Au cours des années 1960, dans un Memphis cloisonné par la ségrégation raciale, un petit miracle se produit au 926 East McLemore Avenue. Durant quelques mois, une compagnie de disque, Stax,
devient un havre de paix où le talent et la personnalité l'emportent sur la couleur de peau. Quelques unes des plus belles pages de la soul musique y furent écrites.
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En 1957, un frère et une soeur, Jim Stewart et Estelle Axton s’associent pour fonder un petit label nommé Satellite. Jim - lui-même violoniste dans des orchestres de western swing - commence par enregistrer un chanteur de country dans un garage prêté par l'oncle par alliance d'Estelle. Convaincu par cette expérience, Jim convainc sa grande soeur d'hypothéquer sa maison pour acheter du matériel d'enregistrement. A partir de 1958, tous deux réalisent les premiers enregistrements dans un entrepôt reconverti en studio de fortune situé à Brunswick, non loin de Memphis. Pour accompagner les chanteurs, ils engagent un groupe de jeunes musiciens blancs, des copains de lycée qui vouent une admiration sans bornes au Rythm and Blues: les Royal Spades (Steve Cropper, Donald "Duck" Dunn, Charlie Freeman, Packy Aston). Les quelques enregistrements réalisés en 1959 restent très confidentielles.
Le guitariste Chips Moman, le bras droit de Stewart, repère un cinéma désaffecté, le Capitol Theater, situé au 926 East McLemore Avenue dans le sud de Memphis, à la limite du ghetto noir. Contre 100 dollars de location mensuelle, ce lieu devient le nouveau studio d'enregistrement de Satellite. Le stand de pop corn, transformé en magasin de disques, assure les premières rentrées d'argent de la compagnie. (1) Les habitants du quartier, curieux, viennent bientôt proposer leurs services. C'est le cas de Rufus Thomas, vétéran du circuit rythm and blues. Accompagné de sa fille Carla, il enregistre Cause I love you qui remporte un succès local (20 000 exemplaires écoulés). Jerry Wexler de chez Atlantic records prend le disque en licence national.
C'est finalement tout à fait par hasard que Jim Stewart et Estelle Axton s'orientent vers le rythm'n'blues auquel ils ne connaissaient à peu près rien. Originaires du Tennessee, un État encore ségrégationniste, ils grandissent dans un univers qui les isole totalement des Noirs. "Je n'avais pratiquement pas vu un Noir de ma vie jusqu'à l'âge adulte. (...) Je ne savais pas que les disques Atlantic ou Chess existaient. Tout ce que je voulais, c''était être impliqué dans la musique d'une manière ou d'une autre", se souvient Jim. Memphis est alors une ville profondément ségrégée. Le maire Crump monopolise le pouvoir municipal depuis près de quarante ans et maintient une ségrégation implacable dans la ville. Jusqu’en 1971, la municipalité préfère par exemple fermer les piscines en pleine canicule estivale, plutôt que de laisser Noirs et Blancs ensemble.
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En 1957, un frère et une soeur, Jim Stewart et Estelle Axton s’associent pour fonder un petit label nommé Satellite. Jim - lui-même violoniste dans des orchestres de western swing - commence par enregistrer un chanteur de country dans un garage prêté par l'oncle par alliance d'Estelle. Convaincu par cette expérience, Jim convainc sa grande soeur d'hypothéquer sa maison pour acheter du matériel d'enregistrement. A partir de 1958, tous deux réalisent les premiers enregistrements dans un entrepôt reconverti en studio de fortune situé à Brunswick, non loin de Memphis. Pour accompagner les chanteurs, ils engagent un groupe de jeunes musiciens blancs, des copains de lycée qui vouent une admiration sans bornes au Rythm and Blues: les Royal Spades (Steve Cropper, Donald "Duck" Dunn, Charlie Freeman, Packy Aston). Les quelques enregistrements réalisés en 1959 restent très confidentielles.
via Wikimedia Commons |
Le guitariste Chips Moman, le bras droit de Stewart, repère un cinéma désaffecté, le Capitol Theater, situé au 926 East McLemore Avenue dans le sud de Memphis, à la limite du ghetto noir. Contre 100 dollars de location mensuelle, ce lieu devient le nouveau studio d'enregistrement de Satellite. Le stand de pop corn, transformé en magasin de disques, assure les premières rentrées d'argent de la compagnie. (1) Les habitants du quartier, curieux, viennent bientôt proposer leurs services. C'est le cas de Rufus Thomas, vétéran du circuit rythm and blues. Accompagné de sa fille Carla, il enregistre Cause I love you qui remporte un succès local (20 000 exemplaires écoulés). Jerry Wexler de chez Atlantic records prend le disque en licence national.
