Cette étiquette impose aux Noirs un strict contrôle social fondé sur la violence terroriste dont le lynchage devient la pierre angulaire.
Le Tuskegee Institute d'Alabama donne la définition suivante de cette forme de "justice" expéditive: "Une personne tuée en toute illégalité par un groupe de trois individus et plus qui perpétue son action au nom de la justice, de la défense de la race, ou par tradition."
L'origine du terme "lynchage" demeure incertaine.
Selon Edgar Allan Poe, le terme se réfère au capitaine William Lynch (1742-1820) qui éradique le banditisme du comté de Pittsylvania en Virginie grâce à des méthodes brutales.
Selon une autre hypothèse, le mot viendrait d'un fermier de Virginie, Charles Lynch. Pendant la guerre d'indépendance, ce dernier prend la tête d'une organisation populaire et instaure une justice expéditive dont font les frais les pillards et les partisans britanniques de la région.
Quant au bluesman Billy Boy Arnold, il fait dériver le terme de Willy Lynch, auteur d'un texte (1712) expliquant comment " brider ou (...) anéantir la personnalité des esclaves noirs."
Quelle qu'en soit l'origine, le mot désigne les exécutions sommaires qui ensanglantent le sud des États-Unis entre le dernier tiers du XIXe siècle et les années 1950.
Le capitaine W.A.Bridge de la 7ème cavalerie s'était vu confié la mission de protéger Lige Daniels, jeune garçon de 16 ans accusé d'avoir tué une vieille femme blanche, de la fureur de la foule hostile. Pour expliquer sa défaillance, il affirmera n'avoir pu rassembler à temps les membres de sa compagnie. Le 3 août 1920, un millier d'hommes extraient Daniels de prison et le pendent à un chêne. Ce cliché fut édité en carte postale. |
* Un acte collectif.
Le lynchage sévit surtout dans les anciens États du sud cotonnier et vise d'abord la population noire (4/5 des lynchés). Car, par delà la défaite militaire et l'adoption des lois fédérales, les populations blanches cherchent à maintenir leur domination sur les populations noires. Acte collectif, le lynchage représente, pour cette société d'honneur qu'est le Sud, le meilleur moyen d'assurer la défense de ses valeurs, en particulier la prétendue supériorité de la race blanche. Il s'impose comme une véritable institution, ayant pour but de terroriser les Noirs en leur rappelant qu'elle est "leur place": subalterne et soumise. Les lyncheurs agissent d'ailleurs en plein jour, en toute impunité, convaincus de bénéficier de l'assentiment du reste de la communauté et persuadés de faire acte de justice.
Avec la naissance du Ku Klux Klan, les lynchages se multiplient contre les anciens soldats noirs de l'Union, ceux qui revendiquent des postes électifs ou s'inscrivent sur les listes électorales.
* Justification du lynchage.
Les tenants du lynchage invoquent la souveraineté populaire comme source de légitimité. Pratique plébiscitée par le peuple, le lynchage a valeur de loi et doit, aux yeux de ses partisans, être pratiqué et se perpétuer. Quelques parlementaires sudistes (à l'instar de Theodore Gilmore Bilbo) considèrent même le lynchage comme une tradition typiquement américaine et défendent sa nature démocratique. Il faut ainsi attendre 1938 pour que le Congrès daigne étudier un projet de loi antilynchage, finalement repoussé au nom de "l'honneur" des Etats du Sud.
Lors de son voyage dans l'Amérique profonde de 1936 à 1937, Annemarie Schwarzenbach se rend dans le Tennessee où on lui expliquent que "si l'on avait su pendant la guerre de Sécession qu'une telle loi serait proposée au Sud, les officiers et les soldats n'auraient jamais accepté les conditions de la paix et auraient combattu jusqu'à leur dernière goutte de sang. Si le président Roosevelt persistait à faire passer une loi antilynchage et à violer du même coup l'un des idéaux les plus nobles et l'un des concepts juridiques les plus sacrés du Sud, il perdrait pour toujours la confiance des démocrates des États du Sud et provoquerait une scission fatale du parti démocrate."
