Le terme raï a des origines obscures (1), mais il peut désigner la poisse. Ce genre générique s'épanouit dans un pays ravalé au rang de colonie, au sein duquel les meilleures terres sont confisquées par les Européens, tandis que les autochtones, réduits à la misère, sont transformés en parias.
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Les lointaines racines du raï sont le fruit de la rencontre entre le répertoire des nomades bédouins poussés par l'exode rural, et celui des villes. Un des fondateurs du genre se nomme Cheikh Hamada ("Yaben sidi"). Les racines de ce courant musical s'inspirent également des chants des meddahates. Ces groupes, constitués de femmes, se produisent lors de cérémonies familiales, s'accompagnant de flûtes en roseau (gseba/gasba), de percussions (guellal, bendir). Dans un premier temps, les présentes chantent des louanges (medh) à Dieu, avant que leur répertoire ne se sécularise et s'encanaille.
Dans les années 1930, des orchestres de cheikhs et de cheikhates apparaissent dans les cafés et cabarets des quartiers populaires d'Oran, ville portuaire et métissée. Dans ces formations musicales, les femmes occupent une place essentielle. Elles insufflent l'énergie, rythment en tapant dans leurs mains, relancent le chant par leurs interjections... Cheikha Rimitti, la plus célèbre d'entre elles, interprètent le raï de manière irrévérencieuse. (2) De sa voix rugueuse, elle vante les plaisirs de la vie, l'amour, l'alcool, mais raconte également les difficiles conditions de vie des fellahs, dépossédés de leurs terres par les colons européens et contraints de venir s'entasser à la périphérie des villes. En 1954, elle interprète "Charak gâata" ("Déchire, lacère"). Elle y invite au plaisir autant qu'elle attaque le tabou de la virginité, suscitant le scandale: "embrasse moi dit-il / Embrasse-moi comme hier sur le matelas. / Galipette sur galipette. / Je ferai à mon amour tout ce qu'il voudra. / Déchire et lacère / Rimitti viendra raccommoder. " Ces paroles crues lui valent très vite d'être censurée par les tenants d'un islam prude.
Pendant la guerre d'Algérie, les nationalistes du FLN condamnent le répertoire grivois, considérant ces chansons comme le fruit d'une colonisation culturelle dévoyant la personnalité algérienne. Avec l'accession à l'indépendance et l'arrivée au pouvoir de Houari Boumédiène, en 1965, les boîtes et cabarets de la corniche oranaise connaissent un coup d'arrêt. La formation islamo-baasiste du nouveau dirigeant contribue à imposer une férule idéologique pesante sur la vie culturelle. Le parti FLN promeut la seule musique arabo-andalouse. La musique populaire est méprisée par les élites, le pouvoir n'y voyant que l'expression spontanée de la lie de la
société. La police multiplie les descentes dans les soirées privées, exigeant parfois des filles présentes des certificats de virginité. Ahmed Saber, parce qu'il dénonce la pauvreté et le chômage dans El Khedma (le Boulot: "Ouh ouh le boulot s'obtient à la tête du client") ou le détournement de fonds publics avec El Khaïne (Le voleur:"un jour ton tour viendra voleur"), est arrêté et emprisonné.
Le régime opte pour une industrialisation à marche forcée calquée sur le modèle soviétique. Dans les campagnes, les remembrements contraignent de nombreux paysans à quitter leurs petites exploitations pour les grands ensembles en construction ou les bidonvilles des marges urbaines. A Oran, Sidi Bel Abbes ou Aïn Temouchent un proto-raï s'esquisse dans les bouges et soirées privées. En ces lieux interlopes se forge une musique hypnotique et lascive, dont les thèmes principaux sont les ruptures amoureuses et les difficultés du quotidien de tous ceux qui tirent le diable par la queue. Les sonorités changent avec l'introduction de nouveaux instruments. La guitare wah wah de Cheb Zargui ("Anna Dellali") provoque de fortes distorsions, tandis que la trompette de Messaoud Bellemou offre un arrière plan instrumental somptueux aux envolées vocales des chanteurs (exemple avec Cheikh Benfissa sur "Li Maandouche l'auto" ).
Portés par ces instrumentistes talentueux, les voix de Boutaiba Sghir et Bouteldja Belkacem ("Sid El Hakem") posent les fondations du raï moderne. Le second interprète de sa voix aigu "Milouda", un morceau consacré au drame des filles mères, rejetées par tous dans une société patriarcale intolérante.
