samedi 29 août 2009

179. Ray Scott: "The prayer" (1969).

George Wallace représente l'archétype du politicien sudiste populiste. Il doit ses succès électoraux et sa grande popularité au refus de toute déségrégation et au maintien de lois racistes dans l'état dont il sera gouverneur durant de longues années: l'Alabama. Pendant près de deux décennies, il devient un des adversaires les plus impitoyables des militants des mouvements pour les droits civiques. Revenons sur son cas grâce à une chanson de Ray Scott. George Wallace débute sa carrière politique en 1946 avec son élection à la chambre des représentants de l'État d'Alabama. C'est à l'époque un progressiste libéral du parti démocrate. Ainsi, lors de la convention démocrate de 1948, il refuse de suivre les Dixiecrats (les élus démocrates conservateurs du Sud, hostiles à toute remise en cause de la ségrégation) dans leur sécession et il apporte son soutien à Harry Truman. En 1958, il se présente au poste de gouverneur de l'Alabama; Il bénéficie du soutien de la NAACP, l'organisation pour l'avancement des gens de couleurs. Lors des primaires démocrates, il perd contre John Patterson, le favori du Ku Klux Klan. Wallace comprend alors que le seul moyen de l'emporter passe par l'adoption d'une ligne dure sur la ségrégation raciale. Désormais, il caresse l'électorat blanc raciste dans le sens du poil. De fait, ce virage porte ses fruits puisqu'il triomphe en 1962, grâce à un programme ultra-ségrégationniste et anti-fédéral. Il devient ainsi le gouverneur de l'Alabama. Wallace, nouvelle bête noire des militants pour les droits civiques, multiplie le provocations et outrances. Lors de son discours d'inauguration, il lance son slogan favori:"segregation now, segregation tomorrow, and segregation forever." (ségrégation maintenant, ségrégation demain, ségrégation pour toujours).

Wallace défie Nicolas Kastenbach à l'entrée de l'université d'Alabama.

En juin 1963, il s'oppose physiquement à l'entrée des troupes fédérales venues imposer la déségrégation scolaire à l'université d'Alabama, à Tuscaloosa. Les deux premiers étudiants noirs, Vivian Malone et James Hood, protégés par la Garde nationale, ne rentrent dans l'établissement que grâce à l'intervention du ministre de la justice, Nicolas Kastenbach, mais bien sûr sous les huées d'une foule haineuse. Lors de la campagne de Birmingham, Martin Luther King retrouve Wallace sur sa route. Ce dernier soutient les autorités municipales dans leur bras de fer avec les militants des droits civiques et ne condamne pas la répression terrible qui s'abat sur de très jeunes manifestants pacifiques. Le dimanche 15 septembre 1963, une bombe explose dans l’église baptiste de la 16ème rue à Birmingham (Alabama), tuant quatre écolières noires. Wallace est rendu responsable de l'atmosphère de haine qui règne dans l'État et Martin Luther King l'appelle personnellement pour l'accuser d'avoir le sang de ces enfants sur ses mains. Dans son célèbre discours prononcé à Washington, en août 1963, Martin Luther King mentionne tout particulièrement l'Alabama et son gouverneur. Il lance: "Je rêve que, un jour, même en Alabama où le racisme est vicieux, où le gouverneur a la bouche pleine des mots "interposition" et "nullification" *, un jour, justement en Alabama, les petits garçons et petites filles noirs, les petits garçons et petites filles blancs, pourront tous se prendre par la main comme frères et sœurs. " * "interposition", "nullification": théories selon lesquelles un Etat de l'Union aurait le droit de s'interposer pour annuler les lois fédérales préjudiciables à ses administrés. Elles furent abondamment invoquées par les éléments les plus racistes lors des débats sur l'esclavage au XIX° et encore dans les années 1960 au moment de la déségrégation.

 La constitution de l'Alabama empêche Wallace de se présenter pour un nouveau mandat. Qu'à cela ne tienne. Il pousse son épouse, Lurleen Wallace, sur le devant de la scène. Une fois élue gouverneur, en 1966, c'est lui qui continue dans les faits de gouverner (jusqu'au décès de Lurleen en 1968). 

Wallace lors d'un meeting en 1964.

 Wallace voit grand et n'entend pas se cantonner au seul Alabama. Il veut porter la voix du Sud ségrégationniste aux présidentielles. Sachant qu'il n'a aucune chance d'être choisi lors des primaires démocrates, il se présente aux élections présidentielles de 1968 comme candidat du nouveau parti indépendant américain (American Independent Party - AIP). Sans les deux grosses machines des partis démocrate et républicain, il réussit pourtant à convaincre près de 13% des électeurs. Les cibles ne manquent pas pour le candidat qui s'en prend tour à tour aux libéraux, aux Noirs, aux jeunes contestataires... A ces derniers il lance: "You shout four letter words at me, well, I have two for you: S-O-A-P and W-O-R-K." (vous me jetez a la figure des mots de quatre lettres, j'en ai deux pour vous: S-O-A-P (savon) et W-O-R-K (travail). Quant à ceuw qui l'accusent, il leur rétorque: "I was killing fascists when you punks were in diapers." (Je tuais des fascistes alors que vous, punks, vous portiez des couches)".