En 1934, Claude Neal, accusé du viol et du meurtre d'une femme blanche, fut extrait de sa cellule, puis torturé et tué sur les rives de La rivière Chattahoochee. Son corps, mutilé par la foule, fut traîné jusqu'au tribunal de Marianna, dans le comté de Jackson, en Floride. Enfin, ses bourreaux pendirent sa dépouille à un chêne situé en face du bureau du shérif. |
* Rendre la justice mieux que ne le feraient des juges.
Aux yeux de ses promoteurs, le lynchage prévient l'intervention de la justice, à laquelle on reproche sa lenteur à sévir et son laxisme. Il s'agit donc d'après eux d'une forme de justice, non pas sommaire et expéditive, mais rapide et efficace.
Tout en dénonçant l'excès de convention de la justice officielle, les lyncheurs se montrent soucieux de manifester un minimum de formalisme quand ils passent à l'acte. Dans bien des cas, les lyncheurs extraient le prétendu coupable de prison, puis organisent un simulacre de procès, dont l'issue est connue de tous. Une "justice" parallèle se met donc en place, contribuant à la confusion du genre dans l'esprit de nombreux individus (s'agit-il d'un procès ou d'un lynchage?). Des membres respectés de la communauté compose le jury. Ces "bons citoyens" sont la plupart du temps membres de la "patrouille", une institution de contrôle social chargée de la chasse à l'homme qui précède bien des lynchages. Dans l'esprit des participants, cette milice revêt un rôle officiel qui s'étend au droit de choisir le sort du captif.
Dans leur prétention à punir toute infraction à l'ordre social, les lyncheurs accordent une place centrale à la victime ou sa famille. Cette dernière se voit parfois attribuée le rôle de bourreau. Ainsi, lors du lynchage de Claude Neal en Floride en 1934, la radio locale annonce qu'"un Nègre allait être lynché et mutilé". Elle donne rendez-vous aux auditeurs à la ferme de la victime du viol "où la famille aura la préséance, à commencer par les femmes."
* Black bodies swinging in the southern breeze.
Les lynchages visent surtout des Noirs pauvres, de nouveaux venus ou des individus de passage dans une région, bénéficiant donc de peu de soutiens locaux.
Les statistiques établies par les opposants au lynchage fournissent des informations précieuses, en particulier le nombre de victimes, les méthodes d'exécutions... Ainsi, pour les années 1906-1907, on dénombre 73 lynchages en 1906 et 56 l'année suivante. La plupart d'entre-eux sont perpétrés dans le Sud (à eux deux, l'Alabama et le Mississippi totalisent 43 lynchages), mais aussi dans le Middle West. Parmi les 56 suppliciés de l'année 1907 se trouvent 49 hommes noirs, 3 femmes noires et 4 hommes blancs.
Les lynchés ont été pendus ou tués par balles, mais d'autres sont brûlés vifs, castrés, démembrés. Au total, jusqu'aux années 1960, environ 5000 lynchages sont perpétrés aux Etats-Unis dont près de 4000 noirs.
Les lynchages s'avèrent particulièrement nombreux dans les Etats du sud, mais ils ne sont pas rares dans le Middle West. |
Que reproche-t-on exactement aux suppliciés?
Les lynchages punissent des infractions supposées, le plus souvent des accusations de viol ou de manque de respect à l'égard d'une femme blanche. Mais, un simple regard, une parole peuvent coûter très chers. (1) Comme le souligne J.-P. Levet, "chaque attitude, interprétée comme un indice d'affirmation identitaire et donc comme un acte potentiellement subversif, est susceptible de valoir à un Noir un châtiment pouvant aller jusqu'au lynchage."
* La survivance du lynchage.
Il ne faut pas moins de cinq décennies avant que l'ensemble des comtés du territoire américain disposent d'un tribunal et d'une prison! Ce décalage entre l'installation des pionniers et la mise en place d'institutions judiciaires a pu expliquer l'importance du phénomène dans un premier temps. (2)
Mais comment comprendre la perpétuation du lynchage une fois l'institution judiciaire solidement établie sur le territoire américain?
