lundi 20 septembre 2010

Loca virosque cano (2) : "Heroes" de D. Bowie, Berlin au pied du mur.(1977)

"Berlin gives me something I don't get from London or Los Angeles."
David Bowie.



Berlin 76 : la ville de la rédemption.


La fin des années 60 a vu apparaître en Angleterre un des artistes majeurs mais aussi l'un des plus mystérieux de l’épopée du rock. Un artiste aux personnalités multiples ; qu'il s'appelle David Robert Jones, Ziggy Stardust, The Thin White Duke, on l'identifie communément sous le nom de David Bowie.

L'aube des années 70 l'a porté au firmament de sa carrière ; il est devenu l'icône du Glam Rock, incarnant justement le fameux personnage de Ziggy Stardust accompagné de son groupe les "Spiders from Mars" dont la pièce maîtresse est le guitariste Mick Ronson. David Bowie reste un être énigmatique qui cultive l’ambiguïté de par son look androgyne ou ses déclarations sur sa supposée bisexualité. Il fait souffler sur la scène rock un parfum de scandale qui le rend rapidement incontournable.
Au milieu de la décennie il se noie progressivement pourtant dans les excès qui accompagnent son succès. Parti vivre à Los Angeles, accompagné d'Iggy Pop, autre figure fondamentale de la scène rock du moment, l'usage immodéré de la cocaïne fait sombrer Bowie dans la paranoia, les déclarations scandaleuses deviennent inacceptables(1), le point de non retour est sans doute atteint.


155 Haupstrasse, Berlin
(@www.bowiegoldenyears.com)
Au crépuscule des années 70, Bowie s'échappe donc à Berlin-ouest (Iggy Pop l'accompagne, encore) d'abord pour retrouver l'anonymat, puis pour décrocher de son addiction à la cocaïne. Il s'installe dans le quartier de Schöneberg, situé dans le secteur américain de la ville, précisément à  Hauptstrasse, n°155.




David Bowie et Romy Haag
(@www.bowiegoldenyears.com)
Il emménage dans un grand appartement de ce quartier populaire dans lequel la communauté turque est déjà importante, d'octobre 76 à février 78. David Bowie et Iggy Pop fréquentent, plus au nord, la partie de Schöneberg qui depuis les années 20 est aussi connue pour être le coeur du Berlin homosexuel (ce quartier se trouve au sud du jardin zoologique de Berlin) . Bowie se rend "Chez Romy Haag", le club du célèbre transsexuel avec qui il a une liaison. Se sevrant de cocaïne, il boit neanmoins beaucoup encore accompagné d'Iggy Pop. Ils aiment trinquer au "Neues Ufer" à quelques pas de l'appartement, un café qui entretient la mémoire du passage des deux célébrités dans ses murs.

Pour Bowie, le retour en Europe, ce ré-ancrage sur le vieux continent après l'intermède en Californie, a aussi pour but de relancer sa carrière artistique dans une ville au paysage musical très porteur, voire avant gardiste, avec des groupes comme Kraftwerk considérés comme pionniers en matière de musique électronique. Leur influence sera déterminante dans la naissance de la New Wave. C'est enfin, pour le Thin White Duke, l'occasion de réaffirmer son très grand attachement à la culture allemande et à l’expressionnisme des années 20 et 30, sans compter cette fascination, sinon idéologique, du moins artistique pour la spectaculaire théâtralisation politique du régime nazi.(2)

Heroes : Berlin au pied du mur.

"Low", 1977
"Lodger", 1979
Plus qu'une terre de rédemption, Berlin va devenir un terreau d'une fertilité insoupçonnée pour Bowie.








