaude et animale / Féline, merveilleusement féminine / Leurs regards se croisent et déjà il n'y a rien plus rien à dire."
Sources:
- Julian Jackson : "De Gaulle. Une certaine idée de la France", Points, 2021.
Le 15 août 2023, au cours d'un entretien, la chanteuse Juliette Armanet attaque frontalement Les Lacs du Connemara, moquant son "côté scout, sectaire" et taxant la musique de Jacques Revaux "d'immonde".
"C'est de droite, rien ne vas", conclut-elle, lapidaire. Les propos,
savamment relayés par des médias en manque de scoop, font polémiques. Le
titre, saturé de clichés, décrit un mariage irlandais traditionnel et
n'a rien de spécialement "de droite". À défaut d'être très intelligents, les propos de la chanteuse nous permettront de nous interroger sur la vision de la France, de son histoire et de sa société, véhiculée dans les enregistrements de Michel Sardou.
* Contre l'anti-américanisme.
Fils du comédien Fernand Sardou et de la danseuse Jacky Rollin, Michel s'initie au théâtre, fait du cabaret, puis se lance dans la chanson en 1966. Les débuts sont timides. Dans un premier temps, la conception des chansons est généralement assurée par Jacques Revaux pour la musique, et Pierre Delanoë pour les paroles. En 1967, alors que sur les campus, les étudiants protestent contre l'engagement au Vietnam et brûlent la bannière étoilée, Sardou enregistre "Les Ricains", sur fond de musique western. L’année précédente, Charles de
Gaulle a condamné l’intervention de Washington et claqué la porte
du commandement intégré de l’OTAN. À rebours, le chanteur salue le sacrifice des GI's qui débarquèrent sur les plages normandes en 1944. "Si les Ricains n'étaient pas là / Vous seriez tous en Germanie / A parler de je ne sais quoi / A saluer je ne sais qui", chante-t-il. Pour renforcer le propos, il insère dans un des enregistrements les échos d'un meeting nazi. Sans être interdite, la chanson est "déconseillée" aux programmateurs de la radio nationale. Le titre, remarqué, contribue à imposer Sardou comme un chanteur à contre-courant.
Avec "Monsieur le président de France", Sardou enfonce le clou. Alors que la guerre du Vietnam suscite l'hostilité de la jeunesse du monde entier, le chanteur, pour mieux pourfendre l'anti-américanisme à l'œuvre, se place dans la peau d'un jeune homme dont le père est mort lors du débarquement allié en Normandie. De la sorte, il se met l'auditeur dans la poche et conclut : "Dites à ceux qui ont oublié, / A ceux qui brûlent mon drapeau, / En souvenir de ces années, / Qu'ce sont les derniers des salauds". Enfin, la plage musicale se clôt par la mélodie d'A long way to Tipperary, si populaire au moment de la Libération. En résumé, la mort de soldats américains en 1944 justifierait l'impérialisme américain au Vietnam.
* Le Franchouillard.
En 1969, Barclay résilie son contrat, estimant qu'il n'est pas fait pour ce métier, mais Sardou persévère et obtient ses premiers succès en titillant la fibre patriotique de l'auditoire. En 1970, Les bals populaires lancent sa carrière. L'ascension est irrésistible et le succès s'installe dans la durée.Dans la foulée de cette première réussite, il enregistre "J'habite en France", forge sa réputation de chanteur populaire, attaché aux valeurs traditionnelles, volontiers cocardier et chantre de la "majorité silencieuse". En cherchant à tordre le cou aux clichés, Sardou en alimente d'autres que l'on pourrait résumer ainsi : le Français ne picole pas, n'est pas plus con qu'un autre, baise bien sa femme et fait de la bonne musique. L'arrangement met ici à l'honneur les cuivres agressifs, une rythmique lourde, un accordéon, histoire de faire couleur locale.
* Les pages du livre d'histoire.
L'histoire constitue une des thématiques récurrentes de l'œuvre de Sardou. Puisons dans ce riche répertoire.