C'est finalement tout à fait par hasard que Jim Stewart et Estelle Axton s'orientent vers le rythm'n'blues auquel ils ne connaissaient à peu près rien. Originaires du Tennessee, un État encore ségrégationniste, ils grandissent dans un univers qui les isole totalement des Noirs. "Je n'avais pratiquement pas vu un Noir de ma vie jusqu'à l'âge adulte. (...) Je ne savais pas que les disques Atlantic ou Chess existaient. Tout ce que je voulais, c''était être impliqué dans la musique d'une manière ou d'une autre", se souvient Jim. Memphis est alors une ville profondément ségrégée. Le maire Crump monopolise le pouvoir municipal depuis près de quarante ans et maintient une ségrégation implacable dans la ville. Jusqu’en 1971, la municipalité préfère par exemple fermer les piscines en pleine canicule estivale, plutôt que de laisser Noirs et Blancs ensemble.
En 1961, Carla Thomas enregistre le charmant "Gee Whiz" qui se vend très bien à Memphis. Ce nouveau succès convainc Jerry Wexler de se rendre dans le Tennessee. Stewart accompagné de Rufus Thomas, qui doit emprunter l'escalier de service réservé aux Noirs, signe l'accord dans la chambre d'hôtel du producteur new-yorkais. Croyant ne s'engager que pour les futurs duos Rufus/Carla Thomas, Jim Stewart cède en réalité tous les droits de distribution de sa compagnie à Atlantic! Il est le dindon de la farce, mais cette association avec une des majors du disques assurera le triomphe du Memphis Sound à l'échelle nationale. Ainsi grâce au réseau Atlantic, la chanson de Carla Thomas se hisse dans les Top 10 Rythm and Blues et Pop de Billboard.
Les Mar-Keys, le nouveau nom des Royals Spades, épaulés par des musiciens noirs chevronnés, enregistrent l'instrumental Last Night. Publié en juin 1961, le titre s'écoule à plus d'un million d'exemplaires. Ayant eu vent de ce succès, une maison de disques californienne appelée Satellite - comme la compagnie de James et Estelle - revendique l'antériorité du nom et incite Stewart et Axton à rebaptiser leur compagnie qui devient STAX, comme les deux premières lettres des patronymes des fondateurs.
Le succès de Last Night contribue à la fraternisation entre les les divers acteurs de la compagnie, au delà de la barrière de couleur. Le meilleur exemple en est sans doute la constitution d'un groupe maison appelé Booker T and the MG's (pour Memphis Group), composé. La formation réunit le batteur Al Jackson Jr, le jeune organiste Booker T. Jones, le guitariste Steve Cropper et le bassiste Donald "Duck" Dunn. Les musiciens vivent ensemble, travaillent ensemble, sans anicroches. Dès 1962, les MG'S remportent un succès colossal avec Green Onions, un instrumental chaud bouillant.
Simple section rythmique de Stax au départ, les MG's s'impose progressivement comme la cheville ouvrière du Memphis sound. Une alchimie parfaite se créée alors entre les MG's et les cuivres incendiaires du Memphis Horn. On peut les entendre sur les productions des nouveaux artistes du label, en particulier celles d'Otis Redding, mais aussi derrière les artistes extérieurs à la compagnie qui viennent y enregistrer comme Wilson Pickett.
Le premier devient la super star du label grâce à des compositions puissantes (« Respect », « I’ve been loving you too long »). Les deux compositeurs maison David Porter et Isaac Hayes taillent des tubes sur mesures à d'autres artistes du label: "Hold On! I'm coming'", "Soul man" pour Sam and Dave, "Let me be good to you" par Carla Thomas, "Sophisticated Sissy" pour Rufus Thomas, "I had a dream" par Ruby Johnson.
En 1965, Jim Stewart recrute Al Bell, un disc-jokey de Washington doublé d'un commercial surdoué. Sous sa houlette, Stax se professionnalise. Memphis s'impose alors comme Soulville USA, devenant l'autre usine usine à tubes de l'Amérique, seule capable de rivaliser avec "Hitsville USA", Detroit. Mais, loin de la sophistication des productions de la Tamla Motown, le son Stax produit une soul profondément marquée par les héritages du blues et du gospel. Le catalogue du label s'oriente d'ailleurs dans ces directions avec le recrutement d'Albert King et Little Milton, deux guitaristes soul-blues virtuoses, puis de Johnnie Taylor et des Staples Singers dont les harmonies vocales sont imprégnées de gospel.