A Berlin, il n'enregistrera pas moins de 3 albums entre 1977 et 1979 : "Low", sera le premier, suivi de "Heroes" puis de "Lodger" en 1979. Le tryptique est produit par Tony Visconti alors que Brian Eno (ancien membre de Roxy Music) lui offre 6 chansons. En parallèle, il conduit pour et avec Iggy Pop deux projets "The idiot" et "Lust for life" , le second étant appelé à connaitre le succès bien plus tard lorsque le titre éponyme fera les beaux jours de la bande-son du film "Trainspotting".
"Heroes", 1977
C'est une renaissance aussi bien physique qu'artistique. La "trilogie berlinoise" est véritablement considérée aujourd'hui comme une partie majeure de son oeuvre. C'est aussi là qu'il renoue avec la peinture, et qu'il tourne le film de David Hemmings (par ailleurs réalisateur de "Blow up"), intitulé "Just a gigolo", qui sortira en 1979 et qui offre son dernier rôle à Marlène Dietrich.


Robert Fripp, David Bowie et
Brian Eno au Studio Hansa.
C'est donc à Berlin que Bowie passe la période sans doute la plus prolifique de sa carrière. Les 3 albums sont produits dans les studios Hansa (les anglais disent "Hansa by the wall"). Situé à 200 mètres au sud de la Potsdamer Platz, Le mur est à 20 ou 30 mètres du studio, la fenêtre de la salle de contrôle donne directement dessus.

C'est là que nait un des titres les plus célèbres de Bowie : "Heroes". La chanson raconte une histoire d'amour dans une univers crépusculaire. Un couple se retrouve secrètement au pied du mur, sous les miradors et les armes à feu des gardes mais leurs sentiments semblent pouvoir abattre tous les obstacles et les soustraire à toutes les contraintes, y compris celles d'un avenir dépeint comme incertain.


La genèse du titre n'est toujours pas confirmée mais il se dit que les deux amants seraient Tony Visconti, le producteur de Bowie et de "Heroes", qui à l'époque, avait une aventure avec la choriste Antonia Maass. C'est en les voyant s'embrasser au pied du mur que Bowie aurait écrit la chanson. Les paroles expriment une sorte d'immediateté, une necessité d'adopter la philosophie du "carpe diem" ("we could be heroes, just for one day"), rendue indispensable par le poids de la géopolitique qui, en Europe, prend tout son sens à Berlin. Dans cette ville dont la partie ouest est devenue insulaire en raison de la guerre froide, le modèle soviétique est tout proche, de l'autre côté du mur et des miradors et Bowie rappelle dans son couplet que "la honte était de l'autre côté" ("The shame was on the other side").



I (je)
I will be king (je serai roi)

And you (et toi)
You will be queen (tu seras reine)
Though nothing will (bien que rien ne)
Drive them away (les fera fuir)
We can beat them (nous pouvons les battre)
Just for one day (juste pour un jour)
We can be Heroes (nous pouvons être des héros)
Just for one day (juste pour un jour)

And you (et toi)
You can be mean (tu peux être minable)
And I (et moi)
I'll drink all the time (je boirai tout le temps)
'Cause we're lovers (parce que nous sommes amants)
And that is a fact (et c'est un fait)
Yes we're lovers (oui nous sommes amants)
And that is that (et c'est comme ça)

Though nothing (bien que rien)
Will keep us together (ne nous fera rester ensemble)
We could steal time (nous pouvons voler du temps)
Just for one day (juste pour un jour)
We can be Heroes (nous pouvons être des héros)
For ever and ever (pour toujours et à jamais)
What d'you say (qu'en dis tu)

I (je)
I wish you could swim (je voudrais que tu puisses nager)
Like the dolphins (comme les dauphins)
Like dolphins can swim (comme nagent les dauphins)
Though nothing (bien que rien)
Will keep us together (ne nous fera rester ensemble)
We can beat them (nous pouvons les battre)
For ever and ever (pour toujours et à jamais)
Oh we can be Heroes (oh nous pouvons être des héros)
Just for one day (juste pour un jour)