Dans un pays où les trois quarts de la population a moins de 25 ans, le raï s'impose comme la musique d'une jeunesse confrontée à la pauvreté, au chômage, aux carcans sociaux et familiaux contraignants. En 1978, avec la mort de Boumédiène et l'accession au pouvoir de Chadli Bendjedid, la répression des mœurs s'assouplit timidement. Le raï trouve droit de citer à la radio et se banalise. A Tlemcen, les frères Rachid et Fethi Baba Ahmed montent le studio Rallye et un label centré sur le raï, qui s'imprègne de rock, funk, pop. Synthé et boîte à rythme font leur apparition. Exemple avec N'sel fik par Chaba Fadela et Cheb Sahraoui.
Saber68, Public domain, via Wikimedia Commons |
Une nouvelle génération d'artistes, jeunes - cheb ou cheba - entendent rompre avec la tradition de leurs aînés. Ils ont pour nom Houari Benchenet, Chaba Fadela, Cheb Sahraoui ou encore Cheb Khaled. Ce dernier se fait connaître en 1974, à seulement 14 ans, avec le morceau Trig el lici ("Le chemin du lycée"). Il est accompagné par la formation El Azhar et son accordéon obsédant. Dans une interview, il revenait ainsi sur ses débuts:"Mes parents ont tout essayé pour me faire rentrer dans la ligne droite. En vain. J'avais découvert la rue. J'avais goûté aux plaisirs défendus. Je buvais. Je fumais du kif. Je draguais. J'étais dans la marge. Dès que le raï m'a emporté dans son tourbillon de fêtes, de folies et de liberté, je suis devenu irrécupérable. Le feu brûlait en moi... Me dévorait inexorablement." De fait, les raïmen racontent l'histoire d'une société parallèle, celle des marges. Les paroles se font l'écho de la détresse sociale ambiante et c'est
par Cheb Khaled que le raï change de dimension et élargit progressivement son audience.
Au cours des années 1970, le raï commence à essaimer hors de son aire d'origine, se diffusant au reste de l'Algérie et à la diaspora maghrébine grâce un nouveau support audio: la cassette, dont le faible coût et la facile reproduction assurent le succès. A Paris, des cabarets raï apparaissent à Barbès/la Goutte d'Or. (3) Les cassettes s'arrachent chez les nombreux disquaires du quartier (Chez Sauviat, Oasis, Cléopâtre, la Voix du Globe, Chant d'or). Pour la plupart des immigrés algériens en France, la musique contribue un peu à apaiser la douleur de l'exil, les difficultés d'une existence précaire et les multiples vexations racistes. Établie dans le quartier de la Goutte d'Or, Radio soleil est la première station à diffuser du raï dans l'hexagone. En janvier 1986, à la maison de la culture de Bobigny est organisé pendant trois jours le premier festival de raï hors d'Algérie. L'immense succès de l'événement contribue à la reconnaissance internationale du genre. Parmi les têtes d'affiche du festival, on trouve Cheb Khaled, Cheb Mami, Chaba Fadela, Cheb Hamid, Raïna Raï. Fondé à Paris, ce groupe dresse un pont entre la France et l'Algérie avec ses compositions électrisées. ("Zina").
