Les féministes chiliennes s'inscrivent aussi dans le prolongement de la vague de protestation "ni una menos" ("pas une de moins") contre les féminicides (1) et dans le sillage des manifestations féministes de 2018-2019 à Mexico. Au Chili, les militantes utilisent des moyens d'action particulièrement originaux, mêlant arts de rue, musique, chorégraphie dans le cadre de performances collectives spectaculaires. Ainsi, le 25 novembre 2019, à l'occasion de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, plusieurs dizaines de militantes s'installent devant le ministère de la Femme et de l'égalité de genre à Santiago, au Chili. A l’appel du collectif LasTesis (Les Thèses), les participantes entonnent Un violador en tu camino ("un violeur sur ton chemin"), un poème chanté et dansé, extrait d'une pièce de théâtre conçue par le collectif.
* Mettre en scène les thèses d'auteures féministes.
LasTesis cherche à traduire, sous une forme artistique, les thèses féministes, en les rendant accessibles et visibles à tous. “Nous avons choisi le nom ‘LasTesis’ car notre objectif est de
mettre en scène les thèses de la pensée féministe pour mieux en diffuser
le message”, expliquent les quatre trentenaires à l'origine du collectif (Daffne Valdés Vargas, Sibila Sotomayor Van Rysseghem, Paula Cometa Stange, Lea Cáceres Días). Ainsi, le morceau Un violador en tu camino dénonce les violences faites aux femmes, tout en diffusant les résultats des travaux des chercheuses féministes, en particulier ceux de l’anthropologue argentine Rita Segato ou de la féministe marxiste Silvia Federici.
Les travaux de cette dernière réfutent la représentation sociale communément admise du
violeur, considéré comme un être antisocial, et du féminicide, réduit à un crime passionnel.
Pour Segato, les violences sexistes sont le reflet des codes
sociaux en vigueur, une façon de réaffirmer une masculinité mise à mal par la subordination sociale, l'émancipation des femmes et/ou la remise en cause du patriarcat. Utilisées par l’armée ou la police, ces violences deviennent des stratégies visant à neutraliser la
contestation sociale et à humilier.
Pour Segato, les agressions, le harcèlement, le viol restent largement impunis car le système judiciaire les relègue dans la sphère privée, attribuant les agressions à l'attitude "provocatrice" des victimes ou aux pulsions individuelles incontrôlables des agresseurs, jamais au système patriarcal qui sévit au Chili. Dans leur volonté de stigmatiser les institutions, les chorégraphies militantes se déroulent devant les lieux du pouvoir: le palais présidentiel de la Moneda, le Congrès, les ministères, les palais de justice, les commissariats...
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*"L’État oppresseur est un macho violeur."
> Les paroles insistent sur le fait que les viols et agressions sexuelles s'intègrent dans un système. A ce titre, le violeur n'a rien d'un paria ou d'un individu en marge de la société. Ainsi, "Le violeur c'est toi / Ce sont les policiers, les juges, l’État, le président / L'État oppresseur est un macho violeur". Quand il commet son crime, le violeur bénéficie de la complaisance des institutions ou de forces de l'ordre machistes.
> Le patriarcat s'accommode des violences faites aux femmes. "Et notre punition c'est cette violence que tu vois / Ce sont les féminicides, l'impunité des assassins. C'est la disparition, c'est le viol". On a recensé 46 féminicides au Chili en 2019.
> Pour les féministes, le système judiciaire assure "l'impunité des assassins" et la perpétuation du patriarcat. Seuls 8% des procès pour viol au Chili donnent lieu à une condamnation. "Le patriarcat est un juge, qui nous juge à la naissance / Et notre punition est la violence que vous ne voyez pas".
> Le morceau fustige également l'attitude de la police face aux victimes. Le titre de la chanson détourne d'ailleurs l'hymne des carabiniers intitulé "un ami sur ton chemin". Une strophe du chant reprend ironiquement un extrait du chant policier: "Tu peux dormir tranquille, innocente enfant, sans crainte du brigand, car sur ton doux sommeil bienfaisant veille un carabinero aimant."
La première chorégraphie organisée par Las Tesis a été exécutée le 18 novembre 2019 devant un commissariat, car les forces de l'ordre sont accusées de couvrir les violences sexistes, quand elles n'y participent pas directement (200 cas d'abus sexuels attribués à la police chilienne depuis le début des mobilisations). De nombreux manifestants ont été éborgnés par les tirs policiers, ce que les manifestantes dénoncent en se bandant les yeux. De même, les femmes s'agenouillent fréquemment lors de la performance, comme pour mieux rappeler les positions de soumission qu'imposent aux manifestantes les policiers lors des arrestations. La police, qui était la clef de voûte de la dictature, est donc identifiée à une forme de brutalité contre les femmes.