En 1983, "L'an mil" accumule clichés et approximations
historiques, offrant une vision caricaturale d'un sombre Moyen Âge. Inspiré très librement d'un livre de Georges
Duby, « L'An Mil » est un titre-fleuve avec des changements de rythme,
des montées dramatiques et des pauses inquiétantes. ["Des crucifix brisés rouillent en haut des montagnes / Des abbayes se changent en maison de campagne / Des peuples enfants gaspillent la dernière fontaine / Des peuples fous répandent la fureur et la haine".]
Son "Danton" (1972), co-écrit avec Maurice Vidalin, fait du révolutionnaire un patriote raisonnable, mettant en garde ses juges contre le fanatisme et les excès à venir du Comité de Salut Public. Danton peut être compris comme une dénonciation des
révolutionnaires qui se réclament de Robespierre et des Jacobins.
Sardou prophétise la venue d'un tyran, qui pourrait être Napoléon ou de Gaulle. L’interprétation, qui oppose la voix de l’interprète à celle d’une foule
sur un fond de musique martiale, fait de l’homme sensé la victime du
groupe. ["Les pauvres ont besoin de l'église / C'est un peu là qu'ils sont humains / Brûler leur Dieu est la bêtise / Qu'ont déjà commis les Romains / Ils ont toujours, dans leur malheur / La certitude d'un sauveur / Laissez les croire à leur vision / Chassez de nous ce Robespierre / Rongé de haine et de colère, / Cet impuissant fou d'ambition"]
En plein bicentenaire de la Révolution, Sardou enregistre "Un jour la liberté" (1989). Il y fustige la Terreur, redit son
amour de la Liberté en insistant sur la trahison des idéaux des Lumières,
dévoyés selon lui par les événements. L'introduction fait un emprunt au Chant des partisans, tandis que les paroles annoncent l'Apocalypse. "Elle avait de bonnes intentions / La
Révolution". « Pour proclamer les droits de l'homme / Je
m'inscrirai aux Jacobins / Mais comme je crois au droit des hommes / Je
passerai aux Girondins »« Si la France était menacée / Comme eux j'irai mourir à pied / […] Mais qu'on brûle un bout de mon champ / Alors je me ferai Chouan »
Opérons un nouveau bond chronologique avec "Le bon temps des colonies" (1975). "Autrefois à Colomb-Béchar, j'avais plein de serviteurs noirs / Et quatre filles dans mon lit, au temps béni des colonies". Le chanteur incarne un colon dans la bouche duquel sous-entendus racistes, clichés, nostalgie déplacée, s'enchaînent. Face à ceux qui l'accusent de faire
l'apologie du colonialisme, le chanteur clame que les paroles sont à prendre au second degré. L'argument peine à convaincre. Le fait colonial y est au contraire assumé dans sa vérité crue: la soumission de populations considérées comme inférieures, l'exploitations de territoires envisagés comme des réserves à matière premières ("On pense encore à toi, oh Bwana / Dis nous ce que t'as pas, on en a"). Or, une fois l'indépendance acquise, l'ancienne métropole n'a plus un accès direct à ces ressources, ce que semble regretter notre chanteur dans "Ils ont le pétrole" (1979). La
richesse matérielle ne fait pas tout. Si les puissances du Golfe ont le
pétrole, des dollars, des barils, ils leur manquent ce qui fait,
d'après Sardou, les petits plaisirs simples de la vie:
"le bon pain", "le bon vin". Le texte se réfère à la campagne lancée
par le gouvernement Barre contre la gabegie, résumée par le slogan: "On
n'a pas de pétrole, mais on a des idées". Les paroles, très agressives à l'encontre des Arabes (jamais désignés) ne font pas dans la dentelle et osent même un douteux
« Martel à Poitiers »…
Sardou aime à brouiller les pistes. Dans "Zombi Dupont" (1973), il raconte l'histoire d'un aborigène vivant au fin fond
de l'Australie et que des « âmes bien pensantes », au nom de ce qu'elles
considèrent être la civilisation, veulent instruire. Nom de baptême,
scolarité, souliers, confort matériel, service national, Zombi Dupont
refusera finalement tout et retournera vivre en « sauvage » au milieu de
sa forêt.