La persistance d'une telle pratique au cœur du XXe siècle s'explique en grande partie par la complicité des autorités publiques. Juges et shérifs locaux, des hommes blancs du Sud élus par la communauté, cautionnent souvent cette "justice" expéditive. Selon Arthur Raper, au moins la moitié des lynchages ont été commis en présence ou avec la participation de représentants de la police. Les autorités fédérales semblent, pour leur part, s'accommoder d'une telle pratique. Bien peu de lyncheurs sont poursuivis et, lorsque c'est le cas, très rarement condamnés.
Rappelons en outre que la frontière s'avère souvent ténue entre un lynchage et certains procès organisés au milieu d'une foule hostile et haineuse qui place sous pression les autorités judiciaires.
Enfin, comme le note Joël Michel: "Au cours des années 1930, les mutations politiques et économiques profondes font que les communautés blanches retirent leur soutien aux lyncheurs: le lynchage recule ou plonge dans la clandestinité, mais se maintient toutefois jusqu'aux années 1950. Ne pouvant plus se présenter comme un acte de justice populaire, mais seulement de haine racial, il fera ses dernières victimes parmi les militants des droits civiques."
* Strange fruit.
En 1937, Abel Meeropol tombe par hasard sur le cliché du lynchage de Thomas Shipp et Abram Smith. Horrifié, ce jeune professeur blanc, juif et communiste prend sa plume et compose un poème. Rédigé dans une langue élégante, Bitter fruit ("fruit amer") dépeint avec une grande subtilité un lynchage.
Le poème est publié dans une revue syndicale confidentielle. Meeropol compose alors une musique pour faire de Strange fruit une chanson. Interprétée dans les soirées "progressistes", le morceau séduit Barney Josephson, propriétaire du Cafe Society, le seul lieu de nuit totalement déségrégué du Greenwich Village. (3) Le patron demande à Meeropol de présenter le titre à la nouvelle vedette de son établissement: Billie Holiday.
Cette chanteuse à la voix déchirante s'illustrait jusque là principalement dans un répertoire romantique ou joyeux. Son interprétation de Strange fruit confère à la chanson une dimension dramatique inédite, renforcée encore par la mise en scène très précise imaginée par Josephson. (4) Le morceau doit clore les trois sets quotidiens de la chanteuse. Lorsque le chanson débute, le personnel cesse de servir afin de plonger la salle dans le silence, tandis que les lumières s'éteignent pour ne laisser qu'un projecteur éclairant le visage de Holiday. A l'issue de son interprétation, la chanteuse quitte la scène, pour n'y plus revenir.
"La chanson infectait l'atmosphère de la salle" (cf: Dorian Lynskey), suscitant presque toujours la même réaction: au silence médusé succède un tonnerre d'applaudissement. Après avoir assisté à la prestation de Holiday au Café Society, Meeropol note, satisfait: "Elle a donné une interprétation saisissante, plus spectaculaire et plus frappante, qui pouvait ébranler la suffisance de n'importe quel public. C'est exactement l'effet que je voulais pour cette chanson et c'est la raison pour laquelle je l'ai écrite."
Incommodante, éprouvante et particulièrement dure, la chanson possède un poids historique incontestable, puisqu'elle est la première à introduire un message politique clair dans le domaine du divertissement. (5) Le chroniqueur du New York Post ne s'y trompe pas et écrit: "Ce disque m'a obsédé pendant deux jours. [...] Encore aujourd'hui, quand j'y repense, j'en ai les cheveux qui se dressent sur la tête et j'ai envie de frapper quelqu'un. Je crois d'ailleurs savoir qui. [...] Si la colère des exploités monte suffisamment dans le Sud, elle aura désormais sa Marseillaise."
Il se dégage du titre le sentiment obsédant d'un malaise. Meeropol file la métaphore du fruit jusqu'à la putréfaction finale. Il fait de l'auditeur un observateur curieux. Dans un cadre bucolique, en apparence paisible, ce dernier est attiré par des formes étranges, puis très vite confronté à une scène effroyable. Planté au pied de l'arbre, il ne peut désormais plus détacher ses yeux (et surtout ses oreilles) des corps meurtris.
La musique, tout à la fois furtive et lancinante, incarne à merveille l'horreur décrite par les paroles.