* "La coupable ce n'est pas moi, ni mes fringues, ni l'endroit. Le violeur c'est toi."
L'interprétation de la chanson s'accompagne d'une chorégraphie contre la culture du viol. La mise en scène des corps féminins (yeux bandés, agenouillement, doigt pointé accusateur) cherche à interpeller et rappeler que ces corps (2) sont les cibles privilégiées de la violence.
Les militantes arborent le foulard vert, le symbole adopté par les femmes argentines
pour le droit à l'avortement. (3) Un bandeau noir sur les yeux souligne l'invisibilisation de la question des violences faites aux femmes. Les vêtements transparents, les jupes courtes renvoient aux paroles de la chanson. "Le coupable, ce n'est pas moi, ni mes fringues, ni l'endroit." Autrement dit, la tenue portée ne peut en aucune façon justifier une agression sexuelle.
Les femmes font mine de s'agenouiller, les deux mains plaquées sur la nuque. Le geste se réfère aux méthodes d'interpellations policières. Les femmes arrêtées doivent en effet se déshabiller, se lever et s'accroupir à plusieurs reprises, autant de gestes de soumission destinées à humilier. Comme le rappelle Cecilia Baeza, "cette symbolique puise dans la mémoire de la violence de l'Etat chilien, la violence policière en particulier." (cf: source G) La chorégraphie est d'ailleurs interprétée devant le stade où les opposants à la dictature de Pinochet étaient torturés en 1973... De même, les paroles de la chanson évoquent les exactions perpétrées par les dictatures latino-américaines. A la fin du premier couplet, le mot "disparition" renvoie à une pratique courante des juntes militaires argentine, chilienne et brésilienne qui éliminaient physiquement leurs victimes.
* Comment expliquer le retentissement d'une chanson devenue virale?
Warko / CC BY-SA |
Le collectif naît à Valparaiso, une ville dans laquelle les arts de rue connaissent un grand succès depuis longtemps. Au départ, les militantes destinent l'interprétation d'"Un violador en tu camino" à l'auditoire restreint des universités, puis décident de s'installer dans les rues de Valparaiso. Le message, clair et frontal, associé à une chorégraphie efficace, captive les passants. En prenant possession de la ville, des rues, de lieux dans lesquels il est souvent dangereux de se promener, les femmes clament leur colère à la face du monde. Lasses d'être ignorées, méprisées, elles s'imposent dans l'espace public. En prenant à parti le passant, elle l'empêche de détourner le regard. En désignant du doigt les institutions, mais aussi les hommes, elles incitent ces derniers à prendre position contre la société phallocratique dominante. Enfin, la cohésion des danseuses, les chœurs à l'unisson, les paroles scandées confèrent force et solennité au message.
En dépit des spécificités nationales de ce mouvement de revendication, le message des femmes chiliennes a une portée universelle. Les fondatrices du collectif LasTesis incitent d'ailleurs les femmes du monde entier à s'approprier leur chanson-performance. "Nous aimerions qu'elles l'adaptent et créent leur propre version selon l'endroit où elles se trouvent, avec d'autres vêtements ou des modifications des paroles", clament-elles. Le message est entendu. En raison de l'unité linguistique et parce que la situation faite aux femmes est mauvaise dans toute l'Amérique latine, le chant est immédiatement repris et réinterprété en Argentine, en Colombie, au Brésil, au Mexique, au Pérou. Bientôt, par le biais des réseaux sociaux, la prestation des chiliennes devient virale. Le morceau et sa chorégraphie gagnent l'ensemble des continents. Traduites dans plusieurs langues (turc, français, italien, anglais, arabe), les paroles sont adaptées ou modelées en fonction des spécificités ou problématiques nationales.
Au printemps 2020, la pandémie de COVID-19 interrompt les manifestations au Chili. Autorités et forces de l'ordre profitent du confinement pour réprimer les mouvements de protestation et empêcher les voix dissidentes de s'exprimer
En mai, quatre membres de LasTesis sont filmées devant un commissariat de Valparaiso et différents lieux de la ville pour y dénoncer, entre autres, les violences policières. Dans la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, les militantes sont vêtues de combinaisons rouges, masquées et agitent un drapeau chilien. Une voix féminine lit un texte qui accuse: «Ils nous poursuivent, bloquent les issues de nos maisons, s'infiltrent parmi les manifestants et commencent à tout brûler (...) ils lancent des gaz, frappent, torturent, violent, détruisent, nous aveuglent». On y entend aussi un "appel à faire feu sur les pacos" (les policiers). Bien que cette phrase ait été retirée de la vidéo, la police dépose plainte "pour incitation à des actions violentes contre l'institution".