Si Stax possède un son nettement identifiable, ses artistes présentent des profils d'un remarquable éclectisme. Quoi de commun en effet entre le chant habité, intimiste d'un William Bell et le groove tellurique de Sam and Dave, le duo infernal capable de transformer n'importe quelle scène en chaudron bouillant?
Les Mar-Keys, le nouveau nom des Royals Spades, épaulés par des musiciens noirs chevronnés, enregistrent l'instrumental Last Night. Publié en juin 1961, le titre s'écoule à plus d'un million d'exemplaires. Ayant eu vent de ce succès, une maison de disques californienne appelée Satellite - comme la compagnie de James et Estelle - revendique l'antériorité du nom et incite Stewart et Axton à rebaptiser leur compagnie qui devient STAX, comme les deux premières lettres des patronymes des fondateurs.
Le succès de Last Night contribue à la fraternisation entre les les divers acteurs de la compagnie, au delà de la barrière de couleur. Le meilleur exemple en est sans doute la constitution d'un groupe maison appelé Booker T and the MG's (pour Memphis Group), composé. La formation réunit le batteur Al Jackson Jr, le jeune organiste Booker T. Jones, le guitariste Steve Cropper et le bassiste Donald "Duck" Dunn. Les musiciens vivent ensemble, travaillent ensemble, sans anicroches. Dès 1962, les MG'S remportent un succès colossal avec Green Onions, un instrumental chaud bouillant.
Booker T and the MG's (Wikimedia commons] |
Simple section rythmique de Stax au départ, les MG's s'impose progressivement comme la cheville ouvrière du Memphis sound. Une alchimie parfaite se créée alors entre les MG's et les cuivres incendiaires du Memphis Horn. On peut les entendre sur les productions des nouveaux artistes du label, en particulier celles d'Otis Redding, mais aussi derrière les artistes extérieurs à la compagnie qui viennent y enregistrer comme Wilson Pickett.
Le premier devient la super star du label grâce à des compositions puissantes (« Respect », « I’ve been loving you too long »). Les deux compositeurs maison David Porter et Isaac Hayes taillent des tubes sur mesures à d'autres artistes du label: "Hold On! I'm coming'", "Soul man" pour Sam and Dave, "Let me be good to you" par Carla Thomas, "Sophisticated Sissy" pour Rufus Thomas, "I had a dream" par Ruby Johnson.
En 1965, Jim Stewart recrute Al Bell, un disc-jokey de Washington doublé d'un commercial surdoué. Sous sa houlette, Stax se professionnalise. Memphis s'impose alors comme Soulville USA, devenant l'autre usine usine à tubes de l'Amérique, seule capable de rivaliser avec "Hitsville USA", Detroit. Mais, loin de la sophistication des productions de la Tamla Motown, le son Stax produit une soul profondément marquée par les héritages du blues et du gospel. Le catalogue du label s'oriente d'ailleurs dans ces directions avec le recrutement d'Albert King et Little Milton, deux guitaristes soul-blues virtuoses, puis de Johnnie Taylor et des Staples Singers dont les harmonies vocales sont imprégnées de gospel.
Si Stax possède un son nettement identifiable, ses artistes présentent des profils d'un remarquable éclectisme. Quoi de commun en effet entre le chant habité, intimiste d'un William Bell et le groove tellurique de Sam and Dave, le duo infernal capable de transformer n'importe quelle scène en chaudron bouillant?
Otis Redding [Wikimedia commons] |
Plus rien ne semble pouvoir arrêter l’ascension fulgurante du label qui parvient à conquérir les faveurs des auditeurs blancs par l'intermédiaire d'Otis Redding, dont la prestation au festival de Monterey éblouit l'auditoire, en juillet 1967. Or, la disparition de ce dernier et de son groupe les Bar-Kays dans un accident d’avion cinq mois plus tard, ouvre une année noire pour le label. Le rachat d’Atlantic par Warner laisse le label sur la paille.
