Au cours du conflit, Albert Roche, simple poilu, a
multiplié les faits d'armes, ce qui lui valut, à la fin de la guerre une certaine renommée. Puis, la patine du temps aidant, son étoile pâlit, en tout cas jusqu'à ces dernières années. En lui
consacrant une chanson, le groupe de métal suédois Sabaton nous donne l'occasion de revenir sur ce parcours singulier.
Albert Roche. CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
L'homme naît à Réauville, en 1895, dans une famille de paysans de la Drôme. A sa grande déception, à 18 ans, il est refusé par le conseil de révision en raison d'une taille jugée trop petite (1,58m)et d'une faible constitution. Quand débute la guerre, en août 1914, il a 19 ans. Il se présente au 30ème bataillon de chasseurs de Grenoble, où il est accepté. Le jeune homme déchante vite. Lassé de croupir entre les quatre murs d'instruction, il se sauve et finit en prison. Tout commence mal pour notre héros. Finalement libéré, Roche intègre en tant que deuxième classe le 27e bataillon des chasseurs alpins.
Si l'on en croit les multiples anecdotes qui courent sur son compte, Roche se serait distingué au front par son courage et son intrépidité, multipliant les exploits les plus fous. Dans l'Aisne, il serait parvenu à détruire un nid de mitrailleuses, tuant ou capturant au passage des ennemis en nombre. Dans une tranchée de Sudel, dans le massif vosgien, seul survivant en première ligne, il aurait disposé en batterie les fusils Lebel de ses camarades décédés. Puis, passant d'un fusil à l'autre, tirant tous azimuts, il aurait incité l'adversaire à rebrousser chemin. Fait prisonnier lors d'une mission de reconnaissance, pour laquelle il s'est porté volontaire, il serait parvenu non seulement à se libérer, mais aussi à faire quarante-deux captifs allemands! Au Chemin des Dames, il aurait récupéré son capitaine blessé entre les lignes après avoir rampé pendant des heures dans la boue. A son retour, il aurait été accusé de désertion et envoyé devant un peloton d'exécution, avant d'être sauvé in extremis.
N'en jetez plus, la coupe est pleine. A y regarder de près, ces anecdotes ne sont jamais très précises et franchement difficiles à croire. On peut avancer l'hypothèse que beaucoup de ces récits relèvent du mythe ou qu'ils ont été très largement embellis, exagérés, réécrits a posteriori. Laconiques et dénuées de tout lyrisme, les nombreuses citations dont Roche fait l'objet dressent un portrait sans doute plus juste d'un soldat, dont la bravoure et l'intrépidité forcent l'admiration.
"A demandé à faire partie d'un groupe d'attaque pour suivre son lieutenant." (Citation à l'ordre du bataillon n°38 du 1/8/1916)
"Chasseur d'un courage frisant la témérité, toujours volontaire pour les missions périlleuses; au combat du 12/9/1916 a assuré la liaison d'une façon parfaite dans des circonstances dangereuses." (citation à l'ordre de la division n°115 du 13/10/1916)
"Chasseur dont la bravoure est légendaire qui a pris une part active à tous les combats livrés par le Bataillon. A été toujours dans les circonstances les plus difficiles un exemple de bravoure et d'intrépidité. S'est brillamment comporté au cours des combats du 23 au 27/10/1917 par son adresse et son mépris du danger." (Inscrit au T.S. de la Médaille Militaire pour prendre rand du 25/10/1917)
"Agent de liaison, modèle de courage, de bravoure et de dévouement, n'a pas cessé de circuler avant et pendant l'attaque, a travaillé en terrain violemment battu par des feux d'artillerie et de mitrailleuse. Blessé le 31 août 1918 par éclat d'obus au bras droit (...)." (citation à l'ordre de la brigade n°45 du 31/7/1918)
A l'issue des combats, Roche totalise douze citations à l'ordre de l'armée. Blessé neuf fois, il aurait capturé un total de 1180 soldats allemands... Sachant qu'il est envoyé aux armées en juillet 1915, cela équivaut à plus d'un prisonnier par jour de combat, ce qui, avouons-le, semble tout à fait improbable. Quoi qu'il en soit, l'indéniable courage et l'abnégation dont il a su faire preuve tout au long du conflit, finissent par interpeller la hiérarchie militaire. A l'issue des combats, Roche reçoit la monnaie de sa pièce. Son uniforme se couvre de décorations: Médaille militaire, Croix de guerre avec palmes, croix de Saint-Georges, Médaille militaire, chevalier (puis officier en 1938) de la Légion d'honneur.
En novembre 1918, dans le sillage du général Gouraud, le régiment d'Albert Roche fait une entrée triomphale à Strasbourg. Dans ce contexte, le maréchal Foch salue ensuite la foule depuis le balcon de l'Hôtel de ville, le 27 novembre. Puis, si l'on en croit les nombreuses notices consacrées au poilu,le
généralissime aurait appelé à ses côtés Albert Roche pour le présenter à la foule:"Alsaciens, je vous présente votre libérateur Albert Roche. C'est le premier soldat de France!" Cet hommage du plus haut gradé militaire à un simple soldat transforme le simple chasseur en héros des tranchées. Pour accréditer la véracité de la scène, la plupart des nombreux articles, pages internet ou vidéos consacrés au personnage (ce qui prouve qu'il est loin d'être oublié) utilisent une photographie (ci-dessous) sur laquelle le poilu se trouverait aux côtés de Foch. Or, il s'agit du général de Maudh'huy, des mains duquel il reçoit la croix de la légion d'honneur. A notre connaissance, aucune source fiable ne permet d'authentifier la scène du balcon. D'aucuns affirment que Roche faisait également partie des "huit braves" choisis pour porter le cercueil du soldat inconnu sous l'Arc de triomphe. Or, aucune photo de l'événement ne permet pourtant de l'identifier avec certitude. Là encore, la prudence s'impose.
Albert Roche au balcon aux côtés du général Louis Ernest de Maud’huy, le 22 novembre 1918. Public domain, via Wikimedia Commons.
De retour à la vie civile, Roche se marie, travaille comme agriculteur, puis ouvrier cartonnier dans une usine de Valréas. Affecté dans les zouaves lors de la mobilisation partielle, en septembre 1938, il intègre finalement la poudrerie nationale de Sorgues en tant que pompier. Le 13 avril 1939, alors qu'il descend d'un bus, il est fauché par une voiture. Conduit à l'hôpital, il y décède le lendemain, à l'âge de quarante-quatre ans. Quelques entrefilets dans la presse régionale retracent la carrière militaire peu banale d'Albert Roche, simple soldat, sans orgueil ni vanité.
Depuis lors, sa commune natale entretient le souvenir avec l'érection de bustes et la pose d'une plaque commémorative. Mais ailleurs, la mémoire du chasseur s'estompe, tout au moins jusqu'à l'essor d'internet. L'intérêt constant que suscite la grande guerre fait redécouvrir à certains les exploits du soldat Roche, contribuant à la médiatisation de son épopée. Nota Bene, en collaboration avec Yarnhub, Le Petit théâtre des opérations, La Folle histoire consacrent ainsi un épisode de leurs chaînes respectives au Drômois. Mais la consécration suprême intervient lorsque Sabaton consacre son titre First soldier à Albert Roche. Passionné par la grande guerre, Joakim Brodén, le chanteur du groupe de métal suédois raconte:"Je me souviens de la première fois
où j’en ai entendu parler. Je suis tombé sur lui par hasard en cherchant
des histoires sur la Première Guerre mondiale et ma première réaction a
été "Whaou, ce gars-là est plus dur que Rambo !" Nous voudrions mettre
la lumière sur ces personnages qui sont parfois oubliés par l’histoire". Dans un style épique pompier, les musiciens retracent le parcours d'Albert la tête brûlée. "De fermier", "paria", "soldat improbable" "à héros de France", les paroles égrènent les exploits légendaires du poilu toujours "en quête d'aventures". "Devenant le survivant unique / Des tranchées en Alsace /Un seul homme a tenu la ligne de front". "Aligné pour l'exécution / Il a sauvé la vie de son capitaine"
"Glorieux, victorieux (...) / Il est un soldat décoré, il est la fierté de l'uniforme. Son histoire demeure l'écho du passé"; un passé revisité, parfois manipulé."Il a servi sa nation avec courage et bravoure / En stoppant l'avancée du Kaiser". On ne fait pas dans la demi-mesure, mais c'est la loi du genre et, un mois après la sortie du morceau, le clip avait déjà été visionné 1,4 millions de fois!