  

 Il l'emporte même dans cinq Etats du sud, contribuant ainsi à la défaite du démocrate Humphrey face à Nixon.  Grâce à son succès électoral, Wallace est devenue un personnage connu dans tout le pays. Il bénéficie sans discontinuer d'une très forte popularité. En 1970, il récupère son poste de gouverneur de l'Alabama face à Albert Brewer, le gouverneur sortant. De nouveau, il tente sa chance et tente se présenter aux présidentielles de 1972. Cette fois-ci, il revient dans le giron démocrate et accepte de participer aux primaires. Il a pour adversaires principaux George McGovern et Hubert Humphrey. Ces primaires se présentent sous les meilleurs auspices puisqu'il rafle 42% des votes aux primaires de Floride, remportant la totalité des comtés de l'État. Tout bascule dans le Maryland. Alors qu'il fait campagne dans le comté de Laurel, un exalté en quête de notoriété, Arthur Herman Bremer, lui tire dessus à quatre reprises. Wallace sent sort miraculeusement, mais il reste paralysé. Bénéficiant d'un important élan de sympathie, il remporte les primaires du Michigan, du Maryland, de Caroline du Nord et du Tennessee. Il ne parvient cependant pas à devancer le progressiste George McGovern (largement battu par Nixon lors des présidentielles). 

Désormais, George Wallace se déplace en fauteil roulant (ici en novembre 1972). En 1974 et 1982, l'inamovible Wallace se fait réélire gouverneur de l'Alabama (la Constitution ayant été modifiée). Progressivement, il infléchit son discours en devenant un chrétien born-again. Il renie ses prises de position racistes et demande publiquement pardon à la communauté noire. C'est au cours de cette période que de nombreux Noirs accèdent enfin à des postes de responsabilité dans l'Etat. Sa santé fragile l'oblige à se retirer de la vie politique en 1987. Il décède en 1998 à Montgomery, Alabama.

La pochette du disque. La version retenue ici ne dure que 3 minutes, or, sur le disque, une version longue du morceau s'étire sur près d'une demi-heure.

Ray Scott, dans « the prayer », souhaite les pires avanies à George Wallace. Ses prières ne sont guère charitables, mais elles en disent long sur ce que pouvaient ressentir les Afro-américains pour des semeurs de haine du calibre de Wallace. "Il ne faut pas souhaiter la mort des gens (ça les fait vivre plus longtemps"), comme le chantait Dominique A. En tout cas, il faut reconnaître que le politicien sudiste ne sera pas épargné par le sort, jusqu'à presque exaucer les prières de Scott... 

 

 "The Prayer" Ray Scott Bow your heads in prayer We shall now pray for the governor Oh Lord  

Inclinez vos têtes pour la prière Nous allons désormais prier pour le gouverneur Oh Dieu 

 Let the governor have a car accident With a gasoline truck That’s been hit by a match wagon Over the Grand Canyon  

Que le gouverneur ait un accident avec un camion citerne heurté par un wagon d'allumettes au dessus du Grand Canyon 

And if that’s not bad enough for the governor Let the ambulance that’s taking him to the hospital Four flat tires Let the motor crack Let the block bust Let the windshield crack Let the driver have a stroke And hemmorage And run into a brick wall , Lord That’s housing nuclear warheads and TNT

 et si cela ne suffit pas encore pour le gouverneur faites en sorte que l'ambulance qui le conduit à l'hôpital ait quatre pneus crevés, un moteur usé un pare-brise fendu que son conducteur ait une crise cardiaque et fasse une hémorragie et percute un mur de brique, Dieu, devant une centrale nucléaire pleine de TNT 

And if that’s not bad enough for the governor When he gets to the hospital Let the doctor be a junkie With a gorilla on his back An orang-utan in his room And let the hospital catch on fire And let the hospital ceiling cave in on the operating table And let the doctor have a rusted scalpel in his hand 

 et si cela ne suffit pas encore pour le gouverneur lorsqu'il arriva à l'hôpital faites que le docteur soit drogué avec un gorille à ses trouses un orang-outang dans sa chambre que l'hôpital prenne feu que le plafond de la salle d'opération s'écroule que le docteur ait un scalpel rouillé entre les mains 

 Oh Lord if that’s not bad enough for the governor Lord have mercy Let him be stranded in the Sahara desert 10,000 miles of dry sand Eyeballs bulging Tongue swollen Lips cracked Crawling on his hands and knees And let him come up on a cool running fruit stand Of frosty fruit juice in that hot desert And let them have a black waiter back there lord, like they always have  

Oh Dieu si cela ne suffit toujours pas, oh Dieu ayez pitié qu'il soit coincé dans le Sahara 10 000 miles de sable sec les yeux enflés la langue gonflée les lèvres craquelées rampant sur les mains et les genoux et qu'il découvre un stand de jus de fruit frais de jus de fruit bien glacé dans ce désert brûlant et qu'il y ait un serveur noir derrière ce stand, Seigneur, comme c'est toujours le cas 

And if that’s not bad enough for the governor Lord have mercy Let lightning strike him in the heart 38 times Let muddy water run in his grave And let possums, 14 of ‘em, suffering from hydrophobia Eat through the casket looking for some new meat and make him so ugly Until he will resemble a gorilla sucking hot Chinese mustard Lying across a railroad track with freight trains, 22 of ‘em, running across his kneecaps

 Et si cela ne suffit toujours pas Dieu ayez pitié qu'il soit foudroyé par une attaque à 38 reprises faites que sa tombe soit engloutie sous l'eau boueuse et faites que des ?, souffrant de la rage pénètrent dans son cercueil en quête de chair fraîche, le rendant si laid jusqu'à ressembler à un gorille léchant de la moutarde chinoise chaude qu'on l'étende ensuite sur la voie ferrée et que des trains de marchandises roulent sur ses rotules à 22 reprises. 

