Comme nous l'avons vu dans les épisodes précédents, c'est l'affaire Ravachol qui inaugure le cycle sanglant des attentats et de la répression qui s'abattent sur la France pour deux longues années (1892-1894). Avant de perdre la tête sur le billot, Ravachol avait prévenu ses juges: "j'ai fait le sacrifice de ma personne. Si je lutte encore, c'est pour l'idée anarchiste. Que je sois condamné m'importe peu. Je sais que je serai vengé." Sa prédiction se vérifie très vite. L'événement lui-même crée sa répétition, de façon circulaire et c'est à une spirale d'attentats que l'on assiste alors. On venge celui qui est tombé, ce qui permet de faire de nouveau parler de la cause. L'exécution de Ravachol a lieu en juillet 1892; quatre mois plus tard une bombe déposée dans l'immeuble parisien de la Société des mines de Carmaux explose au commissariat de la rue des bons enfants sans qu'on ne parvienne à en identifier le responsable. En décembre 1893, Vaillant lance sa bombe à clous dans l'hémicycle du Palais Bourbon. Deux mois plus tard, il se fait trancher le cou.
Emile Henry [Wikimedia Commons] |
Les craintes de ceux qui redoutaient que l'exécution d'Auguste Vaillant n'incite d’autres anarchistes à passer à l’action se concrétisent très vite. Le 12 février 1894, une semaine seulement après le supplice de Vaillant, une bombe éclate au café Terminus, à proximité de la gare saint Lazare. Dans l'établissement bondé où joue un orchestre, un jeune homme jette une bombe. L'explosion blesse vingt personnes. (1) Le garçon de café Tissier, puis des agents de police tentent de rattraper le fuyard qui n’hésite pas à leur tirer dessus. Finalement neutralisé, l'individu est conduit au commissariat, il refuse d'y décliner son identité et défie ses interlocuteurs.
L'attentat perpétré se distingue des précédents, car son auteur frappe à l'aveugle. Il vise un lieu de loisirs et de rencontres, cherchant à atteindre des anonymes et non des personnalités politiques ou judiciaires.
Après trois jours de recherches, les enquêteurs ont un nom bien connu de leurs services: Émile Henry. Le profil du jeune homme est aux antipodes de celui de Vaillant. Fils d’un Communard condamné à mort par contumace, Henry a fait d’excellentes études. (2) Sensibilisé aux idées des libertaires, le jeune homme a développé une haine brutale contre la société inégalitaire et corrompue de son temps. Pour le journal anarchiste L’En dehors, il signe alors des articles enflammés.
Sa verve facile, son ironie gouailleuse suscitent l'admiration de ses compagnons.
Lors de l’interrogatoire qui suit son arrestation, Henry fait tout pour aggraver son cas. Il apprend ainsi aux enquêteurs stupéfaits qu’il est aussi l’auteur de l’attentat de la rue des bons enfants. Et, à la différence de Vaillant, Henry clame fièrement qu’il « voulai[t] tuer, et non blesser ».
Une bombe au café Terminus. [via Wikimedia Commons] |
Le procès de Henry s'ouvre le 27 avril 1894. Le procureur n'est autre que Bulot - celui du procès de Clichy - dont Ravachol avait tenté de faire sauter l'appartement. Pour ce dernier, Henry est un exemple de "parfait petit bourgeois", devenu "profondément orgueilleux, profondément envieux et d'une implacable cruauté."
Dans son box, l'accusé arbore un sourire ironique et paraît très sûr de lui. Il décide de présenter sa propre défense et justifie ses actes par une déclaration circonstanciée, véritable déclaration de guerre à la société bourgeoise. Selon lui, la bombe du café Terminus constitue une réponse aux meurtres de Ravachol et Vaillant. Il lance à l'attention du jury: "Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances, ils montrent leurs dents et frappent d'autant plus brutalement qu'on a été plus brutal avec eux. Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois eux-mêmes n'en ont aucun souci. Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et Fourmies de traiter les autres d'assassins. Ils n'épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d'anémie, parce que le pain est rare à la maison; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s'épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer; ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l'hôpital quand leurs forces sont exténuées? Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes."
