samedi 20 mars 2010

204. Tropical fiesta : « Révérence à nos souverains »

Elevé par les missionnaires de l'Oubangui-Chari (cette colonie française est alors intégrée à l'AEF), après le décès de ses parents, Jean-Bedel Bokassa s'engage dans l'Armée française à l'âge de 18 ans, en 1939, et participe, au sein des Forces françaises libres, au débarquement en Provence et à la bataille du Rhin. Il sert ensuite en Indochine et ne rentre qu'en 1964 dans son pays d'origine, devenu indépendant sous le nom de République centrafricaine. Son cousin, David Dacko est à la tête de l'État depuis 1959 et la disparition de Barthélémy Boganda dans un accident d'avion. Cousin de Dacko, Boganda était favorable à la création d'États-Unis d'Afrique et aspirait au maintien d'une fédération rassemblant les pays de l'Afrique Équatoriale française. Les nombreux particularismes locaux auront raison de cette ambition, avant même sa disparition.


bokassa[1] par guisso2
Jean Bedel Bokassa en tenue militaire.




Dacko n'hésite pas à faire de Jean-Bedel Bokassa son Chef d'état-major et l'élève au grade de colonel. Ce poste clef lui permet de réorganiser l'Armée et de nouer des contacts qui s'avéreront cruciaux quelques mois plus tard. Fin 1965, il contre la tentative de Putsch du chef de la gendarmerie , mais conserve le pouvoir à son profit, destituant, de fait, Dacko, le 31 Décembre 1965 (on parlera ainsi du « coup d'Etat de la Saint-Sylvestre »).

Très vite, Bokassa fait savoir qu'il entend maintenir son pays dans le pré-carré français, ce qui rassure de Gaulle et Foccart, le monsieur Afrique de l'Élysée. Le président français respecte aussi le passé militaire de Bokassa qui lui donne du "papa" (ce qui irrite au plus haut point de Gaulle). La Centrafrique demeure en tout cas dans la dépendance complète de l'ancienne métropole et c'est avec l'assentiment de la France que Bokassa assoit son pouvoir de façon brutale.
Le dictateur jouit dans un premier temps d'une certaine popularité grâce à de grandes idées de retour à la terre, de réforme agraire regroupées sous le nom "d'opération Bokassa". Ce volontarisme économique connaîtra quelques succès (de meilleures récoltes)assurant une croissance économique au pays. A l'époque Bangui se dote de nombreuses constructions qui lui valent le surnom de "coquette", tandis que des progrès notables sont à signaler dans le domaine éducatif.


Sur le plan politique, le pays est mené d'une main de fer. Les opposants croupissent en prison. Pour un oui ou un non, le dictateur donne l'ordre de torturer ou d'exécuter, détournant à son profit les aides financières accordées à son pays dans le cadre de la coopération. Grâce à de telles pratiques concussionnaires, il se trouve bientôt à la tête d'un important patrimoine immobilier (château en Sologne, villas dans le midi de la France).



Bokassa sombre dans la mégalomanie. Grisé par le pouvoir absolu, il s'autoproclame "président à vie" en 1972, puis Maréchal en 1974. Président omniscient, il dirige tout, accapare les postes à responsabilité. Le cumule des mandats ne le concerne pas puisque, tout en restant président, il s'arroge dans le même temps dix ministères. Évidemment, il contrôle l'information et les médias, transformant ainsi la radio nationale (La voix de la Centrafrique) en organe de propagande. Admirateur inconditionnel de Napoléon, il organise, le 4 décembre 1977, une fastueuse cérémonie au cours de laquelle il se couronne lui-même empereur. Ce sacre coûtera une fortune au pays, dont l'économie est pourtant exsangue. La couronne, le sceptre sont sertis de pierres précieuses d'une très grande valeur. Pour l'occasion, Bokassa Ier arbore le même costume que le Maréchal Ney lors du sacre de Napoléon (il trouve son inspiration dans le tableau que David réalise pour le sacre de Napoléon). La cérémonie se déroule dans un gymnase omnisports construit quelques années auparavant.
Mais, parmi les 5.000 invités, aucun Chef d'Etat n'a fait le déplacement. L'empereur de Centrafrique n'en reste pas moins soutenu, financé pendant toute la durée de son sinistre règne (13 années) par la France qui y voit un moyen de perpétuer sa présence en Afrique centrale et d'assurer la prospérité des expatriés européens sur place . Elle s'abstient donc de tout commentaire sur le régime.