 And if that’s not bad enough for the governor Lord let him suffer Make him live in agony When he wakes up tomorrow morning Oh Lord Let him have nappy hair and be black like me 

 et si cela n'est pas assez pour le gouverneur Dieu, laissez le souffrir, faites de sa vie un calvaire quand il se réveillera demain matin, faites qu'il ait les cheveux crépus et une peau noire comme la mienne 

 (merci à Marie pour son aide à la traduction) 

 Sources: 

- Yves Delmas et Charles Gancel:"Protest song. La chanson protestataire dans l'Amérique des sixties", Textuel, 2005. 

- Le livret d'une compilation de musique soul: "A change is gonna come. The voice of Black America. 1963-1973.", Kent soul, 2007. 

- Martin Luther King: "Autobiographie", textes réunis par Clayborne Carson, Bayard, Paris, 2008.

jeudi 27 août 2009

178. U2 : "Sunday Bloody Sunday" (1983)

[Les membres du groupe U2 à leurs débuts; photo : Lex Van Rossen]

Il y a au moins deux sortes de chansons dont nous vous parlons sur l'histgeobox : Celles qui ne sont pas très connues mais qui nous permettent d'étudier un évènement connu et celle qui sont très connues, sans pour autant que le sujet qu'elles abordent soit connu. "Sunday Bloody Sunday" appartient bien sûr à la deuxième catégorie. Nous allons tenter de vous éclairer un peu sur ce "Dimanche sanglant" et ses origines.

D'abord quelques mots sur le groupe U2. Depuis plus de 30 ans, les 4 gars de Dublin (le chanteur Bono, le guitariste The Edge, le batteur Larry Mullen et le bassiste Adam Clayton) n'ont pas quitté le devant de la scène, n'hésitant pas à évoluer pour rester l'un des groupes les plus populaires de la fin du XXème siècle et du début du XXIème siècle. Formé en 1976, le groupe sort ses premiers singles puis deux albums au début des années 1980.
Avec l'album War, sorti en 1983, le discours de U2 se fait plus politique, plus engagé. L'album est en tête des ventes au Royaume-Uni. Parmi les chansons, "Sunday Bloody Sunday" tient particulièrement à cœur au groupe car elle évoque la situation en Irlande du Nord. Elle est écrite par Bono, leader charismatique, et The Edge, l'un des meilleurs guitaristes de sa génération. Elle sort à un moment où le conflit semble sans issue. La dénonciation reste assez vague et très poétique. Contrairement à une chanson sur le même thème de John Lennon, les tenants et aboutissants du conflit ne sont pas réellement expliqués. C'est avant tout la violence qui est dénoncée. Dans des versions plus récentes (comme celle de Slane Castle mentionnée par Bricotice en commentaire), Bono ajoute même une dénonciation de l'IRA.
Côté musique, une batterie très présente et très sèche, des allures de marche militaire. Peut être une source d'inspiration ? Le début d'un morceau d'un groupe Punk d'Ulster, Stiff Little Fingers. En 1979, ils reprennent une chanson de Bob Marley dans laquelle ils évoquent un jeune tué par un tireur à Belfast. Ça s'appelle "Johnny Was".

Libre à vous de lire toute cette histoire en détail ou de la survoler... Cliquez sur Afficher pour la faire dérouler.


Les origines du conflit nord-irlandais

Je ne vais pas remonter jusqu'au IXème siècle et au livre de Kells, protégé de la fureur des Vikings.... Mais tout de même, faisons un petit retour en arrière.
La verte Eirin a vu passer les Vikings, qui ont fondé Dublin et se sont mélangés à la population celte. Dès le XIIème siècle, des rois locaux font appel au souverain anglais Henri II Plantagenêt pour les aider contre d'autres rois. C'est le début de la pénétration anglaise sur l'île. Quelques Normands commencent à s'implanter dans l'Est de l'île. Malgré les statuts de Kilkenny (1366), ils sont progressivement assimilés à la culture gaélique. A partir de 1541, avec Henry VIII Tudor, les rois d'Angleterre prennent le titre de Roi d'Irlande et développent la colonisation. La nouvelle religion protestante créée par ce dernier suite à son conflit avec le Pape est rejetée par les catholiques au même titre que la domination anglaise. Plusieurs révoltes échouent à rejeter les Anglais. Des comtes s'enfuient même en 1607 pour cesser la lutte, privant les Irlandais de leurs chefs. La colonisation progresse, notamment en Ulster (nord).
Pendant la révolution anglaise de 1641, les Irlandais se révoltent mais sont réprimés par Cromwell. De nombreuses personnes sont massacrées et remplacées par des colons protestants, souvent originaires d'Ecosse.

[Des protestants de l'Ordre d'Orange défilent dans les rues de Belfast le 12 juillet en souvenir de la bataille de la Boyne. Ils traversent également des quartiers catholiques, ravivant des tensions entre les communautés; source]