I (je)
I will be king (je serai roi)
And you (et toi)
You will be queen (tu seras reine)
Though nothing (bien que rien)
Will drive them away (ne les fera fuir)
We can be Heroes (nous pouvons être des héros)
Just for one day (juste pour un jour)
We can be us (nous pouvons être nous)
Just for one day (juste pour un jour)


I (je)
I can remember (je peux me souvenir)
Standing (debout)
By the wall (devant le mur)
And the guns (et les fusils)

Shot above our heads (tiraient au dessus de nos têtes)
And we kissed (et nous nous sommes embrassés)
As though nothing could fall (comme si rien ne pouvait s'écrouler)
And the shame (et la honte)
Was on the other side (était de l'autre côté)
Oh we can beat them (oh nous pouvons les battre)
For ever and ever (pour toujours et à jamais)
Then we can be Heroes (alors nous pouvons être des héros)
Just for one day (juste pour un jour)

We can be Heroes (nous pouvons être des héros)
We can be Heroes (nous pouvons être des héros)
We can be Heroes (nous pouvons être des héros )
Just for one day (juste pour un jour)
We can be Heroes (nous pouvons être des héros)
We're nothing (nous ne sommes rien)
And nothing will help us (et rien ne nous viendra en aide)
Maybe we're lying (peut être mentons nous)
Then you better not stay (alors tu ferais mieux de partir)
But we could be safer (mais nous pourrions être en sécurité)
Just for one day (juste pour un jour)







10 ans plus tard : les echos de "Heroes "réveillent Berlin, des deux côtés du mur.



6 juin 1987, la ville fête ses 750 ans avec un "concert pour Berlin". Devant le Reichstag, 70 000 personnes sont massées pour écouter celui qui vint se réfugier dans la ville 10 ans plus tôt : David Bowie. Les hauts parleurs sont tournés vers la porte de Brandebourg, et Bowie lit un message en Allemand à l'attention des jeunes berlinois de l'est qui se sont massés de l'autre côté du mur et qui écoutent sans le voir, le concert pour Berlin, dont les notes retentissent jusque dans la partie soviétique de la ville. Bowie leur adresse au micro ses meilleurs voeux et entonne "Heroes".

Les Berlinois de l'est prennent l'invitation au pied de la lettre et se lancent à l'assaut de la porte de Brandebourg : l'idée d'être un héros juste pour un jour a fait son chemin, et la chanson de Bowie sonne l'heure de la révolte. La police et l'armée barrent la route à ceux qui transforment rapidement l'assaut en émeute.
La poursuite du concert avec Eurythmics et Phil Collins, les jours suivants ne fait que rendre la situation encore plus tendue de l'autre côté, plus de 150 personnes sont arrêtées par la Stasi.

Les festivités musicales laissèrent ensuite place aux politiques. Le 12 juin 1987, 6 jours après que les echos de "Heroes" aient fait trembler le mur de Berlin, à la porte de Brandebourg devant laquelle Kennedy ne fit que passer, le président des Etats-Unis, Ronald Reagan défie d'un Michaël Gorbatchev lui intimant : "Come here at this gate, M. Gorbatchev, open this gate. M. Gorbatchev tear down this wall!" (3). C'est au tour de Reagan d'être le héros, juste pour un jour.

Ronald Reagan devant la porte de Brandebourg le 12/06/1987
"M. Gorbatchev, Tear Down this wall ! "

Nous sommes alors à 2 ans et demi de la chute du mur.




Notes :


(1) En février 76, Bowie déclare notamment au magazine Rolling Stone qu"Hitler a été un excellent dictateur, tout à fait excentrique et assez fou".
(2) Nick Stevenson, "David Bowie : fame, sound and vision", Cambridge,2006
(3) "Venez devant cette porte, Monsieur Gorbatchev, ouvrez cette porte, Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur!"