Sans illusion quant à son propre sort, Henry lance: "c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. Je sais que ma tête n’est pas la dernière que vous couperez (...)", mais il ajoute aussitôt, menaçant: "d’autres tomberont encore, car « les meurt-de-faim » commencent à connaître le chemin de vos cafés et de vos grands restaurants."
Il conclut, prophétique: "Vous ajouterez d'autres noms à la liste sanglante de nos morts. Vous avez pendu à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’Anarchie. Les racines sont trop profondes: elle est née au sein d'une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l'ordre établi. Elle représente les aspirations égalitaires et libertaires qui viennent battre en brèche l'autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer."
Sans surprise, le jury le condamne à la peine de mort. Seul le président Sadi Carnot peut désormais commuer la sentence de mort, mais, en quête d'immortalité révolutionnaire, Henry ne demande pas la grâce présidentielle. Il est guillotiné le 21 mai 1894. Clémenceau, qui assiste à l'exécution, écrit peu après: « Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects. [...] Le forfait d'Henry est d'un sauvage. L'acte de la société m'apparaît comme une basse vengeance. »
Le Progrès illustré, 3 juin 1894. [Public domain], via Wikimedia Commons |
Quelques jours plus tard, le 4 avril, une bombe explose dans le petit restaurant de l'hôtel Foyot, en face du Luxembourg. Elle coûte un œil au poète et polémiste libertaire Laurent Tailhade. Ironie de l'histoire, ce dernier avait salué l'attentat de Vaillant quelques mois plus tôt d'un commentaire désinvolte: "Qu'importe les vagues humanités, pourvu que le geste soit beau!" Le voilà servi.
En attendant, de plus en plus de voix libertaires s'élèvent contre la "propagande par le fait" dont les résultats n'ont conduit jusque là qu'à intensifier la répression contre les "compagnons". Selon eux, d'autres méthodes doivent être privilégiées pour permettre l'avènement d'une société anarchiste. D'aucuns considèrent par exemple la chanson comme un moyen de propagande redoutablement efficace. C'est le cas de Charles d'Avray dont Jean Maitron nous apprend qu'il " se rallia à l'anarchisme au moment de l’affaire Dreyfus et décida de se servir de la chanson «afin de mieux faire connaître l'idéal anarchiste»" au cours de ses conférences chantées.
A partir de 1901, au sein d'un groupement de chansonniers nommé "La Muse Rouge", d'Avray participe à des goguettes mensuelles, anime les fêtes des organisations ouvrières aux cours desquelles il diffuse une chanson sociale, engagée et révolutionnaire. Dans "Le Triomphe de l'Anarchie", le chansonnier s'appuie sur la dénonciation des maux provoqués par le capital, le militarisme, la politique et la religion pour exhorter tous les exploités à la révolte afin de réaliser la société libertaire.
Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité
A suivre...
Le triomphe de l'Anarchie (1912)
"Tu veux bâtir des cités idéales,
Détruits d’abord les monstruosités :
Gouvernements, casernes, cathédrales,
Qui sont pour nous autant d’absurdités.
Dès aujourd’hui vivons le communisme,
Ne nous groupons que par affinités,
Détruits d’abord les monstruosités :
Gouvernements, casernes, cathédrales,
Qui sont pour nous autant d’absurdités.
Dès aujourd’hui vivons le communisme,
Ne nous groupons que par affinités,
Notre bonheur naîtra de l’altruisme,
Que nos désirs soient des réalités.
Que nos désirs soient des réalités.