Lorsque Jacques II, roi catholique d'Angleterre et donc d'Irlande, tente de reconquérir son pouvoir au détriment du roi choisi par le Parlement après la Glorieuse Révolution de 1688, c'est en Irlande qu'il combat. Les armées de Guillaume III d'Orange battent celles de Jacques à la fameuse bataille de la Boyne en 1690, aujourd'hui encore célébrée lors de marches par les protestants orangistes tous les 12 juillet.
En réponse à la révolte de 1798 (ayant inspiré la chanson "The Wind That Shake The Barley" qui a donné son titre au film de Ken Loach), que les révolutionnaires français ne parviennent pas à aider suffisamment malgré la tentative éphémère du général Humbert, les Anglais proclament en 1800 l'Acte d'Union entre le Royaume d'Irlande et celui d'Angleterre.
Au XIXème siècle, de nombreux Irlandais fuient la misère et la Grande Famine de 1846, notamment vers les États-Unis. L'île perd quasiment la moitié de sa population. Mais le siècle voit également la montée des revendications d'indépendance qui aboutissent à la création du Sinn Fein ("nous-mêmes") en 1905. En 1914, les Irlandais obtiennent le Home Rule, qui prévoit une certaine autonomie, mais en raison de la guerre et de l'opposition de la Chambre des Lords, il n'est pas appliqué.
A Pâques 1916, les membres du Sinn Fein et les partisans de James Connolly s'allient pour mener une insurrection au cœur de Dublin. L'insurrection échoue mais le Sinn Fein gagne en popularité et parvient à remporter les élections de 1918. Il réunit un Parlement irlandais qui proclame l'indépendance. Ce Parlement n'est pas reconnu par Londres ce qui entraine une nouvelle révolte. C'est à ce moment que nait l'Irish Republican Army ou IRA.
Après des négociations, le Traité de Londres reconnait à un État libre d'Irlande le statut de dominion au sein du Commonwealth. Mais le nord de l'île reste britannique. Une guerre civile entre Irlandais éclate jusqu'en 1923 entre ceux qui acceptent la partition (Michael Collins) et ceux qui la refusent (Eamon De Valera). Les vaincus de la guerre civile fondent le Fianna Fail qui arrive au pouvoir par la suite et rompt les derniers liens avec le Royaume-Uni jusqu'à l'indépendance complète en 1949.
Jusqu'au années 1960 et, malgré quelques attentats de l'IRA, le conflit s'apaise. Mais les discriminations dont sont victimes les catholiques vont le relancer.

Quelle est la situation à la fin des années 1960 ?


D'un côté, une forte minorité de catholiques dits "nationalistes" qui souhaitent le rattachement de l'Ulster à la République d'Irlande. De l'autre, une majorité de protestants dits "loyalistes" ou "unionistes" qui souhaitent le maintien de l'Ulster dans le Royaume-Uni. Ces derniers sont pour la plupart des descendants des colons anglais ou écossais qui ont repeuplé le Nord de l'Irlande après les massacres commis par Cromwell. Grâce à des manipulations sur les contours des circonscriptions électorales (le fameux gerrymandering qui a plutôt, aux États-Unis, pour but de permettre aux minorités d'être représentées dans les assemblées élues), le parlement nord-irlandais de Stormont est contrôlé par les Unionistes. Il en est de même pour la police, la tristement célèbre Royal Ulster Constabulary (RUC), essentiellement composée de protestants et peu soucieuse des droits des catholiques.

Est-ce une guerre de religions ? Non, plutôt un affrontement dans lequel la religion sert de marqueur d'identité. Depuis le berceau, chaque individu vit séparé de l'autre communauté qu'il apprend consciencieusement à haïr. Des murs séparent les quartiers de chaque communauté, les quartiers mixtes étant plutôt rares.

[Le 14 août 1969, des soldats britanniques interviennent pour calmer les émeutes lors de la "bataille du Bogside". C'est le début des 38 ans de l'Opération Bannière; source]

A la fin des années 1960, les "troubles" démarrent en Ulster, des affrontements opposent les deux communautés au travers de groupes paramilitaires ou de milices. En août 1969, une IRA "provisoire" se sépare de l'IRA "officielle" (qui a renoncé à la violence) pour prendre les armes. Une nouvelle génération est à l'origine de ce tournant que l'on constate dans l'IRA comme dans sa "vitrine politique", le Sinn Fein. Ils ont pour objectif la réunification avec le Sud et sont prêts à tout pour y arriver. Parallèlement, le Mouvement pour les droits civiques, d'orientation pacifiste, réclame la fin des discriminations contre les Catholiques pour le logement, le travail, dans les rapports avec la police. En 1968, une de leur manifestation à Derry, menée par Bernadette Devlin, est sévèrement réprimée par la RUC. Des attentats éclatent, perpétrés par des milices paramilitaires protestantes comme l'UVF. Les catholiques sont persécutés par des protestants peu soucieux d'égalité. Aussi, lorsque l'armée britannique intervient en 1969, c'est plus comme une force d'interposition entre deux communautés, voire une force de protection pour les catholiques. La suite est bien différente.


[L'Irlande et ses villes divisées; Cartographie : Monde Diplomatique]

1972 : Un tournant dans le conflit

Si Belfast est la capitale de l'Irlande du Nord, Londonderry est l'une des villes où la tension est la plus forte. La ville est située dans un comté de l'ouest de la province à majorité catholique. Son nom même est une insulte aux nationalistes catholiques qui préfèrent l'appeler Derry. La ville est divisée entre quartiers catholiques et quartiers protestants. Le quartier catholique, c'est le Bogside où commence pour les nationalistes le "Free Derry".
Pour protester contre les discriminations dont sont victimes les catholiques, une marche est organisée le 30 janvier 1972 (photo ci-contre; source). Elle est organisée par Ivan Cooper, leader non-violent et protestant de la NICRA. L'association des droits civiques s'inspire de Gandhi et de Martin Luther King. Créée en 1966, elle a d'ailleurs pour hymne le fameux "We Shall Overcome" chanté notamment lors de la marche de 1963 à Washington.
La protestation porte en particulier sur l'internement administratif (instauré par l'armée britannique en 1971), qui permet d'enfermer des activistes catholiques sans procès. Elle doit se dérouler à Londonderry que les catholiques appellent Derry. Les autorités l'interdisent. Le dimanche 30 janvier 1972, les parchutistes britanniques ouvrent le feu sur les manifestants prétextant des tirs de l'IRA. 14 personnes vont mourir (13 le jour-même et un des suites de ses blessures). Malgré l'enquête qui blanchit l'armée en confirmant la thèse de tirs de miliciens de l'IRA, de nombreux témoignages, y compris de militaires britanniques, sont venus mettre en doute la vérité officielle.