Après un refus catégorique de sa maison de disques habituelle, Columbia, c'est sur le tout petit label Commodore Records que Billie Holiday enregistre le morceau le 20 avril 1939. Une courte introduction jouée au piano permet de planter le décor, lugubre." La trompette en sourdine distille un spleen subtil, "les accords mineurs du piano [...] conduisent l'auditeur vers le lieu fatidique"; enfin la chanteuse entre en scène, toute en retenue et sobriété.
En dépit de très rares passages radio, Strange fruit remporte un certain succès, sans être un grand succès populaire. Il faut dire que le sujet ne s'y prête guère. Au lieu de s'achever par un appel cathartique à l'unité, la chanson reste suspendue au dernier mot; ce crop qui claque comme le son d'un fouet. La chanson n'a d'ailleurs guère le vent en poupe chez les militants des droits civiques. Car, à la différence des freedom songs, la description éprouvante d'une pendaison était le meilleur moyen de plomber l'atmosphère et de transformer une manifestation en veillée mortuaire. Elle ne réveillait pas l'enthousiasme, mais donnait le frisson.
Strange fruit.
Southern trees bear a strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,
Black bodies swinging in the southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.
Les arbres du sud portent un fruit étrange.
du sang sur les feuilles et du sang à la racine.
Corps noirs se balançant dans la brise du Sud.
Un fruit étrange pendant aux branches des peupliers.
Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh.
Scène champêtre du Brave Sud,
Yeux exorbités et et bouche tordue.
Senteur de magnolia, propre et fraîche,
Puis la puanteur de la chair brûlée.
Here is fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for the trees to drop,
Here is a strange and bitter crop.
Voici un fruit à cueillir pour les corbeaux,
à récolter par la pluie, à sucer par le vent,
à pourrir par le soleil, à laisser tomber par les feuilles
Voici une étrange et amère récolte.
Notes:
1. Dans le contexte d'une société sudiste ségrégationniste, l'obsession des communautés blanches est de "remettre le Noir à sa place". Bien des individus sont ainsi lynchés pour avoir eu une "attitude". Par exemple, le Noir ne doit pas regarder dans les yeux un Blanc, ne doit pas s'adresser à lui en premier, ne pas lui répondre d'une voix forte, ne pas regarder une Blanche ou même simplement avoir l'air renfrogné.
2. De fait, les lynchages ont souvent lieu dans des régions enclavées et peu peuplées, milieux ruraux où la compétition économique et sociale est bien visible.
3. J.-P. Levet le décrit ainsi:"le Café Society était un haut lieu de la gauche new-yorkaise et l'exact opposé du Cotton Club au public entièrement blanc; les Noirs s'y voyaient réserver les meilleures places. [...] un Hitler simiesque était suspendu au plafond, les portiers portaient des haillons et regardaient les clients ouvrir les portes; les Noirs n'y étaient victimes d'aucune discrimination."
4. Pour Josephson, " les gens devaient se souvenir de Strange fruit, être consumés de l'intérieur par elle."
5. Comme le rappelle Dorian Lynskey (voir sources), jusque là "les protest songs américaines étaient destinées à des publics précis (piquets de grèves, écoles populaires, meetings politiques) pour des objectifs spécifiques: adhérer à un syndicat, se battre contre les patrons, faire grève."
Sources:
- Joël Michel: "La loi de Lynch", in l'Histoire n°357, octobre 2010. L'auteur a publié Le Lynchage aux Etats-Unis (La Table ronde).
- Dorian Lynskey: "33 révolutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons", vol. 1, Rivages rouge, 2012.
- Jean-Paul Levet: "Talkin' that talk. Le langage du blues, du jazz et du rap.", Outre mesure, 2010.
- Pap Ndiaye: "Les Noirs américains. En marche pour l'égalité", Découvertes Gallimard, 2009.
Liens:
- Sur l'excellent blog Il y a un siècle: "31 octobre 1908: le lynchage."
- Le site de l'exposition Without sanctuary présentée lors des 40èmes rencontres photographiques d'Arles en 2009 (plus d'infos ici).
- NRP music: "The strange story of the man behind Strange fruit."
- L'interprétation du morceau par les Decoders et Raul Midon.