Refrain:
Debout, debout, compagnons de misère
L’heure est venue, il faut nous révolter
Que le sang coule, et rougisse la terre
Mais que ce soit pour notre liberté
C’est reculer que d’être stationnaire
On le devient de trop philosopher
Debout, debout, vieux révolutionnaire
Et l’anarchie enfin va triompher
Debout, debout, compagnons de misère
L’heure est venue, il faut nous révolter
Que le sang coule, et rougisse la terre
Mais que ce soit pour notre liberté
C’est reculer que d’être stationnaire
On le devient de trop philosopher
Debout, debout, vieux révolutionnaire
Et l’anarchie enfin va triompher
Empare-toi maintenant de l’usine
Du capital, ne sois plus serviteur
Reprends l'outil, et reprends la machine
Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité
Du capital, ne sois plus serviteur
Reprends l'outil, et reprends la machine
Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité
Refrain
On rêve amour au-delà des frontières
On rêve amour aussi de ton côté
On rêve amour dans les nations entières
L’erreur fait place à la réalité
Oui, la patrie est une baliverne
Un sentiment doublé de lâcheté
Ne deviens pas de la viande à caserne
Jeune conscrit, mieux te vaut déserter
On rêve amour aussi de ton côté
On rêve amour dans les nations entières
L’erreur fait place à la réalité
Oui, la patrie est une baliverne
Un sentiment doublé de lâcheté
Ne deviens pas de la viande à caserne
Jeune conscrit, mieux te vaut déserter
Refrain
Tous tes élus fous-les à la potence
Lorsque l’on souffre on doit savoir châtier
Leurs électeurs fouaille-les d’importance
Envers aucun il ne faut de pitié
Eloigne-toi de toute politique
Dans une loi ne vois qu’un châtiment
Car ton bonheur n’est pas problématique
Pour vivre heureux Homme vis librement
Lorsque l’on souffre on doit savoir châtier
Leurs électeurs fouaille-les d’importance
Envers aucun il ne faut de pitié
Eloigne-toi de toute politique
Dans une loi ne vois qu’un châtiment
Car ton bonheur n’est pas problématique
Pour vivre heureux Homme vis librement
Refrain
Quand ta pensée invoque ta confiance
Avec la science il faut te concilier
C’est le savoir qui forge la conscience
L’être ignorant est un irrégulier
Si l’énergie indique un caractère
La discussion en dit la qualité
Entends réponds mais ne sois pas sectaire
Ton avenir est dans la vérité
Avec la science il faut te concilier
C’est le savoir qui forge la conscience
L’être ignorant est un irrégulier
Si l’énergie indique un caractère
La discussion en dit la qualité
Entends réponds mais ne sois pas sectaire
Ton avenir est dans la vérité
Refrain
Place pour tous au banquet de la vie
Notre appétit seul peut se limiter
Que pour chacun, la table soit servie
Le ventre plein, l’homme peut discuter
Que la nitro, comme la dynamite
Soient là pendant qu’on discute raison
S’il est besoin, renversons la marmite
Et de nos maux, hâtons la guérison"
Notre appétit seul peut se limiter
Que pour chacun, la table soit servie
Le ventre plein, l’homme peut discuter
Que la nitro, comme la dynamite
Soient là pendant qu’on discute raison
S’il est besoin, renversons la marmite
Et de nos maux, hâtons la guérison"
Notes:
1.Un des blessés du Terminus meurt de ses blessures le 12 mars 1894.
2. Il est admissible à Polytechnique à 16 ans.
Chronologie des attentats anarchistes (cliquez sur l'image pour l'agrandir). |
* Sources:
- John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 pp.
- Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
- Notice biographique consacrée à Charles d'Avray dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, « Le Maitron »: "Histoire du Mouvement anarchiste en France".
- Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121.
- Concordance des temps: "La Troisième République et la violence anarchiste: libertés ou sécurité?", avec Jean Garrigues. [podcast]
- François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]
* Liens:
- "Les enragés de la dynamite."
- Rebellyon.info: "1892: exécution de Ravachol à Montbrison" / "24 juin 1894 à Lyon: Caserio poignarde Sadi Carnot"
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.
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