Originaire d’Asie, la canne à sucre gagne la Méditerranée, puis les îles de l’Atlantique à la faveur des expansions impériales. [Très prisée au Moyen-Age, elle entre dans les préparations de pharmacopée.] Au cours de leurs voyages d’exploration le long des côtes africaines, les Portugais décident de cultiver de la canne à sucre à Sao Tomé. Ils y transfèrent des esclaves depuis le continent pour exploiter la plante. Une fois installés au Brésil, ils transposent ce modèle d’exploitation fondé sur le travail servile. Espagnols, Français, Britanniques adoptent à leur tour un système similaire.
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La plante nécessite une main d’œuvre très nombreuse. Dans un premier temps, les colons ont recours au travail des populations autochtones, mais l'hémorragie démographique subie par les indigènes, terrassés par le choc microbien, incite les Européens à trouver d'autres travailleurs. La nécessité de cultiver la canne entraîne l'instauration d'une traite massive, contribuant à la déportation de millions d'Africains aux Amériques.
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Dans les “veines ouvertes de l’Amérique latine” (1971), Eduardo Galeano consacre un chapitre au “roi sucre” (el rey azúcar), qu’il qualifie de «plante égoïste» qui épuise la terre, ravage la forêt. Les Argentins de los Fabulosos Cadillacs insiste à leur tour sur les ravages humains et écologiques perpétré au nom du « roi sucre » dans un morceau également intitulé « Las Venas abiertas de America latina ».
La demande en sucre ne cesse d'augmenter en Occident. Or en l'absence d'innovations techniques significatives, la seule solution trouvée consiste à étendre toujours plus les plantations, ce qui implique toujours plus de main d’œuvre. C’est donc sur l’exploitation de la canne à sucre que se fonde l’esclavage en Amérique latine et aux Caraïbes. La plante y façonne les paysages, incarnant plus qu’aucune autre la colonisation. L’introduction de cette plante importée - lors de son second voyage, Christophe Colomb transporte déjà de la canne à sucre dans ses caravelles – a également de très graves conséquences environnementales. Les forêts tropicales qui couvraient la Barbade, la Jamaïque, la Guadeloupe disparaissent sous l’effet du défrichage et du brûlis. Elles sont remplacées par des champs géométriques, reliés par des routes à l’usine et au port.
Des plantations de canne à sucre existent au nord de l’Argentine. Avec « Cancion del cañaveral », le barde argentin Altahualpa Yupanqui met en parallèle la difficulté du travail à effectuer avec l’appauvrissement d’une terre épuisée par la culture de la canne. «Canne à sucre petite et verte, / Comme elle est sucrée, comme elle est sucrée! / Mais au bout de la récolte, / Elle nous fait suer sang et eau, elle nous fait suer sang et eau. » (…) «Le broyeur broie à tout va, / Et dans son broyage, et dans son broyage, / Même la vie de l'homme, / Il la broie également, il la broie également. »
L’économie sucrière est un système monde. Réservé dans un premier temps aux riches élites aristocratiques, le sucre devient progressivement un produit de consommation courante en Europe. Dès lors tous les empires coloniaux s'adonnent au commerce du sucre, ce qui nourrit une véritable addiction. La demande toujours plus grande implique donc un besoin sans cesse accru d'esclaves africains. Le sucre devient un gouffre à vie humaine.
Après le Brésil, la canne gagne les Caraïbes, et en particulier Haïti. Dans la deuxième moitié du XVIII° siècle, l'île produit davantage de sucre que toutes les Antilles anglaises et espagnoles réunies.
La canne à sucre a totalement bouleversé la composition de la population du Nouveau monde, car sa culture nécessite une main d’œuvre pléthorique, à renouveler sans cesse. La disparition des populations indigènes a pour corollaire le transfert massif d’esclaves déportés d’Afrique. Sur les plantations sucrières l'espérance de vie ne dépasse pas une dizaine d'années. La fécondité des femmes est très faible et la mortalité infantile très forte, de telle sorte que ces sociétés ont un traux d'accroissement naturel nul ou négatif. Les esclaves contractent des maladies chroniques et subissent de graves blessures. La mortalité est moins liée aux châtiments des maîtres qu'à la surcharge de travail, à l'alimentation insuffisante et au manque de repos.
« Coupe coupe » interprété par Vanessa Paradis décrit la tâche harassante du coupeur de cannes à sucre. « Un grand soleil tourne seul / Autour de toi / La canne à sucre est mûre / Et couper, c’est ton boulot / Il faut couper les roseaux / D’où le sucre coule à flot / Coupe, coupe brother. » « Couper c’est ton boulot / La machette te casse le dos / Fer forgé / Fer forgé sucré. »Les abolitions de l’esclavage au cours du XIX° siècle ne sont pas que le fait d’une pensée humaniste portée par le courant des Lumières, mais s’expliquent aussi par la multiplication des révoltes d’esclaves.
> A Haïti, en 1791, les esclaves se soulèvent, détruisent les plantations, mettent le feu aux sucreries et se débarrassent des colons.
> Des considérations économiques entrent également en ligne de compte. Le salariat journalier devient ainsi plus avantageux économiquement que l’esclavage. Plus besoin désormais de nourrir et loger une population servile à vie. Pour remplacer les esclaves, les planteurs recourent alors à des travailleurs étrangers engagés (principalement asiatiques : Indiens à Trinidad, Japonais à Hawaï, Chinois en Jamaïque). Des contrats léonins sont imposés à ces travailleurs dont la situation se rapproche beaucoup de celle des esclaves. Ils doivent s'approvisionner dans la boutique du propriétaire auprès duquel ils contractent des dettes. Au bout du compte, ils ne sont jamais payés et se trouvent ainsi pieds et poings liés. Dans “El Cañaveral”, Fernando Soria revient sur le triste sort des esclaves : «Pobres los negros esclavos / Que para ganar su pan : / Se pasan toda la vida / Dentro del cañaveral.» « Pauvres esclaves noirs / Qui pour gagner leur pain : / passent toute leur vie / A l'intérieur du champ de canne.»