Timbre commémorant le sacre du premier empereur centrafricain.

Les rapports de Bokassa avec les successeurs de de Gaulle restent plutôt bons et le dictateur parle de Valéry Giscard d'Estaing comme de son « cher parent ». Du côté français, le comportement de plus en plus extravagant du protégé devient embarrassant. Bokassa peut par exemple décider en se levant d'augmenter les salaires des fonctionnaires de 25% sans avoir pour autant les moyens de les payer. Dans ce cas là, il se tourne vers les autorités françaises. Lorsque celles-ci renâclent, il n'hésite pas à menacer son "tuteur" d'aller demander secours à l'URSS ou la Chine. En ces temps de guerre froide, cette méthode s'avère souvent très efficace. Il n'hésitera pas non plus à se convertir à l'islam afin d'être plus convaincant auprès de Khadafi auprès duquel il prend l'habitude de réclamer des subsides.

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En janvier 1979, le ministre de l'éducation impose l'uniforme à l'école. Cette mesure suscite la colère de nombreuses familles déjà à genoux. Aussi, écoliers et étudiants descendent dans la rue pour tenter de faire reculer le pouvoir. Bokassa engage au contraire une terrible répression qui se solde par une centaine de morts. C'est cet événement qui précipite son éviction du pouvoir. Désormais en disgrâce à Paris, Bokassa 1er est contraint d'accueillir une commission de juristes sénégalais chargés d'enquêter sur cette tuerie. De nombreux observateurs accusent directement l'empereur qui se serait impliqué personnellement dans la répression des manifestations. Le verdict de la Commission confirme l'implication de Bokassa dans ce drame. Esseulé, ce dernier cherche alors des appuis. Dans cette optique, il se rend en Libye auprès de son vieil ami Kadhafi. Alors qu'il se trouve dans l'avion pour Tripoli, les autorités françaises décident d'une opération commando. L' « Opération Barracuda » aboutit à la destitution du dictateur, remplacé par le docile David Dacko. A cette occasion, les militaires se rendent aussi dans le palais de l'empereur déchu pour y récupérer les archives, sans doute trop compromettantes pour certaines personnalités françaises. Persona non grata en France, Bokassa prend le chemin de l'exil qui le conduit en Côte d'Ivoire, où il rumine sa vengeance à l'égard de son "cher parent" Giscard d'Estaing, qui vient de le lâcher.
Les deux hommes se connaissent bien et partagent une passion commune, la chasse au gros gibier, qui conduit à plusieurs reprises VGE en Centrafrique. Bokassa, de son côté, possède une propriété en Sologne où il s'adonne à son passe-temps favori.

En janvier 1979, le Canard Enchaîné publie un fac-similé d'une lettre de 1973, signée de la main de Bokassa lui-même, autorisant le don d'une plaquette de diamants de 30 carats au profit de VGE, alors ministre des finances. Difficile de démêler le vrai du faux dans cette histoire, en tout cas l'affaire tombe au pire moment pour le président qui ne va pas tarder à briguer un second mandat présidentiel. Giscard oppose un silence méprisant aux allégations de la presse (« Il faut laisser les choses basses mourir de leur propre poison » déclare-t-il). Loin de convaincre l'opinion, son mutisme tend au contraire à attiser les soupçons. En mai 1981, Mitterrand l'emporte. Le président sortant attribue sa défaite électorale de 1981 à l'affaire des diamants (ce à quoi il faudrait sans doute ajouter sa campagne électorale; son bilan politique et économique; les peaux de bananes glissées par son ancien premier ministre devenu rival, Jacques Chirac; et enfin la volonté d'alternance des Français...).

Chassé d'Abidjan, Bokassa se réfugie en France où il demeure jusqu'en 1986, date à laquelle il rentre en Centrafrique afin d'y être jugé. Lors de précédents procès, il avait été condamné à mort par contumace. Il écope alors de la même peine, commuée en prison à vie. En 1993, il bénéficie d'une grâce présidentielle et s'éteint trois ans plus tard des suites d'un arrêt cardiaque, à 75 ans. Il laisse derrière lui une très grande famille (7 femmes officielles et 27 enfants reconnus).

Il ne faudrait pas se laisser abuser à la lecture du règne ubuesque de ce roitelet africain. Bokassa doit aussi être envisagé comme une figure typique du néo-colonialisme. En l'espèce, il convient de ne pas négliger les responsabilités de l'ancienne puissance coloniale.
Comme le rappellent Géraldine Faes et Stephen Smith, auteurs de la biographie de référence "Bokassa: un empereur français", si le dictateur reste " indéfendable ", il n’est ni plus ni moins que " l’archétype de toute une génération de dirigeants dans les anciennes colonies françaises du continent ", " un satrape assez ordinaire de la Françafrique (...) ".