Entre mars 1918 et août 1919, la grippe espagnole sème le chaos et provoque la mort de près de 50 millions de personnes à travers toute la planète, avant de disparaître et de sombrer dans un relatif oubli.
***
* Une première vague relativement bénigne, de mars à juin 1918.
En dépit de son nom, les premiers cas de grippe sont identifiés aux États-Unis à la fin de l'hiver 1918. Comme le pays vient de s'engager dans la première guerre mondiale, l'armée met en place des camps militaires afin de peaufiner l'entraînement des soldats. Or, le 4 mars 1918, un soldat meurt de la grippe dans le camp de
Funston, au Kansas. En l'absence de mesure sérieuse, la grippe prospère. Chaque semaine, de nouveaux cas apparaissent. Tous souffrent des mêmes symptômes: 40° de fièvre, maux de tête, courbatures, très forte toux, difficultés respiratoires... On ne s'inquiète pas outre mesure, car la maladie achève (encore) rarement ses victimes. En outre, l'épidémie explose au moment même où les doughboys traversent l'océan à destination du front européen. Compte tenu de la grande offensive allemande du printemps 1918, l'issue de la guerre reste encore très incertaine. Le soutien des Américains apparaît crucial et rien ne doit donc venir freiner l'entraînement des soldats. Dans ce contexte, l'état major américain décide de dissimuler à l'opinion la diffusion de la maladie au sein de l'armée. Fin mars 1918, des soldats grippés quittent les camps et embarquent pour l'Europe. L'entassement et la promiscuité sur les navires contribuent à créer ce que l'on appelle aujourd'hui des clusters. Pour acheminer les quatre millions de GI's, les itinéraires et les transports sont multipliés. Les navires accostent simultanément à Liverpool, Brest, Bordeaux, Marseille. Chaque mois, cent mille hommes débarquent, répandant sans le savoir la maladie. Le virus, encore relativement clément, poursuit incognito sa migration depuis les ports, empruntant avec la troupe les routes et les voies ferrées menant au front. Le cortège des soldats alliés profite d'un accueil enthousiaste dans les villes et villages traversés; les poignées de main et les embrassades introduisent subrepticement la grippe à travers les populations civiles. Sur le front, l'hygiène rudimentaire et la promiscuité favorisent la diffusion de la grippe, qui infecte bientôt tommies, poilus ou soldats allemands. Le virus, qui n'est pas regardant à l'uniforme, est désormais présent dans les deux camps.
Otis Historical Archives, National Museum of Health and Medicine, Public domain, via Wikimedia Commons
La censure militaire veille. Les journaux se murent également dans le silence. L'information ne filtre pas jusqu'à ce que l'Espagne, pays neutre, signale l'existence et les ravages provoquées par l'épidémie dans la péninsule ibérique. Le grippe, qui a été introduite depuis la France par des ouvriers agricoles, provoque des ravages. La maladie n'épargne personne, pas même le monarque Alphonse XIII. Révélé par l'Espagne, la maladie sera désormais appelée "grippe espagnole". La presse des belligérants sort enfin de son silence. Des articles mentionnent la grippe, tout en en minimisant les effets et l'ampleur. Les rapports militaires consignent pourtant déjà avec exactitude l'évolution d'une épidémie dont les symptômes sont désormais bien connus. Les conséquences de la maladie au front ne laissent pas d'inquiéter les états majors. Les sous-marins américains se transforment en véritable incubateur de grippe, au point que la moitié d'entre eux ne sont plus opérationnels. Faute de marins valides en nombre suffisant, la marine britannique doit déprogrammer des opérations. Mais chut, il ne faut pas ébruiter la nouvelle. La
guerre bat son plein, la remporter reste la priorité absolue. Aussi,
toute mesure qui éloignerait les soldats du front - même malade - est
inenvisageable.
Face à l'ampleur prise par la maladie, certains médecins tentent bien de réagir, mais ils prêchent dans le désert. A Manchester, le docteur James Niven a beau préconiser le lavage
des mains et la distanciation sociale, sa voix ne peut couvrir celle du chef des services de santé britannique, pour lequel "les besoins de la guerre justifient les risques de propagation de l'infection." En France, les propos alarmistes du professeur Fernand Widal sur la maladie restent lettre morte. Pourtant, l'éminent médecin constate que "la contagion s'effectue d'une façon toute spéciale avec une rapidité de diffusion qu'on ne retrouve dans aucune autre maladie." Aucune mesure ne vient freiner l'expansion du fléau, tandis que la
prise en charge des malades s'effectue sans précaution. Bien malgré eux, les soldats rapatriés introduisent
le virus chez eux et contaminent les populations civiles. En l'absence de "geste barrière", la moindre interaction sociale augmente encore les risques de transmission. Or, en ce début de XX° siècle, les centre-villes aimantent les déplacements des populations qui se rendent au marché, au travail... (1) Dans ces conditions, la grippe tueuse se répand partout.
* Une seconde vague particulièrement explosive et meurtrière, d'août à octobre 1918.
A l'été 1918, la grippe est encore considérée comme une épidémie bénigne. C'est alors que le virus gagne en sévérité. Cette "deuxième vague", bien plus meurtrière que la précédente, resurgit d'abord en France, avant de prendre son expansion dans toutes les directions. Aux États-Unis, le fléau frappe avec une virulence inouïe. Un médecin du camp militaire de Devens (Massachusetts) constate, impuissant: "Au début, ces hommes semblent atteints d'une attaque de grippe ordinaire, puis ils développent le type de pneumonie le plus vicieux qu'on ait jamais vu. Quelques heures plus tard, leur visage devient bleu, jusqu'à ce qu'il soit difficile de distinguer les blancs des hommes de couleur." Cette situation dramatique n'empêche pas la tenue de grandes parades organisées dans les grandes villes du Nord-Est afin de lever des fonds pour l'effort de guerre. Les gigantesques rassemblements de personnes, militaires comme civils tiennent de l'aubaine pour un virus aussi contagieux. Une semaine après la grande parade du 28 septembre, Philadelphie déplore ainsi 650 morts par jour. Les hôpitaux, les services funèbres ne peuvent faire face. Les églises ferment. Seules des charrettes tirées par des chevaux sillonnent encore les rues en quête de cadavres. En Europe, la situation est tout aussi dramatique. Au front, la promiscuité des tranchées fait des ravages, au point que fin septembre 1918, la maladie élimine les soldats au même rythme que les armes.
La grippe gagne bientôt le continent africain, grand pourvoyeur de main d’œuvre et de matière première des empires coloniaux. Le ravitaillement des navires marchands en Algérie, au Maroc, en Sierra Leone, au Nigeria, provoque la dissémination du virus. De proche en proche, la maladie gagne l'ensemble du continent en suivant les fleuves et voies ferroviaires. (2) Le rapatriement des troupes coloniales contribue également à la dissémination du mal. Ainsi à l'automne 1918, la grippe s'abat tel un fléau biblique sur les Indes britanniques, entraînant le décès de près de vingt millions d'individus sur une population de 250 millions d'habitants. Un médecin rapporte: "Les hôpitaux sont submergés, à tel point qu'il est impossible d'enlever les morts assez rapidement pour faire de la place aux mourants." Faute de bois et de temps, les fleuves charrient les corps et non les cendres comme le voudrait la tradition de crémation des défunts. Fin octobre, les hôpitaux français ne peuvent plus faire face. Pour désencombrer les hôpitaux, certains incitent les patients à soigner leur grippe à domicile. Au pic de l'épidémie, à la mi-octobre, les morgues arrivent à saturation. Les cadavres s'entassent par manque de cercueils et de corbillards. Les enterrements ont lieu en catimini, à la va-vite.