A notre avis, une des plus grandes réussites du chanteur reste sans doute "Verdun" (1979), lieu de bravoure et d'héroïsme, certes mais aussi le théâtre d'une grande boucherie. Sardou insiste sur le décalage dans la représentation de la bataille entre ceux qui y ont participé et ceux qui n'en ont entendu parler que dans les livres. Pour ces derniers, Verdun n'est qu'un "champ perdu dans le nord-est, entre Epinal et Bucarest", "c'est une statue sur la Grand Place / finalement la terreur ce n'est qu'un vieux qui passe".
En 1983, Sardou, aidé du très anticommuniste Pierre Delanoë, se sert de la figure de "Vladimir Ilitch" (1983) pour dresser un réquisitoire contre l'Union soviétique. Les idéaux socialistes ont été trahis par la tyrannie stalinienne, puis par des apparatchiks corrompus, qui n'ont pas hésité à écraser les peuples, de Prague à Varsovie. (« Lénine, relève-toi : ils sont devenus
fous», «Toi qui avais rêvé l'égalité des hommes».)
* Géographie de l'à peu près.
De nombreux titres témoignent du goût du chanteur pour le voyage et l'exotisme. L'omniprésence de termes étrangers aux sonorités étonnantes, le lyrisme, teinté d'une certaine nostalgie transportent l'auditeur dans un ailleurs fantasmé. Il est vrai que Sardou, pour y parvenir, ne lésine ni sur les clichés ni sur les approximations géographiques. Exemple avec l'introduction d'Afrique A dieu.
En 1986, Sardou dresse le portrait de "Musulmanes" qui semblent directement sorties de tableaux d'un peintre orientaliste. Les stéréotypes abondent. Ainsi ces femmes, dépeintes comme sensuelles, sont présentées comme des prisonnières, victimes de la violence atavique des hommes. Dans le clip réalisé pour l'occasion, Sardou incarne un pilote de l'Aéropostale échappant à des Touaregs pillards, avec la complicité de femmes voilées.
* Le chanteur donne aussi son avis sur les transformations de la société, l'évolution des mœurs, tant au niveau individuel que dans un cadre familial.
En 1976, J'accuse débute d'abord comme un plaidoyer écologiste, avant que les paroles de Pierre Delanöe ne verse dans l'homophobie. "J'accuse les hommes de croire des hypocrites moitié pédés, moitié hermaphrodite", instrumentalisant au passage la mémoire du malheureux Zola (qui a dû faire un triple salto dans son cercueil). Dans Le rire du sergent, un jeune conscrit se moque de l'officier homosexuel dont il obtient des passe-droits ("la folle du régiment, la préférée du capitaine des dragons"). Dans les "filles d'aujourd'hui", il déplore que ces dernières n'aiment que les "garçons au teint pâle et femelle". Dans Chanteur de jazz (1985), il se gausse des "nuées de pédales" sortant de Carnegie Hall. Les critiques fusent face à cette homophobie décomplexée. L'évolution des mentalités aidant, en 1990, Sardou demande à Didier Barbelivien de lui écrire Le privilège. Il s'y met dans la peau d'un jeune interne homosexuel, hésitant à faire son coming out. Le texte du refrain reste imprégné de préjugés qui font de l'homosexualité une maladie mentale. «Est-ce une maladie ordinaire / un garçon qui aime un garçon» Rappelons que jusqu'en 1992, l'homosexualité reste considérée comme une pathologie psychiatrique.
* Dans plusieurs de ses chanson les femmes correspondent à des archétypes, tour à tour épouse, mère, objet sexuel passif ou putain. Avec "Les vieux mariés" (1973), le chanteur réduit l'épouse à sa fonction procréatrice. "Tu m'as donné de beaux enfants. / Tu as le droit de te reposer maintenant." "Vive la mariée" enfonce le clou : "C'est elle qui me fera bien sûr tous les enfants qu'il me fallait. / Je sais qu'elle en fera des premiers de leur classe, / Des gamins bien polis, des garçons sans copains / Je sais qu'ils apprendront à s'éloigner de moi / A dormir dans son lit, à pleurer dans ses bras"
Quand elles ne sont pas génitrices, les femmes sont là pour assurer la satisfaction sexuelle masculine. “ J’aime bien les moutons / Quand je suis le berger / C'est gentil c'est mignon, / L'été à Saint-Tropez, / Les moutons en jupon” ( Les Moutons). Lors des ébats, l'homme a toujours le rôle actif, lui seul est capable de procurer la jouissance à sa partenaire, comme en témoignent les paroles de "Je vais t'aimer". C'est encore le cas de « Je veux l'épouser pour un soir, mettre le feu à sa mémoire ». Paroles
vantardes et musique emphatique : on est dans la veine du Sardou
donjuanesque qui ambitionne « d'épuiser » d'amour les femmes avant de
s'éclipser, heureux et repu. Les paroles témoignent d'une certaine idée de la masculinité dans les années 1970.