[L'une des victimes, Patrick Doherty, âgé de 36 ans et père de 6 enfants, photo Gilles Perres; source]

Quoi qu'il en soit, le Bloody Sunday marque un tournant. L'IRA, qui riposte quelques jours plus tard par de nombreux attentats, voit ses rangs se gonfler en même temps que les pacifistes peinent à faire entendre leur voix. A partir de ce jour, l'armée britannique n'est plus du tout perçue comme force d'interposition. Cette année 1972 est l'année la plus meurtière du conflit avec près de 500 morts dont une majorité de civils. Le gouvernement britannique dissout le parlement nord-irlandais et reprend l'administration directe de la province. L'armé britannique compte alors plus de 25 000 hommes dans le cadre de l'opération "Bannière" entamée en 1969 (c'est la plus longue opération de l'armée puisqu'elle ne cesse qu'en 2007, mais c'est une autre histoire).
Il faut attendre la fin des années 1990 pour que le débat reprenne sur les responsabilités du massacre. Une enquête officielle a été menée à l'instigation du Premier Ministre Tony Blair en 1998. La commission n'a toujours pas livré ses conclusions qui sont attendues pour l'automne 2009. Ses auditions se sont d'abord déroulées dans la ville-même de Derry puis à Londres pour que les soldats témoignent avec plus de sérénité. Consultez le site de la Commission d'enquête (in english).

Post Scriptum : En juin 2010, la commission d'enquête conduite par Lord Saville a rendu ses conclusions après 12 ans de travaux. Le rapport établit la responsabilité des parachutistes qui ont tiré sur des civils qui fuyaient. Elle blanchit les victimes des accusations portées par les militaires et entérinées par une première commission qui avait couvert les agissements des paras. Les victimes n'avaient pas de grenades ni d'armes. La commission qualifie les faits de meurtres illégaux ouvrant la possibilité à des poursuites, notamment contre le fameux "soldat F" ayant tué au moins quatre personnes ce jour-là. Le Premier Ministre David Cameron a qualifié le massacre d'"injustifié" et "injustifiable". Voyez ci-dessous sa déclaration et retrouvez de nombreuses informations sur le site du Guardian.

[photo ci-contre : monument aux victimes du Bloody Sunday dans le Bogside; source]

Et maintenant place à la musique !




Découvrez la playlist Bloody sunday avec U2


...This song is not a rebel song
This song is Sunday Bloody Sunday

I can't believe the news today Je ne peux pas croire les infos aujourd'hui
I can't close my eyes and make it go away. Je ne peux pas fermer les yeux et les oublier
How long, how long must we sing this song? Combien de temps, combien de temps devrons nous chanter cette chanson ?
How long, how long? Combien de temps ? Combien de temps ?
'Cos tonight Parc'que ce soir
We can be as one, tonight. Nous pouvons ne faire qu'un, ce soir

Broken bottles under children's feet Des bouteilles cassées sous les pieds des enfants
Bodies strewn across the dead-end street. Des corps jonchant les impasses
But I won't heed the battle call Mais je ne tiendrais pas compte des appels à la guerre
It puts my back up, puts my back up against the wall. Je dois m'appuyer le dos contre le mur

Sunday, bloody Sunday. Dimanche, dimanche sanglant
Sunday, bloody Sunday.
Sunday, bloody Sunday.
Sunday, bloody Sunday.
Oh, let's go.

And the battle's just begun Et la bataille vient juste de commencer
There's many lost, but tell me who has won? Beaucoup ont péri, mais dis-moi qui a gagné ?
The trenches dug within our hearts Les tranchées sont creusées dans nos coeurs
And mothers, children, brothers, sisters Et des mères, des enfants, des frères, des soeurs
Torn apart. Séparés

Sunday, bloody Sunday.
Sunday, bloody Sunday.

How long, how long must we sing this song?
How long, how long?
'Cos tonight
We can be as one, tonight.
Sunday, bloody Sunday.
Sunday, bloody Sunday.

Wipe the tears from your eyes Essuie les larmes de tes yeux
Wipe your tears away. Essuie tes larmes
I'll wipe your tears away. J'essuierai tes larmes
I'll wipe your tears away.
I'll wipe your bloodshot eyes. J'essuierai tes yeux injectés de sang
Sunday, bloody Sunday.
Sunday, bloody Sunday.

And it's true we are immune Et il est vrai que nous sommes immunisés
When fact is fiction and TV reality. Quand les faits sont de la fiction et la télé la réalité
And today the millions cry Et aujourd'hui des millions pleurent
We eat and drink while tomorrow they die. Nous mangeons et buvons alors qu'ils mourront demain

The real battle just begun La vraie bataille vient juste de commencer
To claim the victory Jesus won Pour revendiquer la victoire que Jésus a gagné
On...

Sunday, bloody Sunday
Sunday, bloody Sunday..

[Traduction E.A.]