* Pas de remède.
La grippe ne s'attaque pas aux enfants ni aux personnes âgées, mais foudroie en deux jours de jeunes adultes en pleine santé. Le mal procède par "bouffée", s'abattant comme une nuée de sauterelles sur un champ. Entre le surgissement de la maladie dans un village et sa disparition, il ne se passe généralement qu'une dizaine de jours. La
virologie ne se développera qu'à partir des années 1930. En 1918-19,
les bactériologistes ne disposent pas des outils leur permettant
d'observer le virus de la grippe. Ils se trouvent donc largement
démunis. Pour lutter contre le mal, en tout cas la fièvre, les médecins ne disposent que d'aspirine. Pris en surdosage le remède tue plus qu'il ne sauve. La médecine est désemparée, la science désarmée. Face au désarroi, certains tentent le tout pour le tout. D'éminents professeurs pratiquent la saignée, quand d'autres conseillent inhalations, gargarismes, injections de térébenthine ou d'huile camphrée, absorption de rhum ou de cognac. A chaque époque sa poudre de perlimpinpin. Les apprentis sorciers de la guérison s'engouffrent sur le marché de l'espoir, commercialisant des remèdes aussi loufoques qu'inefficaces. En dépit de ces médecines fantaisistes, l'hécatombe a tout de même dessillé les yeux, provoquant une prise de conscience
salvatrice, même si trop tardive et insuffisante. A défaut de vaccins ou de médicaments, des traitements prophylactiques apparaissent alors. Les populations sont invitées à éternuer dans leurs mouchoirs, à proscrire les crachats, à porter des masques comme aux États-Unis ou au Japon, à se laver les mains. Dans le même temps, les pouvoirs publics tentent enfin de limiter les grands rassemblements de population et les interactions sociales. Les commerces sont fermés aux heures de pointe, tout comme certains
lieux publics (théâtres, cinémas, écoles). Le problème reste que ces mesures ne sont que très temporaires et localisées.
File:165-WW-269B-25-police-l.jpg, Public domain, via Wikimedia Commons
* Une dernière résurgence au début de 1919.
Avec la signature de l'armistice, le 11 novembre 1918, la guerre s'achève enfin, mais pas la maladie. Les courbes de taux de mortalité s'infléchissent. Si la pandémie semble en recul, elle n'a cependant pas disparu. Une "troisième vague" déferle sur des régions jusque là épargnées. Mi-novembre, le Talun, un vapeur parti de Nouvelle-Zélande, fait escale aux Fidji, aux Samoa occidentales, aux Tonga. Il transporte la mort dans ses cales, semant son poison au cœur des populations mélanésiennes qui n'avaient jamais été exposées jusque là au virus de la grippe. Ces archipels enregistrent les taux de décès les plus élevés. L'Arctique n'est pas épargnée. La rencontre fortuite avec des pêcheurs entraîne la décimation des populations inuits de l'Alaska. Fin décembre 1918, un bateau échappe à la stricte quarantaine maritime imposée par l'Australie, qui avait permis au pays d'échapper jusque là à la grippe. Des soldats malades débarqués contaminent bientôt un tiers des habitants de Sidney. En mars 1919, dans les jours qui suivent le carnaval de Rio, les Cariocas connaissent une véritable hécatombe.
Après dix-huit mois de ravages, la pandémie disparaît enfin. Sans vaccin ni politique sanitaire efficace, l'immunité collective est atteinte, mais au prix de la perte d'au moins 50 millions d'habitants. On déplore 550 000 décès aux États-Unis, 240 000 en France, 1,5 million en Indonésie, 20 millions en Inde...
Des régions, des pays, des communautés sont plus frappés que d'autres et la pandémie est également un révélateur des inégalités raciales et sociales. Néanmoins, la grippe n'aura épargné aucune
classe sociale, terrassant les anonymes comme les célébrités. David
Lloyd George, le premier ministre britannique, Franklin Delano
Roosevelt, le jeune secrétaire d’État américain à la marine, Woodrow
Wilson, le président américain, guérissent, quand Guillaume Apollinaire, Edmond Rostand, Egon Schiele ou Max Weber trépassent.
* Comment expliquer un bilan si lourd?Les systèmes de santé durement éprouvés par la guerre ne
disposent pas de respirateurs artificiels, ni de la possibilité
d'intuber efficacement les malades ayant développé des formes graves.
Les conditions de vie très difficiles, le manque d'hygiène dont
souffrent une grande partie de la population d'alors représentent également un
terreau favorable à la propagation et la persistance de l'épidémie. Les
longues années de guerre et son cortège de privations, de rationnements
et de pénuries avaient largement affaibli les corps des combattants,
mais aussi des civils. Dans un premier temps, le nom même de l'épidémie contribua peut-être à en relativiser la dangerosité. D'aucuns avancèrent alors qu'il ne s'agissait que d'une grippe, comme l'humanité en avait déjà surmonté beaucoup au cours de son histoire.
Ces chiffres, si effroyables soient-ils, sont pourtant restés ignorés, comme éclipsés par ceux de la Grande Guerre. Ainsi, la pandémie resta longtemps un événement refoulé de l'inconscient collectif. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce relatif effacement.
Avec la révolution pasteurienne, les progrès de l'hygiène et de l'asepsie, les autorités médicales se crurent enfin débarrassées des grandes épidémies infectieuses. L'hécatombe provoquée par la grippe démontra cruellement le contraire. Les médecins n'avaient donc aucun intérêt à entretenir la mémoire de ce grand ratage. D'autre part, la sidération provoquée par les morts de la Grande Guerre ne laisse aucune place aux victimes de la grippe. Au traumatisme des combats se superpose celui de la pandémie, mais il s'agit d'un ennemi moins visible et identifiable. Être terrassé par la grippe est pathétique, bien moins glorieux au yeux des contemporains que de tomber au champ d'honneur. Enfin, la grippe n'est qu'une maladie... Le 9 novembre 1918, le journal satirique Le Rire perçoit très bien ce phénomène: "La grippe aura beau se promener dans Paris, elle n'y rencontrera pas cette panique plus dangereuse que le fléau lui-même. Non, la grippe - qui tue cependant beaucoup plus de monde que les obus et les torpilles - ne fait trembler personne: on en parle allègrement, on la chansonne, on la met en caricatures, on ne veut pas en avoir peur. Et si elle nous entraîne dans une danse assez macabre, on affecte d'en rire, peut-être parce que cette danse est espagnole. (...) Le danger qui ne fait pas de bruit effraie infiniment moins que le danger à grand orchestre."
* Des chansons pour se jouer de la grippe.
Les chansons humoristiques consacrées à la grippe en pleine épidémie sont autant de tentatives de résistance et de résilience face à l'indicible, un moyen de mettre à distance la peur. Ainsi, alors même que le fléau déferle sur la péninsule ibérique, les Espagnols fredonnent un air d'opérette très populaire: le soldat de Naples (El Motete). L'explosion du taux de mortalité à Madrid incite les populations à modifier les paroles de la chanson. "Soldat de Naples, sois maudit. / Ta fièvre mortelle est un mauvais présage. / Tu nous causes bien du tracas. / Bien heureuse la victime qui en réchappera." (source F)
Le 5 octobre 1918, Le Rire publie une chanson de Georges Baltha sur les différentes personnes terrorisées par la grippe. Le choix de sonorités à consonance hispanique témoignent que désormais, pour tous, la grippe est "espagnole": "On a vu ces derniers temps / Des gens, / Pris d'un' terreur singulière, / Au moindre bruit rentrer sous terre / Et final'ment foutre le camp. / N'croyez pas qu' s'ils prenaient la fuite / C'était par crainte des marmites. / Non! C'qui les mettait dans c't'état, / C'n'est pas les gothas, ni bertha: / Ah! ah! ah! / C'est la grippa, Ah! ah! ah! / Espagnola." (source E)
Sur l'air de l'Au bois de Boulogne, le même journal reproduit dans ses pages les paroles d'une chanson sobrement intitulée La Grippe. "Les gens qui crachent à profusion / portent partout la contagion, / Et ceux qui lancent des postillons / sont redoutables. / Le postillon cause tous nos maux. / D'ailleurs, consultez les journaux, / paraît que la fête à Longjumeau est formidable."