Dans "Villes de solitude" (1973), Sardou fait chanter par le personnage qu'il incarne : "J'ai envie de violer des femmes. De les forcer à m'admirer. Envie de boire toutes leurs larmes. Et de disparaître en fumée". Le chanteur se défend de faire l'apologie du viol. Le personnage est un loser, frustré, dont les bas instincts et pulsions refoulées sont libérés par l'ivresse. A la fin du titre, dégrisé, il semble reprendre sa place au sein d'"une multitude qui défile au pas cadencé". "Je ne suis pas ce que je chante", répond Sardou à ses accusateurs. L'atmosphère du morceau entretient en tout cas la culture du viol.
En 1981, avec "Etre une femme", Sardou raille l'évolution de la condition féminine. Il se moque de l'effacement des attributs traditionnellement attachés à la féminité (« enceinte jusqu'au fond des yeux, qu'on a envie d'appeler monsieur ;
en robe du soir, à talons plats, Qu'on voudrait bien appeler papa »), tout en enchaînant les commentaires concupiscents (« femme des
années 1980, mais femme jusqu'au bout des seins (...) Qu'on a envie
d'appeler Georges, mais qu'on aime bien sans soutien-gorge »)
* Une France malade et sur le déclin (désindustrialisation, école, dénatalité).
La hantise du déclin traverse l'ensemble de l'œuvre. Sardou paraît obsédé par l'éclipse de l'influence de la France dans le monde. En 1975, "Le France" compte la triste destinée du paquebot du même nom, ce fleuron de l'ingénierie française désormais amarré au « quai de l'oubli » au port
du Havre. La chanson, qui reste l'un des plus grands tubes de Sardou,
est saluée à sa sortie par les syndicats et les communistes, en même
temps qu'elle contribue à donner de lui l'image d'un chanteur patriote. Il y joue le rôle du bateau (« J'étais un bateau gigantesque»), pour mieux dénoncer l'injustice que représente, d'après lui, la fin de son exploitation (« J'étais la France qu'est-ce qu'il en reste,
un corps mort pour des cormorans »). La musique, grandiloquente, aurait pu être jouée par l'orchestre du Titanic.
"6 milliards, 900 millions, 980 mille" (1978) évoque la baisse de la natalité française provoquée, entre autres, par la chute de la fécondité et par le vieillissement de la population. Le spectre de la dénatalité se profile, suscitant l'angoisse de notre chanteur qui redoute que le Français ne soit un peuple en voie d' extinction. "Mais j ' aimerais que quelqu'un vienne m' expliquer pourquoi, / Nous, les champions de l' amour, / Nous en resterons toujours / A n' avoir seulement que 50 millions de Gaulois."
En 1976, alors que la perpétuation de la peine de mort se pose, Sardou enregistre "Je suis pour", un plaidoyer en faveur de la guillotine. Adoptant une méthode que Sarkozy fera sienne ensuite, le chanteur incarne un père dont l'enfant a été assassiné. Rongé par la colère, ce dernier clame son désir de vengeance. Le titre sort en plein affaire Patrick Henry. Sardou se défend de toute apologie de la peine de mort, affirmant
avoir fait une chanson sur la loi du talion et les instincts paternels. Il n'empêche, la construction du morceau dit tout l'inverse, car Sardou pose d'abord le réquisitoire : "Tu as volé mon enfant / Versé le sang de mon sang", avant d'énoncer un verdict sans appel : "Tu n'as plus besoin d'avocat / J'aurais ta peau tu périras [...] / Je veux ta mort [...] / J'aurais ta mort [...] / J'aurais ta tête en haut d'un mât" Démagogue, le chanteur crie avec les loups car, à l'époque, si l'on en croit les sondages, une majorité de Français se prononce pour le maintien de la peine de mort. La sortie du morceau suscite une vive polémique. Les concerts s'accompagnent de manifestations hostiles. Des comités anti-Sardou se forment, obligeant le chanteur à interrompre son tour de chant en 1977.