Dès février 1972, Paul et Linda McCartney sortent une chanson avec leur groupe, les Wings. La chanson s'appelle "Give Ireland Back To The Irish". Elle est logiquement interdite par la BBC...
La même année, un autre ex-Beatles (ayant comme McCartney une lointaine ascendance irlandaise), John Lennon, a également écrit une chanson portant le titre "Sunday Bloody Sunday" dont les paroles sont plus explicites sur le drame et son origine. Lennon est sans nuance et on pourrait l'accuser de racisme ("Remettez les Anglais à la mer !). Sur le même album intitulé Some Time in New York City, la chanson "The Luck Of The Irish" est aussi consacrée au conflit.

Well it was sunday bloody sunday C'était un dimanche sanglant
When they shot the people there Lorsqu'ils ont tué des gens là-bas
The cries of thirteen martyrs
Les pleurs de 13 martyrs
Filled the free derry air Emplissaient l'air du Derry libre
Is there any one amongst you Y a-t-il quelqu'un parmi vous
Dare to blame it on the kids ? Qui ose rendre responsable des enfants ?
Not a soldier boy was bleeding Pas un soldat ne saignait
When they nailed the coffin lids! Quand ils clouèrent les couvercles des cercueils

Sunday bloody sunday
Bloody sundays the day!

You claim to be majority Vous affirmez être la majorité
Well you know that its a lie Vous savez bien que c'est un mensonge
You're really a minority Vous êtes vraiment une minorité
On this sweet emerald isle Sur cette douce île d'émeraude
When stormont bans our marches Quand Stormont interdit les marches [Le gouvernement provincial dominé par les protestants]
They've got a lot to learn Ils ont beaucoup à apprendre
Internment is no answer L'internement n'est pas la solution [L'internement administratif mis en place depuis 1971]
It's those mothers turn to burn! Ce sont ces mères qui se consumment

Sunday bloody sunday
Bloody sundays the day!
Sunday bloody sunday
Bloody sundays the day!

You anglo pigs and scotties Vous cochons d'Anglais et d'Ecossais
Sent to colonize the north Envoyés pour coloniser le Nord
You wave your bloody union jack Vous avez agîté votre putain d'Union Jack [le drapeau britannique]
And you know what it's worth! Et vous savez ce qu'il vaut
How dare you hold to ransom Comment osez-vous faire du chantage
A people proud and free A un peuple fier et libre
Keep ireland for the irish Garder l'Irlande pour les Irlandais
Put the english back to sea! Remettez les Anglais à la mer !

Sunday bloody sunday
Bloody sundays the day!

Well, its always bloody sunday C'est toujours ce putain de dimanche sanglant [bloody peut vouloir dire à la fois sanglant et putain]
In the concentration camps Dans les camps de concentration
Keep Falls Road free forever Garder Falls Road libre pour toujours [Rue principale du quartier catholique de Belfast]
From the bloody english hands De ces mains britanniques ensanglantées
Repatriate to britain Rapatriez vers la Grande-Bretagne
All of you who call it home Tous ceux d'entre vous qui l'appellent maison
Leave Ireland to the Irish Laissez l'Irlande aux Irlandais
Not for London or for Rome ! Pas à Londres ou à Rome ! [Peut être une manière de renvoyer dos à dos les extrémistes protestants et catholiques ?]

Sunday bloody sunday
Bloody sundays the day!

[Traduction E.A.]

Le rappeur-slammeur new-yorkais Saul Williams a sorti une version très réussie du morceau de U2 en 2007.
  • Le meilleur moyen de comprendre ce dimanche sanglant est de regarder le remarquable et bouleversant film Bloody Sunday de Paul Greengrass sorti en 2002. C'est une fiction, mais les évènements sont minutieusement reconstitués presque minute par minute. On suit notamment Ivan Cooper qui organise la marche. Voici un extrait.


mercredi 26 août 2009

Sur la platine: août 2009.






1. Leonard Cohen: "Famous blue raincoat." Un grand classique du barde canadien, toujours aussi sublime et déprimant.

2. Ferro Gaita. Ce rythme incendiaire est celui du funana, un genre musical typique du Cap-Vert. Le groupe Ferro Gaita en est un des meilleurs représentants: la preuve avec ce morceau enlevé.

3. Amadou Balaké: "Whiskey and coca-cola".

4. Joseph Arthur: "In the sun". Un vieux morceau du chanteur talentueux et torturé.



5. Irma Thomas: "A woman will do wrong". Ce titre, issu d'une session d'enregistrement à Muscle Shoals, livre ici un petit échantillon de la puissance vocale de cette grande chanteuse louisianaise.

6. Titi: "Music".

7. Armando Hernandez y su Conjunto: "La Zenaida". Cumbia colombiannnnnnnnnnnnnnnnnnaaaaaaaaaaaa!!!!!!!

8. Gnonnas Pedro & His Dadjes Band: "La Musica En Vérité". Ce morceau est tiré d'un compilation de funk béninois sortie par l'excellent label Analog.

lundi 17 août 2009

177. Barbara:" si la photo est bonne". (1965)

Le Code pénal dressait jusqu'en 1981 la liste des crimes passibles de la peine de mort. Il précisait les conditions d’exécution de la peine capitale : fusillade quand le condamné relevait des tribunaux militaires ; décapitation dans tous les autres cas (article 12 du Code pénal).

Le décret du 20 mars 1792, toujours en vigueur en 1981, opte en faveur de la guillotine comme seul moyen d’exécution. Le condamné à mort ne peut alors implorer que la grâce présidentielle pour conserver sa tête sur ses épaules. 