Aux Etats-Unis, en 1918, les enfants fredonnent une comptine humoristique: "I had a little bird / Its name wa Enza / I opened the window / And in flew-Enza (influenza)". "J'avais un petit oiseau/ Il s'appelait Enza / J'ai ouvert la fenêtre / Et avec lui est entré la grippe". La blague repose sur le jeu de mot final. la prononciation d' "in flew-Enza" est identique à celle d'influenza, l'autre nom de la grippe. La Bolduc, quant à elle, garde un vif souvenir de la pandémie qui lui inspire le titre; "Tout le monde à la grippe".
* Un châtiment divin.
D'autres morceaux, beaucoup plus sombres assimilent la pandémie à la "grande faucheuse" qui vient prélever son lot de pécheurs. Selon The 1919 Influenza blues interprété au piano par Essie Jenkins, l'épidémie a pour origine la colère de Dieu. "En l'année 1919 / Les hommes et les femmes mouraient / à cause de ce truc que les médecins appelait grippe. (...) Hé bien, c'était un châtiment divin, / le Seigneur (...) tuait les riches comme les pauvres. / L'influenza est le genre de maladie, / Qui te met à genoux / (...) En quelques jours tu es conduit vers ce trou dans le sol appelé tombe."
Le Jesus is coming de Blind Willie Johnson dépeint également la pandémie comme un châtiment divin. Le morceau est enregistré à Dallas en 1928 dans un studio temporaire. «Nous vous avions prévenu, notre Seigneur vous avez averti / Jésus arrive bientôt. / En 1918 et 1919, Dieu envoya une maladie dévastatrice / Elle tua des milliers de personnes (...) / La grande maladie était puissante et les malades étaient partout. / C'était une épidémie et elle voyageait dans les airs. / Les docteurs étaient troublés et ne savaient pas quoi faire. / Ils se réunirent et l'appelèrent grippe espagnole. / Les soldats mouraient sur le champ de bataille et mouraient aussi dans les comtés. / Le capitaine disait au lieutenant: "Je ne sais pas quoi faire." / Et bien, Dieu a demandé à la nation de se détourner du mal, de chercher Dieu et deprier. / Les dirigeants ont dit au peuple :
"vous feriez mieux de fermer vos écoles publiques. / Jusqu'à ce que les
décès soient derrière nous. Vous feriez mieux de fermer vos églises aussi." / Nous vous avions prévenu, notre Seigneur vous avez averti. / Jésus arrive bientôt. / Nous vous avions prévenu.» (4)
Conclusion: Le contexte de guerre joue un rôle crucial dans la diffusion de la maladie car le conflit implique d'importants mouvements de population et parce que l'état de santé des populations est dégradé par les pénuries. Quoiqu'il en soit, la pandémie de grippe espagnole s'impose comme l'étalon de mesure dans les plans de lutte contre les maladies émergentes. La COVID 19, nous a rappelé que le risque infectieux n'a pas disparu.
L'historienne Anne Rasmussen rappelle que "la grippe a tué, en quelques mois, plus que la guerre dans toute sa durée, et a constitué le phénomène pandémique le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité." La pandémie "prolonge la catastrophe de la guerre et l'amplifie (...), ajoute du deuil au deuil." Le conflit aura joué un rôle crucial dans la diffusion de la maladie, en particulier en raison de la concentration et du déplacement des troupes. Pourtant si chaque village français possède son monument aux morts de la grande guerre, aucun ne fut érigé pour se souvenir des grippés.
Notes:
1. Seule la Suisse prend des précautions. En juillet 1918, un arrêté fédéral recommande aux cantons d'interdire les grands rassemblements et de fermer les lieux publics.
2. On estime qu'en moins d'un an, le virus extermine deux millions et demi de personnes.
Les chercheurs américains parviennent à reconstituer le virus de la grippe espagnole (A H1N1) à partir de poumons conservés de soldats de la première guerre mondiale.
3. On ne connaît pas l'auteur du blues, mais il semble inspiré du Memphis flu d'Elder David Curry, un blues composé en 1930, un an après le passage d'une autre grande grippe dévastatrice aux États-Unis.
4.
Prédicateur itinérant doté d'une voix puissante et rocailleuse, Blind
Willie Johnson est né vers 1902 dans une petite ville du Texas. Aveuglé
au vitriol à l'âge de sept ans, il n'a dès lors d'autres ressources pour
vivre que de chanter et jouer de la guitare dans les rues. Il fait
glisser un canif sur les cordes de son instrument, ce que l'on appelle
le "knife style". Doté d'une voix rocailleuse, Johnson est "un «preacher» passionné qui vocifère plus ses sermons qu'il ne les chante."
Ordonné prédicateur baptiste, il est repéré par des talent-scouts de
Columbia en 1927, ce qui lui permet de graver une trentaine de morceaux à
l'intensité dramatique poignante. Il s'impose alors comme un des grands créateurs du "holy blues". (source G p 180)
Sources:
A. "Grippe espagnole 1914-1918: comprendre l'épidémie" avec Anne Rasmussen [Concordance des Temps]
E. Agnès Sandras, "L’humour face aux épidémies – Partie II. Rire au moment
où se conjuguent la Grande Guerre et la grippe dite espagnole (1918),"
in L'Histoire à la BnF, 06/04/2020
F. "La grippe espagnole, la grande tueuse", documentaire de Paul Le Rouyer et Lucie Pastor, 2021.
G. Gérard Herzhaft: "La grande encyclopédie du blues", Fayard, 1997.
Lorsqu'éclate le premier conflit mondial, pour le président Wilson comme pour la population américaine, il est impératif de tenir les États-Unis à l'écart de la "guerre européenne". Au fil des mois cependant, il paraît illusoire de rester neutre tant les intérêts économiques américains dépendent du sort de la guerre. En outre, les Allemands, qui cherchent à l'emporter au plus vite,
s'engagent dans une guerre sous-marine totale, empêchant les produits américains de circuler librement et tuant de nombreux civils. Une fois réélu en 1916, Wilson renonce donc à la promesse de
neutralité faite aux Américains un peu plus tôt. (1) Le 6 avril 1917, le président signe la déclaration de guerre.
Problème, au printemps 1917, l'US army ne pèse pas lourd. Il s'agit d'une armée de métier d'environ 100 000 hommes, auxquels s'ajoutent les membres de la garde nationale (environ 100 000 hommes également). Contrairement aux attentes de Wilson, peu d'Américains se portent volontaires pour aller combattre de l'autre côté de l'Atlantique. Dans ces conditions, la conscription est rendue obligatoire pour la première fois depuis la guerre de sécession. Quatre millions d'Américains seront mobilisés au total, dont 370 000 Afro-Américains. Pour ces derniers qui vivent encore sous le joug de la ségrégation, combattre "au nom de la démocratie et de la défense des droits humains" comme l'affirme Wilson, n'a rien d'une évidence.
*"Oublier nos revendications particulières." Dans
les anciens états confédérés, les Noirs sont libres, mais loin d'être
égaux avec les Blancs. Dans le Sud, ils continuent d'être victimes des lynchages et d'une ségrégation implacable en vertu des lois Jim Crow. (2) Par le biais de la grande migration vers les
villes du Nord, la
question raciale, longtemps limitée au Sud, devient une
question nationale. Loin de la vie rêvée, les nouveaux venus doivent vite se rendre à l'évidence; à Washington, Chicago ou Detroit, les migrants s'entassent dans des ghettos sordides. Les écoles et les quartiers sont ségrégués, pas par des lois comme dans le Sud, mais par les coutumes, les rituels.