Pour planter la canne, il faut creuser des trous à la houe en cadence. La période de la récolte est également éreintante. Il faut couper la canne en étant plié en deux, puis faire des boisseaux. Ces derniers sont rapidement apportés en charrettes au moulin afin de broyer la canne pour en extraire le jus avant de le faire bouillir pour produire le sucre. Cela implique des journées de travail de 18 à 20 heures. Le travail s'avère exténuant, extrêmement pénible et très dangereux. Les roues du moulin happe souvent les bras des esclaves. Dans Les Coupeurs De Canne , Daniel Forestal et son ensemble insiste sur la difficulté de la tâche à acoomplir et sur l'absence de reconnaissance. « L'outils qu'ils ont en main, sa lame brillera / Du début à la fin / frappant sans cesse / Leur dos se ruisselant d'une sueur qu'ils n'ont pas eu le temps d'essuyer car le temps presse / les coupeurs de canne. / Quand ils seront payés à la fin de la quinzaine / Ils auront abattu des cannes par tonnes. / Mais le poids de leurs souffrances, de leurs efforts et de leurs peines / n'est pas connu de tous et ils prient la madonne / les coupeurs de canne.»
« Al vaivén de mi carreta » (« Au roulis de ma charrette ») est une célèbre guajira de Nico Saquito. L'auteur y dépeint l’accablement du paysan cubain face à l’exploitation et à la misère. Un charretier chante en conduisant son attelage. Guillermo Portabales, le maître de genre musical très populaire dans les campagnes cubaines, l'interprète de façon très émouvante. « Quelle triste vie, celle du charretier / brinquebalant dans ces champs de canne / Sans cesse il lutte, pauvre, résigné pour traverser les rudes lagunes»
Le salsero Cheao Feliciano raconte l’ambiance qui règne parmi les travailleurs à la fin de la récolte dans Tiempo muerto. Le planteur repart avec les poches remplies, alors que les coupeurs de cannes, désœuvrés, souffrent de la faim. « La moisson est finie / Encore une fois, il n'y a plus de travail / Le patron est allé trop loin / Et laisse la faim aux commandes / Pour tout superviser / Pour commander et effectuer des paiements / Tant que dure le temps mort / sur des sillons désolés. »
"
Manman la grev baré mwen..."
est une célèbre chanson du patrimoine musicale martiniquais,
témoignage de la grande grève des ouvriers agricoles des
plantations de cannes en 1900. La répression brutale des gendarmes
fit dix morts parmi les travailleurs. Léona Gabriel, alors âgée de
huit ans, raconte ses souvenirs.
« Maman,
la grève m’a barré le chemin, monsieur Michel veut pas payer 2
francs. / Je suis sortie ce matin pour descendre en ville, avant
je prenais le grand pont mais la grève m’a barré le chemin. /Ils
ont brûlé la canne à sucre des békés (descendants des colons) et
incendié leurs maisons mais monsieur Michel ne veut pas payer 2
francs »
Le sucre revêt une
importance stratégique considérable. Ainsi, la dépendance au sucre
des Etats-Unis convainc les Américains de faire des Caraïbes leur
chasse gardée pour pouvoir s’y procurer sans souci le précieux
produit. Dès lors, la présence économique et militaire américaine
ne cesse de s'y renforcer. Cuba devient l’usine à sucre des
Etats-Unis jusqu’à la prise de pouvoir de Castro en 1959. Plus que
jamais le sucre s'impose comme un produit politique comme le rappelle
le morceau Yo Si Tumba Cana. Le Cuarteto d'Aida y chante
«Tout
bon Cubain doit couper la canne pour le triomphe de la Révolution ».
« sac de sucre » de la rappeuse Casey narre le quotidien d’un ancien esclave. Certes affranchi, il n'en continue pas moins de vivre sous la domination des békés – les anciens propriétaires d’esclaves - dont les descendants continuent de contrôler l'économie des ex îles à sucre. («Désormais libre, oui, mais toujours inférieur», rappe-t-elle. « J’ai été poursuivie, asservie, enlevée à l’Afrique et livrée, pour un sac de sucre / Le matin au lever, j’accomplis mes corvées, et ma vie est rivée, à un sacre de sucre / Où va le fruit de mon labeur, la douleur de mes bras et mes lombaires / La lourdeur de mes jambes et toute ces longues heures à ratiboiser la canne pour battre ma misère / Et les blancs sont aisés, malins et rusés / Ont belles maisons et ‘ti mounes scolarisés / Soi-disant qu’il ne faut rien leur refuser / Moi j’ai la peau sur les os, sous une chemise usée / J’ai hélé les voisins, rassemblé mon réseau / J’ai sorti mon coutelas, aiguisé mes ciseaux / Et pris la décision, sans trouble ni confusion / De baptiser le béké d’une belle incision. »
C° : L'essor de la betterave à sucre participe au déclin de l'activité sucrière des îles caribéennes. Mais la canne continue à faire des ravages comme le prouve la situation des Haïtiens en République dominicaine. Maintenus dans un état de sujétion, privés de leurs papiers et de leurs droits sociaux, ils peuvent être considérés comme des esclaves modernes.
Sources :
-« El rey azucar », émission La Vaïna sur Radio Vassivière.
- James Walwrin:«Histoire du sucre, histoire du monde», La Découverte, 2020.
- La mémoire vive de Chalvet, Les dossiers de l'institut du tout-monde.