Le contexte social pèse également de plus en plus sur la vie du label dont les membres avaient l’habitude de se reposer dans le Lorraine Motel voisin. Martin Luther King, venu soutenir les éboueurs de la ville engagés dans une très longue grève, est assassiné dans cet hôtel, le 4 avril 1968. Les émeutes mettent le feu à la ville (à tous les sens du terme). Pour Al Bell, « l’impact de cet assassinat a été immense. Nous étions au cœur d’une communauté noire, une entreprise intégrée au sein d’une ville où les problèmes raciaux étaient à leur paroxysme. » L’assassinat jette des éléments de suspicion au sein du label et terni les relations entre Blancs et Noirs. "Ce fut le tournant décisif dans les relations entre Blancs et Noirs dans le Sud", surenchérit Booker T. Quelque chose se brise avec l’assassinat du Dr King.
Jim Stewart s’efface progressivement au profit d’Al Bell qui entend rapprocher le label des combats des Afro-américains en tablant sur la Black pride. Il remplace l’ancien logo par celui du « doigt qui claque », référence évidente au poing levé du Black Power (de blanche la main devient noire quelques mois plus tard). Il met en avant le chanteur compositeur Isaac Hayes qui devient une véritable icône de la communauté afro-américaine grâce à la bande original du film blaxploitation Shaft et à son personnage de « Black Moses ». Les
succès s'enchaînent également pour les nouvelles recrues du label : Soul Children, Luther Ingram, Dramatics ou Emotions.
STAX s’oriente dans de nouvelles directions (le cinéma, le sport), mais ce développement tous azimut commence à peser dangereusement sur les finances du label. Les anciens quittent le navire. Booker T. and the MG’s explose, miné par des querelles intestines…
Al Bell réussit toutefois encore un très gros coup en organisant le festival Wattstax en 1972. Sept ans plus tôt, le ghetto noir de Watts, au centre sud de Los Angeles s’était embrasé après un contrôle policier abusif, provoquant l’intervention de de la garde nationale, 34 morts, plus de 1000 blessés et 4 000 arrestations. Afin de commémorer ces événements douloureux et pour redonner de la fierté à une communauté noire éprouvée, Bell parvient à attirer 100 000 spectateurs au Los Angeles Coliseum (prix d’entrée 1 dollar). Quelques moments forts émaillent ce festival, notamment le prêche ( « I am somebody » : « je suis quelqu’un » ) du révérend Jesse Jackson ou encore la prestation irrésistible de Rufus Thomas, le « plus vieil adolescent du monde ». Le festival représente une formidable vitrine pour la marque qui concrétise alors ses aspirations militantes. Les Staple Singers - le groupe familial de gospel très
engagé dans la lutte pour les droits civiques - y chantent Respect Yourself, un titre proclame haut et fort que le respect de l'Amérique blanche pour les Afro-américains passe aussi par le respect de ces derniers pour eux mêmes. Mavis Staple interprète sublimement le morceau sur la scène de Wattstax (ci-dessous à 1'48).
Wattstax a cependant tout d'un chant du cygne pour Stax. Des malversations financières entraînent le lâchage du label par ses créanciers. Le dépôt de bilan est prononcé en 1975. Le studio d’enregistrement, désaffecté, sera détruit quelques années plus tard. En 2003 cependant, la municipalité de Memphis prend enfin conscience du patrimoine culturel exceptionnel qu'incarne Stax pour la ville et décide de reconstruire à l’identique le studio transformé en musée de la soul.
Notes:
1. Satellite Record Shop devient le quartier général des jeunes du quartier qui viennent y écouter les productions du label. Estelle Axton, qui gère le magasin, y fait la rencontre d'un des futurs auteurs du label: David Porter.
Notes:
1. Satellite Record Shop devient le quartier général des jeunes du quartier qui viennent y écouter les productions du label. Estelle Axton, qui gère le magasin, y fait la rencontre d'un des futurs auteurs du label: David Porter.
Sources:
- "Sweet soul music" de Peter Guralnick.
- Sebastian Danchin: "Encyclopédie du rythm & blues et de la soul", Fayard, 2002.
- "Stax" dans "Le nouveau dictionnaire du rock", Michka Assayas (dir.) Robert Laffont, 2014.
- Le livret du DVD:"Stax, respect yourself_ Stax records story", sorti à l'occasion du cinquentenaire du label. - "Memphis, aux racines du rock et de la soul" de Florent Mazzoleni, au Castor Astral.- Sebastian Danchin: "Encyclopédie du rythm & blues et de la soul", Fayard, 2002.
- "Stax" dans "Le nouveau dictionnaire du rock", Michka Assayas (dir.) Robert Laffont, 2014.
- France Inter: "Le label Stax, l'âme de Memphis"
- France Inter: "60 ans du label Stax en une playlist"