Dans les grandes villes
industrielles du Nord néanmoins, être Noir n'interdit pas d'accéder aux
universités, ce qui permet le développement d'une élite intellectuelle dont W. E. Du Bois est un des plus éminents représentants. Premier afro-américain à obtenir un doctorat de l'université de
Harvard, Du Bois a fondé en 1909 la NAACP (Association nationale pour
la promotion des gens de couleur), la toute première organisation
américaine de défense des droits civiques. Dès lors, il s'emploie à briser la color line. A la tête de sa revue, The Crisis, il devient le porte-parole de millions
d'Africains-Américains. Or, en pleine conscription, Du Bois milite en faveur de l'engagement des Noirs américains dans l'armée, une position déconcertante pour beaucoup. "Il faut oublier nos revendications particulières et serrer les rangs, épaule contre épaule avec nos camarades blancs et les nations alliées qui se battent pour la démocratie", clame Du Bois. Selon lui, en combattant avec courage, en versant leur sang, les Afro-américains prouveront qu'ils sont dignes d'être des citoyens à part entière.
* La constitution du 15e régiment de la garde nationale de New York City. Pour éviter l'incorporation de force dans une armée ouvertement raciste, un grand nombre d'Afro-américains se portent volontaires et rejoignent les rares unités de couleur constituées au sein des milices des grandes villes du Nord. C'est le cas du 15eme régiment de la garde nationale de New York, surnommé "The Old 15th". A sa tête se trouve le colonel William Hayward. Connu pour ses idées progressistes envers les Noirs, l'ancien avocat du Nebraska se démène afin de recruter les 2 000 hommes nécessaires à la constitution d'un régiment. En quête de fonds, il part à l'assaut des banquets et des rendez-vous mondains. A l'angle de la 7e avenue et de la 132e rue, le théâtre Lafayette fait office de bureau de recrutement. Les candidats viennent principalement des quartiers de Harlem, de Brooklyn ou du Bronx, mais certains ont fait le voyage depuis le deep south afin d'échapper aux sergents instructeurs sudistes. Au
total, le 15e régiment compte 6 officiers noirs contre une quarantaine
d'officiers blancs enrôlés parmi les descendants de familles prospères
formées à Princeton et Harvard. Le "Old 15th" prend comme insigne le rattler, le serpent à sonnette, comme
l'avait fait Benjamin Franklin au cours de la guerre d'indépendance.
United States Army Signal Corps [Public domain], via Wikimedia Commons
Pour Hayward, un bon régiment doit posséder un bon orchestre. Or, il compte parmi ses hommes des musiciens reconnus tels que James Reese Europe ou Noble Sissle. Depuis le début des années 1910, James Reese Europe (3) s'est imposé comme une figure incontournable de la scène musicale new yorkaise. A la tête du Clef Club, le grand orchestre de musiciens noirs qu'il dirige, Europe devient le spécialiste de l'organisation des soirées qui divertissent les grandes familles bourgeoises blanches
de la côte est. L'homme, qui cherche à être pris au sérieux, veille à l'élégance, la ponctualité, l'attitude de ses troupes. Le Club est aussi un syndicat qui fixe des tarifs
minimum et permet aux musiciens afro-américains d'être défendus. En la personne de Noble Sissle, l'orchestre dispose d'un interprète dandy très en vogue et talentueux. Le colonel confie donc à Europe la tâche "d'organiser le foutu meilleur orchestre de l'armée américaine." Ce dernier, qui tient à
être considéré comme l'officier d'une unité combattante et non comme le
leader d'une fanfare militaire, renâcle. Finalement, nanti des 10 000 dollars que Hayward est parvenu à obtenir du financier Daniel Reed, Europe recrute une soixantaine de
musiciens chevronnés qu'il va chercher jusqu'à Porto-Rico. * Le noir n'est pas une couleur de l'arc-en-ciel. En juin 1917, les unités de la garde nationale doivent se regrouper au sein de divisions avant de commencer leur entraînement. Hayward demande alors à ce que son régiment rejoigne la 42e division dont le surnom de "rainbow division" vient du fait qu'elle brasse les régiments de 27 États. La réponse ne se fait pas attendre: "le noir n'est pas une couleur de l'arc-en-ciel!" (comme si le blanc en était une!). Hayward est furieux, mais dans le melting pot américain, les Afro-américains n'ont alors pas leur place. L'état-major finit donc par créer la 93e division à laquelle est affectée le régiment de Harlem. A l'automne 1917, les hommes du 15e partent compléter leur instruction à Spartanburg, en Caroline du Sud. Au pays de Jim Crow, voir des Noirs armés et porter l'uniforme est aussi inconcevable qu'effrayant. Bien conscient du danger, le colonel Hayward fait promettre à ses hommes de ne pas répondre aux provocations. (4) De fait, les soldats de couleur subissent humiliations et agressions physiques. Alors qu'il pénètre dans un hôtel pour acheter un journal, Noble Sissle se fait rosser par le gérant. On est à deux doigts de l'émeute. Hayward s'empresse de réclamer au secrétaire à la guerre une mobilisation immédiate pour ses hommes, avant qu'un drame ne se produise à Spartanburg. * 13 décembre 1917. Départ pour la France. Malgré plusieurs faux départs, l'USS Pocahontas arrive en rade
de Brest le 26 décembre 1917, après 13 jours de mer. Une fois les navires déchargés, les soldats voyagent de nuit jusqu'à Saint-Nazaire. Le régiment, frigorifié par le gel, marche encore trois kilomètres avant de découvrir des cabanes sommaires qui tiendront lieu de baraquements. Chargés de construire une base logistique dans la commune
de Montoir de Bretagne, les hommes doivent troquer leurs fusils Springfield pour des pelles et des balais. Le premier champ de bataille sera un immense chantier ferroviaire. Car pour l'état-major américain, il est impensable d'armer les troupes noires. John Joseph Pershing, le commandant des forces extérieures de l'armée (l'AEF pourAmerican Expeditionary Force), se considère comme le garant de la doctrine Jim Crow adapté à l'Army. Originaire du
Missouri, l'homme est un dur. Très conservateur, le général en chef
estime en outre que les Afro-américains feront des mauvais combattants. Dans son esprit, l'armée est une force blanche, éventuellement épaulée de
supplétifs noirs spécialisés dans les tâches logistiques auxquels
confier des pioches, mais pas des fusils. (5) Aussi le War Department cantonne-t-il les soldats afro-américains à des tâches logistiques harassantes, loin du front. Dans le même temps, la police militaire américaine soumet les casernements à la plus stricte ségrégation et y impose une discipline de fer.