Constatons, au travers de cet exemple, que les intérêts de la France conduisirent ses présidents successifs à appuyer une dictature africaine jusque dans ses aberrations les plus flagrantes. Or, il ne s'agit malheureusement pas d'une exception...



Comme tout autocrate qui se respecte, Bokassa s'attache les services des artistes. A l'occasion du sacre, il convoque les formations musicales centrafricaines afin qu'elles exaltent son impériale personne. Certains morceaux seront réunis sur un album au titre évocateur: "Hit parade spécial couronnement: 4 décembre 1977". Le morceau "révérence à nos souverains" (premier titre ci-dessous) du groupe Tropical Fiesta rappelle que le nouvel empereur centrafricain vient d'intégrer le cercle très fermé des empereurs en exercice, soit Hiro Hito (Japon) et le Shah d'Iran (depuis trois ans Haïlé Sélassié manque à l'appel).

Le deuxième morceau constitue un véritable ovni musical, assurément pas du meilleur goût. Cette comptine sortie l'année même du sacre évoque l'empereur. Nestor, spécialiste des chansons parodiques ne fait ici qu'un plagiat de l'équipe de "la lorgnette", l'émission que Jacques Martin anime alors sur Antenne 2. En quête d'un hymne digne de son rang, Bokassa avait lancé un appel aux compositeurs du monde entier. Les humoristes proposèrent donc une version iconoclaste dont les paroles sont les suivantes:

Il est bo bo bo
Il est ka ka ka
Il est bo ka ka
Il est bo ka quoi
Il est bo ka ssa

Refrain : il est bo ka ssa …

http://www.bide-et-musique.com/images/thumb150/5957.jpg

Nestor ajoute quelques aménagements et apporte surtout sa touche personnelle avec une musique qu'on ne qualifiera pas (attention cependant à ne pas écouter le morceau plus d'une minute au risque de l'avoir dans tête toute la journée).
Les anthropophages sur la pochette font sans doute référence aux rumeurs de cannibalisme qui coururent à une époque sur Bokassa (sans doute liées à la répression des manifestations étudiantes de 1979, au cours desquels l'empereur auraient joué un rôle actif).

Nestor: "Bokaka" (1977).

Bobo Boka Bokassa
Bobo Boka Bokassa
Bobo Boka Bokassa (Oaaaaaaaaaaaaa….)
…aaaaaaaaaaaaaaaaah! Qu'il est beau !

(2 fois)
Il est beau beau beau
Kassa !
Il est cacaca
Comme ça !
Il est bokaka
Kassa !
Il est bokaquoi
Caca !
Il est Bokassa, Bokassa !

Avec tes gros sabots
Quand tu imites Napoléon
Tu fais bien rire les enfants
De Bastia et d'Ajaccio
Avec ta Joséphine
T'as fait une sacrée rumba
Le monde entier s'est bien marré
Et Martin va me foutre une fessée



Sources et liens:
- L'émission l'Afrique enchantée du dimanche 28 février 2010: "Bokassa Ier ... le dernier empereur".
- La "Françafrique" sur l'Histgeobox.
- "Bokassa s'autoproclame empreur de Centrafique" (article de Marc Teynier pour Jeune Afrique, 1er décembre 2003).
- La chute de Bokassa. Reportage de la Télévision Suisse Romande en Centrafrique.
- "Comment meurent les dictateurs: le cas Bokassa".
- Un dossier sur l'excellent site de Florian Nicolas: "Jean Bedel Bokassa, le Napoléon de Centrafrique" (PDF).
- Bokassa grotraka.

2 commentaires:

véronique servat a dit…

Merci pour cet article. Les contributions sur l'Afrique sont ici toujours passionnantes, éclairées et permettent de mettre en perspective la situation actuelle du continent. Le temps passe, le système reste : les Bongo pourraient inspirer le même type d'oeuvre.

blottière a dit…

Exact, d'ailleurs nous avons consacré deux articles à Bongo père il y a quelques mois:

- http://lhistgeobox.blogspot.com/2009/06/170-gerard-la-viny-albert-bernard-bongo.html

- http://lhistgeobox.blogspot.com/2009/06/171-frequences-ephemeres-la-grosse.html

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