* Le droit de grâce.

Le droit de grâce est une prérogative personnelle du chef de l'Etat (
dans le régime précédent, le droit de grâce relevait du Conseil supérieur de la Magistrature. Sous la Vè, il participe donc au rayonnement de la suprématie présidentielle) qui lui permet de commuer, de dispenser totalement ou partiellement l'exécution d'une peine prononcée par une juridiction répressive. Elle est prévue par l'article 17 de la constitution du 4 octobre 1958 : « Le Président de la République a le droit de faire grâce ». Lui seul est juge pour commuer ou suspendre l'exécution d'une peine.

De 1959 à 1969, Charles de Gaulle commua 91,7 % des peines capitales (sur 146 condamnations à la peine capitale prononcées par les cours d'assises, 12 ont été exécutées, notamment Jean-Marie Bastien-Thiry). De 1969 à 1974, sous la présidence de Georges Pompidou, 3 condamnés à mort furent guillotinés : Claude Buffet et Roger Bontems le 28 novembre 1972, Ali Benyanès le 12 mai 1973. De 1974 à 1981, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, 3 exécutions capitales eurent lieu : celles de Christian Ranucci le 28 juillet 1976, de Jérôme Carrein le 23 juin 1977 et enfin celle de Hamida Djandoubi le 10 septembre 1977 ; dernière exécution capitale en France.


* 1981: l'abolition de la peine de mort.
La question de la peine capitale se trouve au cœur des élections présidentielles de 1981. François Mitterrand, le candidat des socialistes, se prononce contre le maintien de la peine de mort et promet l'élaboration d'un projet abolitionniste en cas de victoire. Il confie logiquement ce dossier épineux à Robert Badinter, le nouveau garde des sceaux. Dès 1972, ce dernier entame son combat contre la guillotine lors de l'exécution de Bontems. En 1976, il défend Patrick Henry, qui a enlevé et assassiné un petit garçon. Ce procès devient celui de la peine de mort. Il réussit à sauver la tête d'Henry qui est condamné à la prison à perpétuité. 
 
 
Badinter défend avec brio le projet de loi en faveur de l'abolition de la peine de mort devant l'Assemblée.

Dans son discours devant l'Assemblée nationale, le 17 septembre 1981, Robert Badinter, garde des sceaux affirme: "Voici la première évidence : dans les pays de liberté l'abolition est presque partout la règle ; dans les pays où règne la dictature, la peine de mort est partout pratiquée. Ce partage du monde ne résulte pas d'une simple coïncidence, mais exprime une corrélation. La vraie signification politique de la peine de mort, c'est bien qu'elle procède de l'idée que l'Etat a le droit de disposer du citoyen jusqu'à lui retirer la vie. C'est par là que la peine de mort s'inscrit dans les systèmes totalitaires. [...]

Quant au droit de grâce, il convient, comme Raymond Forni l'a rappelé, de s'interroger à son sujet. Lorsque le roi représentait Dieu sur la terre, qu'il était oint par la volonté divine, le droit de grâce avait un fondement légitime. Dans une civilisation, dans une société dont les institutions sont imprégnées par la foi religieuse, on comprend aisément que le représentant de Dieu ait pu disposer du droit de vie ou de mort. Mais dans une république, dans une démocratie, quels que soient ses mérites, quelle que soit sa conscience, aucun homme, aucun pouvoir ne saurait disposer d'un tel droit sur quiconque en temps de paix."
Le débat, particulièrement houleux, se soldent par l'adoption de la loi Badinter par 369 voix contre 113.

La France était alors le dernier pays de la CEE a avoir recours à la peine de mort. Pourtant, le débat sur l'opportunité de la peine de mort s'est posé très tôt. Les philosophes des Lumières s'emparent du sujet après la publication du livre de l'Italien Beccaria, Des délits et des peines, en 1764. Le châtiment apparaît "barbare" et inefficace, car son exemplarité est douteuse. En 1848, Victor Hugo, après un brillant plaidoyer devant l'Assemblée constituante, obtient pour quelques mois la suppression de la peine de mort pour faits politiques.

Mais, la principale offensive contre la peine de mort intervient en 1906. Jaurès mène cette campagne avec fougue et panache. C'est alors qu'intervient l'affaire Soleilland...
 

* 1907: L'affaire Soleilland.

Au cours de la première décennie du XXè siècle, le camp des abolitionnistes (dont Clemenceau, Aristide Briand, Jaurès) semble même en passe de l'emporter. C'est alors que survient l'affaire Soleilland. Le 31 janvier 1907, à Paris, une fillette de 11 ans, Marthe Erbelding, est violée par un ami de ses parents. Ce crime sordide change totalement la donne. Comme le rappelle
Jean-Marc Berlière (voir sources), "ce crime aura pour conséquence de repousser de trois quart de siècle l'abolition de la peine de mort."

Une du Petit Journal du 24 février 1907: "L'assassinat de Marthe Erbelding. Le meurtrier dans sa cellule. Le portrait de la victime."


Le 23 juillet 1907, la Cour d'assises de la Seine condamne Soleilland à la peine capitale, sous les applaudissements de la foule. Or, la décision d'Armand Fallières, le président de la République de gracier le condamné en commuant sa peine en travaux forcés à perpétuité, le 13 septembre, provoque l'ire de l'opinion. Une campagne en faveur de la peine de mort débute alors. La presse joue alors un rôle de premier plan, notamment le Petit Parisien (qui tire alors à 2 millions d'exemplaires!). Les faits divers les plus sordides sont décrits par le menu, car cela fait vendre. Les récits les plus inquiétants persuadent bon nombre de lecteurs que la délinquance atteint alors une importance sans précédent et que les pouvoirs publics ne parviennent pas à désarmer l'"armée du crime".