Au
sein du régiment de New York, seuls les musiciens de l'orchestre parviennent à échapper aux
travaux forcés. En
même temps que les hommes du 15e, ce sont aussi les musiques du nouveau
monde qui débarquent en Europe, notamment le ragtime, ce genre précurseur du jazz. Le 12 février 1918, l'orchestre
se produit à Nantes, au théâtre Graslin. Le lendemain, un journaliste
français s'enthousiasme: "Qu'on ne s'imagine pas que ces rag-times, malgré leurs origines,ne
soient pas riches d'avenir. C'est de la musique de primitifs. Ce sont des chansons de nègre, soit, mais tout un art savant est en train de sortir
de ces chansons, de leurs rythmes syncopés si originaux que l'oreille qui les a perçus ne les oublie pas. Enrichie de nos harmonisations modernes, cette musique de nègre devient ultramoderne avec certains auteurs." (6) A la demande de Pershing, l'orchestre part jouer dans un camp de loisirs de l'armée américaine situé à Aix-les-Bains. Pendant trois semaines, les shows "alignent les succès américains et français, militaires et populaires, toujours avec les bases syncopées du ragtime." (Saintourens p 77)
* "J'attends les chars et les Américains." Depuis l'arrivée du général Pershing et de l'avant-garde
de l'US army en juin 1917, de nombreux Sammies ont débarqué. Ces troupes sont nombreuses et
fraîches, mais inexpérimentées. Pour l'état-major français, les troupes américaines seraient plus efficaces sous commandement français, option que Wilson refuse catégoriquement.Pourtant, plus que jamais, Pétain attend les Américains. A l'est, les Russes et Allemands ont négocié la paix, ce qui signifie que les troupes allemandes se replient sur le front de l'ouest. Le besoin en hommes devient vital (7), pas seulement en première
ligne, mais aussi dans l'industrie, dans les champs. Têtu, Pétain insiste et s'enquiert particulièrement de ces renforts de "couleur" laissés en stand-by sur le sol de France. De guerre lasse, Pershing ouvre la porte à une incorporation temporaire de ces hommes dont il ne sait que faire. Début mars 1918, les combattants noirs de Harlem sont affectés à la 4ème armée du général Le Gallais. Ils vont enfin se battre, mais sous commandement français. Hayward exulte: "La plus belle chose au monde est arrivée.Nous sommes désormais une troupe de combats. Il n'y a aucune autre troupe américaine près de nous. Nous sommes les enfants perdus, et j'en suis heureux.Notre grand général américain a mis l'orphelin noir dans un panier, l'a posé sur le pas de la porte des Français, tiré sur la sonnette et déguerpi. Je l'ai dit à un colonel français avec un badge 'english spoken here' sur lui, et il m'a répondu 'welcome leetle black babbie'. (sic)"
Les premiers contacts entre les poilus et ceux qui sont désormais officiellement désignés comme le "369e Régiment d'Infanterie américain" se déroulent sans anicroche. Les hommes rient, se parlent, se serrent la main. Sans toujours se comprendre, ils s'entendent. Pour
les soldats noirs, dont les parents ont connu
l'esclavage, dans un pays où, eux-mêmes, n'ont jamais fait l'expérience de la
liberté ou de l'autonomie, cette camaraderie paraît incroyable. "Les français ne se soucient pas des questions de race. Ils nous traitent si bien qu'il faut que je me regarde dans un miroir pour me souvenir que je suis noir", confie l'un d'entre eux dans une lettre envoyée au pays. Les rapports militaires français s'avèrent également élogieux, témoignant de la capacité de ces hommes à combattre. Jumelés aux régiments français, les soldats du 369e R.I. s'en distinguent néanmoins par l'uniforme vert olive. Comme les poilus français en revanche, ils arborent le casque Adrian bleu horizon et sont équipés du fusil Berthier. Les Rattlers sont désormais chaperonnés par leurs homologues français, des poilus fatigués, mais expérimentés. En avril 1918, après un mois d'entraînement intensif, les soldats du 369e rejoignent le secteur de la Main de Massiges, dans la Marne, une zone relativement calme qui devrait leur permettre de se familiariser avec l'univers des tranchées ou d'apprendre à se déplacer en silence dans la forêt de l'Argonne.
* L'exploit du soldat Johnson.
E.G. Renesch [Public domain], via Wikimedia Commons
Le 15 mai 1918, au bois d'Auzy, Needham Roberts et Henry Johnson (8) prennent leur tour de garde en première ligne. Les deux soldats de la compagnie C se trouvent bientôt face à une patrouille allemande prête à attaquer. Une grenade blesse Roberts qui s'écroule. Totalement isolé, Johnson parvient pourtant à neutraliser plusieurs adversaires, à empêcher l'emprisonnement de son camarade et finalement à mettre en déroute la patrouille composée d'une douzaine d'individus. Cette action héroïque connaît un grand retentissement lorsque le journaliste Irvin Cobb raconte la nuit héroïque du soldat Johnson aux lecteurs du Saturday Evening Post. Originaire du Kentucky, Cobb est l'archétype du journaliste raciste, or l'exploit du bois d'Auzy change son regard sur les Noirs américains. " Personnellement je suis d'avis que suite aux actions de nos soldats noirs dans cette guerre, un mot prononcé des milliards de fois dans notre pays, (...) un seul mot, revêtira une toute nouvelle signification, pour nous tous, Sud et Nord compris, et qu'après tout cela, ce mot n-è-g-r-e, sera tout simplement devenu une manière différente d'en prononcer un autre: le mot "Américain"." Sous la plume de Cobb, l'exploit de Henry Johnson semble faire bouger la color line.
Le 24 mai 1918, Gouraud, le général Commandant de la IVe Armée, cite à l'ordre de l'armée le soldat Johnson, compagnie C, matricule 103 348. "Se trouvant en sentinelle double de nuit et ayant été assailli par un groupe d'une douzaine d'Allemands, en a mis un hors de combat à coups de fusil et blessé grièvement deux autres à coups de couteau. Bien qu'ayant reçu trois blessures par balles de revolver et par grenades dès le début de l'action, a été au secours de son camarade blessé qui allait être emporté par l'ennemi et a continué la lutte jusqu'à la mise en fuite des Allemands. A donné un magnifique exemple de courage et d'énergie." Johnson est le tout premier Américain à recevoir la croix de guerre avec palmes. La presse noire américaine exulte. Même Pershing doit se fendre d'un communiqué élogieux. * "En patrouille dans le No Man's Land." Six mois après leur arrivée, les soldats de Harlem endurent désormais les mêmes maux que les autres belligérants. Le régiment n'est pas épargné par la mort et les blessures. Malgré son masque, James Reese Europe subit une attaque au gaz qui lui fait perdre connaissance. Inapte au combat en première ligne, le chef d'orchestre est transporté dans une maison de convalescence de la région parisienne. Pour tuer le temps et ne pas perdre la main, le musicien noircit des partitions et compose des chansons en lien avec son expérience combattante. Parmi les nombreux titres composés en France figure "On patrol on no man's land", titre promis à un certain succès. Bien qu'affaibli par son gazage au phosgène, Jim Europe n'en continue pas moins de diriger l'orchestre. Au cours de l'été 1918, les musiciens font danser le Tout-Paris. Le 18 août 1918, ils triomphent au théâtre des Champs-Elysées. Le 25, ils subjuguent la foule compacte réunie dans les Jardins des Tuileries. Jusqu'à la fin de l'été, l'orchestre se produit dans plus d'une centaine de casernes et d'hôpitaux. Le son , le timbre, la pulsation rythmique, la liberté d'exécution de l'orchestre tranchent avec ce que l'on connaît alors en Europe. Au passage de l'orchestre, Noble Sissle observe les réactions du public. "Chaque
fois que nous nous arrêtions pour croiser un train de troupes ou de
blessés, nous descendions toujours et nous jouions volontiers quand la
situation le permettait pour nos amis alliés. Nos efforts étaient
récompensés par tant de cris de joie et de sourires que nous commencions à croire que notre mission en France était celle de
distraire ceux qui avaient supporté l'horreur de la bataille", écrit-il dans ses mémoires. Puis il ajoute:"Dans un village du nord de la France, nous jouions le refrain favori de notre colonel, Army blues. Nous étions les premières troupes américaines à venir là. Dans la foule qui nous écoutait se trouvait une petite vieille d'environ 60 ans qui, à la surprise générale, se mit à esquisser sur notre musique un pas qui se ressemblait tout à fait à notre danse "walking the dog". J'eus alors la certitude que la musique américaine deviendrait un jour la musique du monde entier."