Le système éducatif en prend également pour son grade. Le titre "Les deux écoles" renvoie dos à dos école publique et privée. Il sort en 1984, alors que la majorité socialiste tente de constituer un "grand service public unifié de l'éducation". Pour le ministre Alain Savary, il s'agit d'assujettir aux règles communes les établissements privés bénéficiant de fonds publics. Les paroles du morceau semblent ménager la chèvre et le chou, reconnaissant au privé et au public des qualités et, surtout, des défauts. Reste qu'en établissant une équivalence entre les deux systèmes, le chanteur entérine le fait que le privé reste au-dessus des lois, recrutant ses élèves avec ses propres règles, ce qui aboutit, in fine, à la création d'une ségrégation sociale en matière scolaire. Le 24 juin 1984, Michel Sardou se trouve parmi les deux millions de manifestants qui réclament, et obtiennent, le retrait du projet gouvernemental. En 1992, "le Bac G" lui permet de dénigrer l'enseignement de la filière technologique dispensée dans le secondaire. Dans "100 000 universités", il dépeint un avenir anxiogène et terne, opposant les petits métiers artisanaux, pratiques, à la vacuité des études universitaires, théoriques et inutiles.
La même année, "La débandade" (1984) est une violente charge contre le pouvoir "socialo-communiste" au pouvoir depuis trois ans. "Il y a dans l'air que l'on respire / Comme une odeur, comme un malaise / Tous les rats s'apprêtent à partir / Ne vois-tu rien de ta falaise?" Comme à son habitude, Sardou joue les Cassandre. En phase avec le tournant de la rigueur.
2006, "Allons danser" Sarkozy est sur le point de se lancer à l'assaut de l'Elysée, Sardou semble enregistrer la bande son du quinquennat à venir. "La France, tu l'aimes ou tu la quittes" lançait l'homme aux talonnettes. Pour sa part, Michel chante: "D'où que tu viennes, bienvenue chez moi / En sachant qu'il faut respecter / Ceux qui sont venus longtemps avant toi", ou encore "Parlons enfin des droits acquis / Alors que tout, tout passe ici bas / Il faudra bien qu'on en oublie / Sous peine de ne jamais avoir de droits." Une bonne rengaine de droite en somme.
Conclusion : A bien y regarder, la plupart des morceaux sont ambigus, comme si leur interprète voulait, tout en chérissant la provocation, toujours se ménager une porte de sortie. Sardou se justifie en avançant que lorsqu'il chante, il incarne des personnages fictifs dont les paroles reflètent les opinions, pas les siennes. L'exceptionnelle carrière du chanteur qui court sur bientôt 60 ans, la popularité de ses chansons témoignent, en creux, de la prégnance, au sein d'une grande partie de l'opinion publique française, d'une certaine forme de déclinisme, mais aussi des regrets face à la remise en cause des valeurs traditionnelles. Si le chœur des adeptes du "c'était mieux avant" compte de nombreux membres, Sardou en est indubitablement le coryphée. En même temps, ses morceaux dressent le portrait d'un individu farouchement individualiste et rétif à l'autorité, qu'elle soit incarnée par l'armée ou l'école. Il reste donc difficile de ranger l'artiste dans une case.
Bref, Sardou, "c'est un cri, c'est un chant", une voix, capable de transporter l'auditoire en concert, c'est aussi le poil à gratter d'une chanson française qui a parfois tendance à se regarder le nombril. Alors profitons de ses chansons, car comme chacun sait ( Thomas Croisière plus que quiconque), "la vie c'est plus marrant / c'est moins désespérant / en chantant".
Ce blog, tenu par des professeurs de Lycée et de Collège, a pour objectif de vous faire découvrir les programmes d'histoire et de géographie par la musique en proposant de courtes notices sur des chansons et morceaux dignes d'intérêt.