Il en faut plus pour réduire au silence les militantes chiliennes. Fin mai 2020, Las Tesis et le groupe féministe russe Pussy Riot sortent "1312" (4), un hymne nu-metal contre la violence policière sorti 4 jours après la mort de George Floyd aux Etats-Unis.
El patriarcado es un juez
que nos juzga por nacer,
y nuestro castigo
es la violencia que no ves.
El patriarcado es un juez
que nos juzga por nacer,
y nuestro castigo
es la violencia que ya ves.
Es femicidio.
Impunidad para mi asesino.
Es la desaparición.
Es la violación.
Y la culpa no era mía, ni dónde estaba ni cómo vestía.
Y la culpa no era mía, ni dónde estaba ni cómo vestía.
Y la culpa no era mía, ni dónde estaba ni cómo vestía.
Y la culpa no era mía, ni dónde estaba ni cómo vestía.
El violador eras tú.
El violador eres tú.
Son los pacos,
los jueces,
el Estado,
el Presidente.
El Estado opresor es un macho violador.
El Estado opresor es un macho violador.
El violador eras tú.
El violador eres tú.
Duerme tranquila, niña inocente,
sin preocuparte del bandolero,
que por tu sueño dulce y sonriente
vela tu amante carabinero.
El violador eres tú.
El violador eres tú.
El violador eres tú.
El violador eres tú.
***
Un violeur sur ton chemin
[la traduction est (à une ou deux phrase près) celle de Dror (@sinehebdo). Merci à lui.]
Le patriarcat est un juge qui nous juge à la naissance
Et notre punition est la violence que tu ne vois pas
Le patriarcat est un juge qui nous juge à la naissance
Et notre punition est la violence que, là, tu vois
Ce sont les féminicides, l'impunité des assassins,
Le violeur, c'était toi
Le violeur, c'est toi
Ce sont les flics, les juges, l’État, le président
Le violeur, c'est toi
Dors paisiblement
Fille innocente
Sans te soucier du bandit
Car pendant ton rêve,
Doux et souriant
Veille ton amant carabinier
Le violeur, c'est toi
Le violeur c'est toi
Notes:
1. En 2015 et 2016, les Argentines, Uruguayennes, Chiliennes, Péruviennes, Espagnoles dénoncent avec force les féminicides.
En août 2018, une série de marches et de rassemblements se déroulent à Mexico pour protester contre les violences policières. Ces manifestations féministes sont aussi connues sous le nom #NoMeCuiadanMeViolan (#IlsNeMeProtègentPasIlsMeViolent").
2. «Ils s’exposent aussi pour inviter les femmes à faire de leur corps un outil d’émancipation. Il s’agit de rompre avec le sentiment de honte ou de culpabilité qui souvent l’accompagne, de rompre aussi avec l’exploitation au travail, avec les violences subies, avec le contrôle social sur ses propres fonctions reproductives.
La force d’Un violeur sur ton chemin vient de là : cette performance est la caisse de résonance d’une lutte pour l’émancipation, pour l’égalité des droits et contre les abus et les violences. Des causes qui rassemblent aujourd’hui des millions de femmes, au Chili et dans le monde.» (source A)
3. Les Chiliennes trouvent de nombreuses sources d'inspiration chez leurs consœurs argentines qui dénonçaient avec force les féminicides en 2015 sous le slogan: "Ni una menos" ("pas une de moins").
Si l'IVG a été partiellement dépénalisée au Chili en 2017, il n'en reste pas moins que les médecins qui la pratiquent, ou celles qui y ont recours, risquent de lourdes peines.
4. Chaque chiffre correspond à une lettre. ACAB signifie ici: "All Cops Are Bastards".
Sources:
A. Evgenia Palieraki: "Les origines d'une mobilisation féministe mondiale"
B. "Un violador en tu camino: voici les paroles en français du chant féministe chilien devenu hymne mondial." (France Inter)
C. «"le violeur, c'est toi", une chanson chilienne contre les violences sexistes fait le tour du monde.», (Le Monde)
D. Page wikipédia: "un violeur sur ton chemin"
E. Ritimo.org: "Quand une manifestation féministe devient virale"
F. Carte des villes qui ont accueilli la performance "un violeur sur ton chemin".
G. "Une chorégraphie chilienne scandée devient un véritable hymne féministe." [RTS culture]
H. "Elles sont les Chiliennes qui ont créé «un violeur sur ton chemin»"
Liens:
- LasTesis sur les réseaux sociaux: Twitter @lastesisoficial / Facebook / Instagram.
- VieBell a fait une version BD de la chanson sur twitter avec les gestes et une version trilingue espagnol / français / anglais.