United States. Army. Signal Corps, photographer [Public domain], via Wiki C
* "Qu'elles ne gâtent pas les nègres." A Chaumont, au quartier général américain, on se crispe à la lecture des rapports élogieux dont fait l'objet le 369e,; décidément, le régiment noir commence à être bien trop visible. Aussi, Pershing procède-t-il au "blanchiment" forcé du régiment. Un à un les gradés afro-américains des Rattlers sont aspirés hors du 369e par les directives de l'AEF. Seul James Reese Europe, inapte au combat, garde son grade de lieutenant, histoire de maintenir la cohésion de l'orchestre. Le patron des troupes américaines entend bien imposer aux Français sa vision des Noirs. Dans cette optique, il convainc le colonel Linard, l'agent de liaison entre les Français et les Américains, de rédiger une note sur l'attitude à adopter avec les soldats de couleur. On peut y lire notamment: "Il ne faut pas vanter d'une manière exagérée les troupes noires américaines surtout devant les Américains. (...) Tâcher d'obtenir des populations des cantonnements qu'elles ne gâtent pas les nègres. Les Américains sont indignés de toute intimité publique d'une femme blanche avec les noirs." Ce document, clairement raciste porte le sceau de l'armée française. Quelques jours après la diffusion de la note, le texte est pourtant retiré, prescrit et annulé car en désaccord avec les positions officielles du gouvernement et de l'armée française."Finalement, cette publication expresse, puis rétractée, permet de satisfaire les puissants alliés d'outre-Atlantique, d'informer les commandants français de la question sensible pour les Américains blancs, puis de s'en dédouaner en annulant la missive." (Saintourens p173) * "Les soldats de l'enfer." Pour les soldats du Kaiser, il est vital de porter l'estocade avant l'engagement massif des troupes américaines. A
l'été 1918, 40 divisions allemandes sont en mouvement entre Reims et
Verdun, aux abords de la forêt d'Argonne, dans le secteur confié aux Rattlers. L'assaut y est donné le 14 juillet 1918. En dépit de la violence de l'attaque et de la puissance des tirs d'artillerie, les hommes du 369e tiennent leurs positions. Foch et les alliés, qui n'entendent pas en rester là, préparent une vaste contre-offensive (la seconde bataille de la Marne) dans ce même secteur. Dans un espace fait de buttes, de sous-bois, de ravins, les rattlers ont pour mission de s'emparer du village de Séchault, alors aux mains d'une unité allemande lourdement armée. Après trois jours d'une lutte acharnée et incertaine, l'objectif est atteint. L'assaut s'avère particulièrement meurtrier pour le régiment de Harlem qui se voit décerner à titre collectif la croix de guerre, plus haute distinction militaire française. Au total, sur les 2 000 hommes débarqués du Pocahontas début 1918, 1300 ont été tués ou blessés dans les batailles de Meuse-Argonne. Un chiffre qui fait du régiment du colonel Hayward le plus décimé de la guerre parmi les "Américains". Il est aussi celui qui est resté le plus longtemps en première ligne (191 jours) et le premier parmi les alliés à atteindre les rives du Rhin. Au total, 170 hommes du 369e reçoivent la croix de guerre, soit plus qu'aucune autre unité américaine engagée dans le conflit. Par leurs exploits, les hommes du 369e RI gagnent le surnom de Harlemhellfighters. Désormais, ils seront "les soldats de l'enfer". Les Allemands sont vaincus, mais les Rattlers n'en ont pas fini avec l'odieux Jim Crow.
National Archives. [public domain] 12 février 1919, retour du 369e RI au pays.
* Remise au pas. Le 17 février 1919, les Harlem Hellfighters paradent sur la 5e avenue de New York. Une
foule considérable - plus de 250 000 personnes - est là pour les
acclamer. Il faut dire que les Rattlers sont les premiers soldats de
retour de France à avoir leur propre parade aux États-Unis. Ce défilé militaire constitue un moment très fort pour la communauté
afro-américaine. Après des mois de lutte sur le sol français, ce sont des hommes nouveaux, transformés par la guerre, enfin visibles dans l'espace public, fiers d'être Noirs, Américains et victorieux. L'impression de puissance qui se dégage de ce défilé ne laisse pas d'effrayer les suprémacistes blancs. Pour les Afro-américains, l'espoir d'une pleine intégration à la nation en vertu de la participation à la guerre est vite déçu.
L'état-major s'emploie à remettre au pas les soldats afro-américains de différentes manières. Dès leur retour à Brest en vu du rapatriement, les Hellfighters sont confrontés au racisme. En dépit de l'enthousiasme suscité par la grande parade du 17 février, les Hellfighters figurent parmi les grands oubliés des honneurs militaires au sein de l'US army. Sur les 68 médailles d'honneur (medal of honor) décernées à des soldats américains, une seule est accrochée à l'uniforme d'un homme du 369e et contre attente il ne s'agit pas d'Henry Johnson, le héros de l'Argonne, mais de George Robb, un lieutenant blanc blessé quatre fois à Séchault.
Encore les Rattlers rentrent-ils au pays assez vite, mais ce n'est pas le cas des régiments de pionniers afro-américains. Pour ces derniers, le rapatriement est en effet conditionné par l'accomplissement d'une dernière mission: la récupération des cadavres d'Américains
enfouis dans les tranchées, puis leur inhumation. Une tâche ingrate dévolue à des hommes dont aucun ne défile lors de la grande parade de la victoire
qui a lieu à Paris le 14 juillet 1919, car Pershing s'y oppose.
* "Red summer" Aux
humiliations succèdent bientôt les agressions. A leur retour dans le
Sud, les soldats sont confrontés aux violences déchaînées des tenants du
suprémacisme blanc. Le succès considérable du film "The Birth of a nation"
(1915) de D. W. Griffith ou la renaissance du Ku Klux Klan témoignent
d'un regain du racisme le plus débridé au sortir du conflit. Le new negro
incarné par Henry Johnson et ses frères d'armes fait peur, d'autant que
d'après la Maison Blanche certains vétérans de la grande guerre portent
en eux le germe d'idées révolutionnaires. Comme le notait l'historien Carter Woodson en 1922, "pour le réactionnaire, l'uniforme, porté par un Noir, c'était comme le drapeau rouge agité devant le taureau." Ainsi, en
1919, 77 noirs américains seront lynchés dont au moins 10 vétérans qui
portaient leurs uniformes le jour de leur exécution. Le 27 juillet 1919, des groupes de jeunes, blancs et noirs, se baignent dans le lac Michigan, dans deux directions différentes. Un jeune homme noir de 19 ans a dérivé, franchissant la color ligne, invisible. Il meurt noyé après avoir été assommé par les pierres lancées sur lui. Prélude à 6 jours d'émeutes à Chicago et 23 noirs ont été tués. Tant d'émeutes identiques dans d'autres villes qu'on a appelé cette période le "red summer". En octobre 1919, le magazine afro-américain The Challenge ne peut que constater, amer: «Nous sommes totalement ignorés par le Président et les législateurs. Quand nous réclamons notre part, celle qui devrait revenir de plein droit à tout homme, ils s'exclament "insolent". Quand nous abattons l'émeutier qui brûlerait nos biens et détruirait nos vies, ils hurlent "Bolchévistes". Quand un homme blanc se range de notre côté, armé de l'épée de la droiture et de l'égalité de traitement, ils beuglent "amoureux des nègres, bâtard". Si nous portons nos doléances devant le Congrès, ils les remisent au placard et les livrent aux mites. Nous sommes abandonnés, rejetés, calomniés, enchaînés, poussés dans le ravin, vers le Golgotha, sur "la terre de la liberté et la patrie des braves."»
National Archives at College Park [Public domain]
* Postérité Si l'été rouge brise le grand rêve d'égalité des noirs américains, il n'entrave pas en revanche l'effervescence culturelle extraordinaire que connaît alors Harlem. Or, là encore, les anciens du 369e sont à la pointe du combat.
C'est le cas du lieutenant Jim Europe qui nourrit de grands espoirs et déborde de projets. Le chef d'orchestre, qui veut ouvrir une école de musique à Harlem, aspire avant tout à donner à la musique noire sa pleine dignité. « Je suis revenu de France plus fermement convaincu que jamais que
les Noirs devraient écrire de la musique noire. Nous avons notre propre
perception raciale, et si nous essayons de copier les Blancs nous ferons
de mauvaises copies....