De l'autre côté de la Méditerranée, la montée en puissance des islamistes crée de fortes tensions. Le Front Islamique du Salut s'empare de la mairie d'Oran en 1990. Le raï se trouve frappé d'interdit. Pour contrer la victoire des islamistes, le pouvoir FLN et l'armée engagent une répression tous azimuts. Le pays entame sa "décennie noire", marquée par une guerre civile effroyablement meurtrière. Les intellectuels et les artistes tombent les uns après les autres. A Oran, Cheb Hasni, dont les paroles, loin de porter un message politique, célébraient l'amour et le bonheur de vivre, est assassiné dans son quartier de Gambetta, le 29 septembre 1994. ("Ya ouelfi Oualach")
Hasni Chakroun est né en 1968 à Oran. Le garçon use ses fonds de culottes dans le quartier populaire de Gambetta. Après avoir échoué à devenir footballeur professionnel, il apprend le métier de chanteur dans les mariages et les cabarets. Celui que l'on nomme bientôt le "rossignol du raï" place la célébration de l'amour au centre de son immense répertoire. En 1986, il interprète El Baraka en duo avec Chaba Zahouania. Ce manifeste contre l'ordre puritain devient un tube. Le couple chante: "Nous avons fait l'amour dans une baraque complètement niquée."Dès lors, Hasni ne cessera d'enregistrer: 150 cassettes en 7 ans de carrière. La recette du succès tient à peu de choses: une voix envoûtante, des mots simples, des paroles à double sens, ancrées dans le quotidien. ("Baïda mon amour")
Les islamistes s'en prennent aux acteurs du raï, une musique qu'ils considèrent comme immorale. Le 15 février 1995, le producteur Rachid Baba Ahmed est tué à son tour. La terreur grandit. En dépit des risques encourus, le raï poursuit malgré tout son chemin. En Algérie Cheb Abdou fait de la résistance avec son raï gay. D'autres se résignent à l'exil comme Cheba Zahouania, Cheb Sahraoui, Cheba Fadela. Dans le morceau Khayaf yadouk (1997), celle-ci met en garde son fils: "redoute qu'ils ne t'embarquent". C'est désormais en France que se décale le centre de gravité du raï. Fini les chansons improvisées, les titres de plus en plus travaillés sont arrangés en studio et gagnent en qualité sonore. En 1992, Khaled se hisse au sommet du Top 50 avec Didi. Le 26 septembre 1998, le raï connaît sa consécration médiatique avec le concert géant 1, 2, 3 soleil donné à Bercy. Sur scène, Khadel, Rachid Taha et Faudel se produisent devant 16 000 spectateurs. Le raï s'internationalise, mais les attentats du 11 septembre 2001 participent à stigmatiser les musiques arabes. Par la suite, internet chamboule le modèle économique. (4) les grands producteurs de jadis déclinent au profit des succès rapides diffusés sur Youtube. L'autotune sonne le glas du raï à l'ancienne. A Barbès, les marchands de cassettes mettent la clef sous la porte les uns après les autres. Même à Oran, les disquaires ont presque tous disparus, remplacés par des vendeurs à la sauvette, tandis que les bars à chicha ont pris le relais des cabarets.
C: De nos jours, la nostalgie de l'âge d'or du raï bat son plein. Lors d'un voyage officiel en Algérie, Emmanuel Macron s'est rendu dans l'antre de Boualem Benhaoua, le fondateur du label de raï Disco Maghreb. Situé au centre d'Oran, la boutique a été mise à l'honneur par DJ Snake dans un morceau justement intitulé Disco Maghreb.
Notes:
1. Quand ils oublient un mot où pour accentuer un vers, les chanteurs s'exclamaient "ya rayi".
2. Très tôt orpheline, elle est recueillie par une troupe de bédouins qui va de village en village pour se produire lors de cérémonies de mariage ou de fêtes maraboutiques. Elle se lance ensuite dans la chanson au cours des années 1940. Personnage haut en couleur, grande gueule, arborant robe courte et boucles d'oreilles, de sa voix androgyne, rocailleuse, éraillée, elle chante la passion, l'amour fou.
3. Dès les années 1930, des cabarets orientaux, des cafés maures apparaissent dans le quartier Barbès. On y diffuse de la musique.
4. Le marché très lucratif de la cassette s'est très vite accompagné d'un piratage massif qui contraignit bientôt les vendeurs de cassettes à mettre la clef sous la porte et aux producteurs à cesser d'enregistrer.
Sources:
A. "L'Odyssée du raï", émission Jukebox du 10 janvier 2021.
B. "Barbes café, princes du raï et son du bled", émission La Série documentaire du 17 septembre 2018.
C. "Algérie brûlante, Algérie violente, Algérie virulente: une histoire politique du raï" [Vice]
D. "Raï is not dead", une série documentaire réalisée par Simon Maisonobe et Hadj Sameer et diffusé sur Arte.
E. Frank Tenaille: "Le raï : de la bâtardise à la reconnaissance internationale", Actes Sud, 2002.
F. "Quand le raï de Barbès faisait danser toute la France", Trax, 23/12/2020
G. Sur Arte radio, "Ya Rayah, l'exil en dansant", un documentaire de Mehdi Ahoudig et Hassen Ferhan.
H. Bouziane Daoudi:"Le raï", J'ai lu, 2000