Bibliographie :


-Tobias Rüther : "Bowie and Berlin", 2008
-Tobias Rüther : http://www.standpointmag.co.uk/a-foreign-affair-david-bowie-in-berlin-december

Des recensions du livre de Rüther :





Des articles sur la chanson "Heroes" ou sur Bowie et Berlin :


-http://www.faz.net/s/RubE219BC35AB30426197C224F193F54B1B/Doc~ED1355FF4D5574DBB8127F7E33FCBB51C~ATpl~Ecommon~Scontent.html
- http://www.guardian.co.uk/travel/2008/aug/05/berlin.bars.musictour
- http://www.bowiegoldenyears.com/1977.html


Berlin en résumé:

1ère moitié du XII siècle : obtention d'une charte communale par Berlin et les villes comptoirs voisines (Cölln)
1871 : Berlin devient la capitale du premier empire allemand.
1918 : Insurrection spartakiste à Berlin
octobre 1941 : départ du premier convoi de Juifs berlinois vers les camps d'extermination depuis la gare de Grunevald.
1945 : division de la ville en 4 zones d'occupation. Berlin est dans la zone d'occupation soviétique de l'Allemagne démantelée.
1948 : blocus de Berlin, un des premiers moments chauds de la guerre froide
1961 : construction du mur. Berlin ouest devient une île en territoire soviétique.
1989 : chute du mur de Berlin
1990 : Berlin devient la capitale de l'Allemagne

En 2010 Berlin compte environ 3.5 millions d'habitants et son maire est Klaus Wowereit (SPD)


PS : Un immense merci à Karine Nimeskern qui a chassé Bowie et Berlin dans la presse germanophone pour moi et m'en a traduit de précieux passages.

10 commentaires:

E.AUGRIS a dit…

Cet article est magnifique !
Je ne connaissais Bowie que de très loin et j'ai appris plein de choses. Un très grand MERCI !
Je me suis toujours demandé qui avait composé ce superbe "Lust for Life" dans Trainspotting.

véronique servat a dit…

Merci Etienne,(je rougis un peu mais derrière l'ordi personne ne le voit)!
Berlin est une ville incroyable et c'est Bowie qui m'a emmenée à la découverte de toutes ses infrastructures musicales que je ne connaissais ps du tout. Moi qui pensais que les studios d'enregistrement mythiques étaient coincés entre abbey road et olympic studios de Londres. On imagine pas le nombre d'albums et d'artistes qui ont utilisé les studios Hansa Ton (Dépêche Mode, U2 bien sûr, les irlandais de Snow Patrol récemment). Mon regret est de ne pas pouvoir mettre une carte avec le mur et les lieux correspondant au séjour de Bowie à Berlin.

E.AUGRIS a dit…

Pour la carte, ça doit pouvoir se faire. Ajoute les lieux dans la carte Google maps de Loca virosque Cano.
Pour U2 il s'agit de Zooropa ?

véronique servat a dit…

J'ai mis un repère sur la carte google à l'endroit où Bowie logeait à Berlin, mais aujourd'hui il n'y a plus le mur....
Pour U2 il s'agit d'Achtung Baby, enregistré dans la douleur aux studios Hansa Ton.
Je pense que j'en ferai quelque chose prochainement ne serait-ce qu'à cause de "zoo station".

E.AUGRIS a dit…

Ah oui Achtung Baby...
ça me revient. j'adorais cet album. Zooropa doit être le suivant, mais je le connais moins. je crois que c'est le moment où j'ai un peu décroché de U2. Je ne connais pas trop les plus récents.

véronique servat a dit…

Tu peux investir dans le dernier sans problème !

E.AUGRIS a dit…

Bon, merci du conseil, je vais voir ça !

Anonyme a dit…

À mon humble avis, traduire "You can be mean" par "tu peux être raisonnable" est une grosse erreur… "Mean" signifie "bas, mesquin".

véronique servat a dit…

Merci cher anonyme de l'avoir signalée. Je corrige immédiatement.

Florian a dit…

Petite coquille sans grande importance : David Hemmings est l'interpète principal de Blow Up, non le réalisateur (qui en est Antonioni).