Nous avons conquis la France en faisant une musique qui était la nôtre
et non une pâle imitation des autres, et si nous devons nous développer
en Amérique nous devons nous développer dans cet esprit», écrit-il. Tout
juste démobilisé, Europe et son Hellfighter's band enregistrent à New York les
morceaux composés pendant la guerre pour la marque Pathé, avant d'entamer une grande tournée
de dix semaines dans le nord-est et le Midwest du pays. A Boston, le 9 mai 1919, Europe est assassiné par un de ses musiciens. Le choc est immense. Inconsolable, Noble Sissle poursuit néanmoins le rêve de son mentor. Avec Eubie Blake, un autre membre des Harlem Hellfigthers, il crée à Broadway la première comédie musicale noire jouée par des artistes noirs: Shuffle along. Horace Pippin, un autre soldat du 369e s'impose comme une des figures importantes de la Harlem Renaissance. Au cours de la guerre, ce peintre autodidacte tient un carnet de croquis dans lequel il dessine ses camarades d'infortune. Sérieusement
blessé, il apprend à peindre en soutenant son bras droit à l'aide de sa
main gauche. "La guerre a porté l'art en moi", dira-t-il.Il laisse ses carnets de guerre et 140 tableaux dont "The ending of the war. Starting home".
* "Leur pays les jugeait selon leur couleur de peau et non selon leurs actes." Au lendemain de la guerre, Henry Johnson gagne sa vie en
racontant ses exploits, car malgré ses multiples blessures son invalidité n'a jamais été reconnue. Un
jour, il profite d'une tribune pour dénoncer la ségrégation au sein de
l'armée. Cet exercice de vérité le transforme en paria. Démuni, il meurt
dans la rue en 1929. Le petit héros du bois d'Auzy semblait définitivement oublié jusqu'à ce jour de juin 2015 au cours duquel le président Obama lui décerna la Medal of Honor à titre posthume. "L'Amérique
ne peut changer ce qui est arrivé à Henry Johnson. Nous ne pouvons pas
changer ce qui est arrivé à bien trop de soldats comme lui, qui n'ont
pas été célébrés, car leur pays les jugeait selon la couleur de leur
peau et non selon leurs actes. Mais nous pouvons faire de notre mieux
pour réparer cela", déclara le président.
On patrol in No Man's Land
"What the time? Nine?
Fall in line /
Alright, boys, now take it slow /
Are you ready? Steady! /
Very good Eddie. /
Over the top, let's go /
Quiet, lie it, else you'll start a riot /
Keep your proper distance, follow 'long /
Cover, brother, and when you see me hover /
Obey my orders and you won't go wrong /
There's a Minenwerfer coming /
look out (bang!)
Hear that roar (bang!), there's one more (bang!) /
Stanf fast, there's a Very light /
Don't gasp or they'll find you all right /
Don't start to bombing with those hand grenades (rat-a-tat-tat-tat) /
There's a machine gun, holy spades! /
Alert, gas! Put on your mask /
Adjust it correctly and hurry up fast /
Drop! There's a rocket from the Boche barrage /
Down, hug the ground, close as you can, don't stand /
Creep and crawl, follow me, that's all /
Don't fear, all is clear /
That's the life of a stroll /
When uo take a patrol /
Out in No Man's Land /
Ain't it grand? /
Out in No Man's Land."
What do you hear? Nothing near /
*****
En patrouille dans le No Man's Land
"Quelle
heure est-il? Neuf heures?
En rang /
Parfait, les gars, on y va, sans
se presser/
Vous êtes prêts? Du calme! /
Parfait, Eddie! /
A l'assaut, on y
va! /
Silence, pas un geste, sinon ce sera l'émeute /
Vous gardez vos
distances, vous suivez /
Couvre-moi, mon frère, et si tu me vois
hésiter /
Suis mes ordres et rien ne pourra t'arriver /
Attention
Minenwerfer* /
Gaffe (boum!) /
Ecoutez-moi ce grondement (boum!) /
Et encore un! (boum!)/
Tiens
bon, voilà une fusée éclairante /
Si tu mouftes, ils te repèrent, c'est
sûr /
Tu les bombardes pas à coup de grenades à main (ra-ta-ta-ta-ta)/
C'est une
mitrailleuse crénom de nom!/
Alerte! Gaz! Mettez vos masques. /
Ajustez-le et foncez /
Fusée du tir de barrage boche /
A terre,
plaqués au sol, on s'aplatit, on se redresse pas /
On rampe, on me
suit, et c'est tout /
Qu'entendez-vous? Rien de proche /
Pas de pétoche,
tout est propre /
C'est une vie sans trouille /
Quand vous partez en
patrouille /
Dans le No Man's Land /
C'est-y pas extra? /
Dans le No Man's
Land. "
* "lance-mine": une pièce d'artillerie allemande
Notes: 1.
Les Britanniques interceptent le télégramme Zimmermann" allemand qui
propose aux Mexicains de combattre les Etats-Unis à leurs côtés. En cas
de victoire, le Mexique récupérerait les territoires perdus du Texas, du
Nouveau Mexique et de l'Arizona. Les Américains sont sidérés. 2. Du nom d'un personnage fictif de minstrel shows, ces spectacles destinés à amuser la foule blanche en représentant
les noirs de manière caricaturale. Jim Crow, un personnage noir joué
par un Blanc grimé en Noir, incarne la paresse, la bêtise, la
stupidité, etc. Par extension le terme désigne bientôt
le Sud de la ségrégation. 3. Au
tournant du siècle, la famille de James Reese Europe quitte l'Alabama
pour Washington, puis New York où elle s'établit en 1904. James
baigne dans un univers où la musique est omniprésente. Sa mère est
professeure de piano, ses frères et lui s'essaient à tous les
instruments. En 1912, l'orchestre accompagne Vernon et Irene Castle, des Ballroom dancers très populaires, ce qui permet à Europe d'intégrer la haute société blanche. 4. Quelques mois plus tôt à Houston (Texas) des soldats noirs se sont
mutinés après des agressions racistes. Les émeutes ont fait 16 morts
dans la ville et 19 soldats noirs ont été pendus en représailles. 5. Sur les 370 000 Afro-américains qui servent dans l'armée au cours de la guerre, 100 000 sont envoyés en France, mais 40 000 seulement vont au front. Tous les autres servent dans les Services of Supply qui regroupent les corps non combattants. 6. Ce transfert culturel entre le continent américain et l'Europe débute au milieu du XIX° s. On commence à découvrir les musiques noires américaines à partir de l'arrivée des premiers minstrels (d'abord des orchestres blancs qui jouaient la musique du folklore noir, puis des orchestres noirs). La grande guerre joue en quelque sorte un rôle d'accélérateur du fait de l'arrivée des régiments noirs à partir de 1918. [cf source D] 7. C'est dans cet
esprit là qu'en 1917, Clemenceau nomme Blaise Diagne - premier député
africain du Sénégal - commissaire général au recrutement en Afrique
noire. Comme Du Bois, ce dernier est convaincu que c'est sur les champs
de bataille que se gagnera l'égalité entre les Blancs et les Noirs. En
quelques mois, Diagne parvient à recruter plus de 70 000 hommes (quand on en espérait 30 000!) grâce à des slogans prometteurs ("en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits.") ou par la contrainte. 8. Originaire de Caroline, ce dernier travaille dès son plus jeune âge avec ses parents dans les champs
de tabac. Condamnée à la misère, aux humiliations, sans aucun espoir
d'émancipation, la famille part tenter sa chance au Nord. Ainsi, Henry
est porteur à la gare
d'Albany quand éclate la guerre.
Ce blog, tenu par des professeurs de Lycée et de Collège, a pour objectif de vous faire découvrir les programmes d'histoire et de géographie par la musique en proposant de courtes notices sur des chansons et morceaux dignes d'intérêt.