Le Petit Journal du 29 septembre 1907: "Ce qu'il méritait, ce qu'il espère."


Le 20 septembre 1907, le Petit Parisien propose un référendum à ses lecteurs. Le succès rencontré par cette consultation est exceptionnel. Les résultats tombent le 5 novembre 1907. A la question "êtes-vous partisan de la peine de mort?", 1 083 655 personnes ont répondu par l'affirmative, tandis que 328 692 lecteurs répondaient non. Le quotidien prévient en juillet 1908: "Dans un pays de suffrage universel, la voix du peuple prononce forcément le dernier mot". Dans ces conditions, on comprend que les parlementaires y réfléchissent à deux fois avant d'adopter le projet de loi abolissant la peine de mort (proposé par le cabinet Clemenceau fin 1906). Aussi, malgré un brillant discours de Jaurès, le projet de loi est repoussé par 330 voix contre 201, en décembre 1908.


En guise de conclusion, citons Jean-Marc Berlière (voir sources): "Au-delà d'un épisode majeur de l'histoire pénale, le crime de Someilland et ses développements permettent de découvrir l'archéologie d'un discours très contemporain et de peurs bien actuelles. On y trouve tous les arguments d'une rhétorique sécuritaire qui nous est devenue familière. Partant de l'exploitation de la statistique criminelle pour dénoncer la carence des instances officielles - une police sans moyens, une justice contaminée par un humanitarisme" déplacé- elle conclut aux responsabilités politiques d'une gauche naïve et incapable de répondre aux demandes de l'opinion publique par des solutions de bon sens: alourdir et aggraver les pénalités, multiplier les prisons et les policiers, donner à ces derniers des moyens supplémentaires et des pouvoirs élargis."

Rien de nouveau sous le soleil... 


Par 330 voix contre 201, la Chambre des députés décide le maintien de la peine de mort. Aux yeux du Petit journal, cette décision est de nature à faire réfléchir les malfaiteurs. La pensée du châtiment final arrêterait le bras de l'assassin. (Une du Petit Journal du 27 décembre 1908).


Barbara interprète avec finesse ce titre dans lequel elle pointe, tout en donnant l'air de ne pas y toucher, le pouvoir exorbitant qui repose entre les mains du président de la République.




"Si la photo est bonne" Barbara.

Si la photo est bonne,
Jusqu'en deuxième colonne,
Y'a le voyou du jour
Qui a une petite gueule d'amour
Dans la rubrique du vice
Y'a l'assassin de service
Qui n'a pas du tout l'air méchant
Qu'a plutôt l'œil intéressant
Coupable ou non coupable
Qui doit se mettre à table
Que j'aimerai qu'il vienne
Pour se mettre à la mienne.

Si la photo est bonne,
et bien de sa personne
n'a pas plus l'air d'un assassin
Que le fils de mon voisin.
Le gibier de potence
en sortie de l'enfance
va faire sa dernière prière
pour avoir trop aimé sa mère
Bref on va pendre un malheureux
Qu'avait le cœur trop généreux
Moi qui suis femme de président
J'en ai pas moins de cœur pour autant.
De voir tomber des têtes
A la fin, ça m'entête.
Et mon mari le président
Qui m'aime bien qui m'aime tant
Quand j'ai le cœur qui flanche
Tripote la balance

Si la photo est bonne,
Qu'on m'amène ce jeune homme,
Ce fils de rien que tout étire
cette crapule au doux sourire
Ce grand gars au cœur tendre
Qu'on n'a pas su comprendre
Je sens que je vais le conduire
Sur le chemin du repentir
Pour l'avenir de la France
contre la délinquance
c'est bon, je fais le premier geste
que la justice fasse le reste
surtout qu'il soit fidèle
surtout je vous rappelle
A l'image de son portrait
Qu'ils se ressemblent trait pour trait
C'est mon ultime condition
pour lui accorder mon pardon
Qu'on m'amène ce jeune homme,

Si la photo est bonne,
Si la photo est bonne,
Si la photo est bonne.

Sources:
- L'Histoire n° 323, septembre 2007. J.M. Berlière: "1907, la France a peur! L'affaire Soleilland., pp54-59.
- J.-M. Berlière: "1907, le crime de Soleilland. Les journalistes et l'assassin", Tallandier, 2003. (absolument remarquable)
- D. Kalifa: "L'encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Epoque", Fayard, 1995.

Liens:

* Dossier de la documentation française sur l'abolition de la peine de mort.
* Sénat.fr: Abolition de la peine de mort.
* Discours de Robert Badinter à l'Assemblée nationale, le 17 septembre 1981.
* Exécutions en France.
* Curiosphere: "Le président de la République et le droit de grâce."
* "L'effet Soleilland."
* Retranscription des débats de 1908 sur la peine de mort, avec notamment le discours de:
- Maurice Barrès (le 3 juillet 1908): "Je suis partisan du maintien de la peine de mort. [...] quand nous sommes en présence du membre déjà pourri, [...] c'est l'intérêt social qui doit nous inspirer et non un atendrissement sur l'être antisocial."
- et celui de Jaurès (le 18 novembre 1908): "Je crois pouvoir dire qu'elle [la peine de mort] est contraire à ce que l'humanité, depuis 2000 ans, a pensé de plus haut et a rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l'esprit du christianisme et à l'esprit de la Révolution".