La logistique, cette infrastructure indispensable au fonctionnement du capitalisme, apparaît à partir des années 1970-80, avec la création de gigantesques entrepôts disséminés sur tout le territoire. Les objets, fabriqués dans les usines, sont envoyés dans ces entrepôts sous la forme de colis qu'il faut trier, préparer, mettre en paquet et livrer dans les lieux de consommation ou chez les particuliers. Ainsi, tous les objets consommés dans le cadre de la grande distribution passent par ces "usines à colis", selon l'expression du sociologue David Gaborieau.
De nombreux textes de rap se réfèrent au travail des ouvriers de la logistique. Cet intérêt prononcé pour les entrepôts, les colis, les palettes et les Fenwick s'explique d'abord par l'expérience vécu par de nombreux artistes hip-hop qui, avant de percer ou en parallèle à leurs carrières, taffaient en tant que manutentionnaires, préparateurs de commandes, caristes, magasiniers, opérateurs de saisie, agents de quai, pour des enseignes de la grande distribution (Leclerc, Carrefour), des messageries (FedEx, UPS, DHL, TNT), des entreprises et leurs sous-traitants (Geodis, XPO), des transporteurs, ou pour les géants du e-commerce (Amazon, Cdiscount, Veepee, Showroomprive).
Dans "Pas de bol", JP Manova retrace son parcours professionnel, taclant au passages les rappeurs bling-bling. "Quand mes collègues faisaient la tournée des starlettes / J'étais dans les entrepôts à tirer des palettes / Qu'aucun d'entre eux ne vienne me faire la leçon / Qu'il s'assure juste de porter au mieux son caleçon / Si la plupart parle de vécu, de ghetto youths / Beaucoup d'MC ont la paume des mains très douce / J'ai vu plus d'un mec rough dans plus d'un crew / Qu'a jamais fait cuire un œuf ou planté un clou / Sachant qu'rapper, n'fait pas cotiser pour la retraite / Mieux vaut coffrer et n'pas claquer toute la recette". Nekfeu fait de même dans "Un homme et un microphone n°2" "Je veux transmettre à ceux qui transportent / des transpalettes, de la force, mec / J'suis passé par là, s'il faut y aller j'y retournerais / Un flic tue un noir, j'vois les gyros tourner / Quand ça pète, remballe ta morale, suffit d'une balle : t'es mort / On assiste à trop de crimes racistes d'ici à Baltimore / Le seum que j'ai pourrait remplir des containers"
Plusieurs facteurs expliquent l'essor de la logistique. La concentration des flux rend les plateformes logistiques hautement stratégiques. Les entreprises de la grande distribution achètent en gros des produits, revendus à un prix attractif en supermarché. Il devient donc essentiel de les stocker, ce qui explique l'apparition précoce des entrepôts de la grande distribution (Leclerc, Carrefour, Super U). D'autre part, dans le cadre de la mondialisation, le processus de délocalisation des entreprises nationales entraîne l'implantation des usines dans les pays à bas coûts, en particulier asiatiques. Dès lors, il devient primordial de disposer d'une infrastructure logistique pour permettre l'acheminement des objets fabriqués à l'autre bout du monde, puis leur redistribution vers les principaux marchés de consommation européens. Pour amortir au maximum les coûts de transport, il faut donc disposer d'énormes infrastructures logistiques et d'une main d'œuvre sous-payée.
"Palme d'or" de Zippo retrace une mission d'intérim au festival de Cannes, l'occasion de confronter le monde frelaté du show biz au quotidien sordide des manutentionnaires. "J'fais la lumière sur les jours de vécus / En comptant les ampoules dans mes shoes de sécu' / Vis ma vie d'prolo, ça fait les biscotos, j'ai un p'tit polo / A l'effigie d'la marque qui me nique trop l'dos / On m'dit "Zippo yo !" J'leur dis "Nan, nan, c'est un quiproquo" / C'est tellement humiliant qu'ça en devient risible / J'tire des palettes d'une tonne mais j'suis invisible"
Enfin, à partir des années 1980, les très grosses usines se raréfient, avec la segmentation des différents stades de production en de petites unités. Les très gros groupes s'organisent en de nombreuses filiales ou recourent à la sous-traitance. Désormais, la fabrication d'un smartphone par exemple, implique plus de vingt unités de production et entrepôts. Cette externalisation nécessite une intense circulation et implique, là encore, de disposer d'une solide logistique. Nous sommes donc passés d'une économie de la production à une économie de la circulation des biens et des matières. Ce nouveau système productif met la main d'œuvre en concurrence à l'échelle internationale et fait naître en France un nouveau monde ouvrier. De nombreuses usines ont fermé entraînant une baisse sensible d'emplois industriels classiques, quand, dans le même temps progressait le nombre d'ouvriers du tertiaire (logistique, tri des déchets). 15% des ouvriers travaillent dans la logistique, contre 8% dans les années 1990. Au sein des 900 000 personnes qui travaillent dans ce secteur, on dénombre 80% d'ouvriers. La nouvelle division internationale du travail, qui oblige désormais à importer les produits fabriqués ailleurs, explique ce rôle crucial de la logistique, dont la main d'œuvre travaille en entrepôts.
"Entre prises" est un interlude rappé de K.Oni qui décrit, à l'aide d'une succession de groupes verbaux la journée de travail type de l'ouvrier. "pression, bluff, cœur qui palpite / Manutention, camion / Palettes, travail à mains nues / Attention, cartons, poids net, mal au dos / Aïe, nique sa mère / Sale boulot, SMIC, grosse journée, p'tit salaire"
Les grands groupes comme Amazon insistent sur la robotisation du travail et l'utilisation des nouvelles technologies dans le secteur de la logistique, laissant croire que ces innovations faciliteraient le travail ouvrier. Or, il n'en est rien. L'omniprésence de la technologie (logiciels pro de gestion, commandes vocales, écrans tactiles) confine les ouvriers dans des tâches hyperspécialisées, proches de celles développées au temps du taylorisme triomphant. De même, le savoir-faire des salariés est rogné par le travail sous commande vocale, qui existe dans certaines plateformes logistiques. Guidés par une voix numérique, les ouvriers, équipés d'un casque sur les oreilles, manipulent les colis à traiter, puis valident l'action une fois la tâche requise effectuée, par l'intermédiaire d'une reconnaissance vocale. Un pseudo-dialogue se crée avec la machine, mais il n'y a aucune marge de manœuvre, d'autonomie ou d'initiative pour le travailleur.
Narsix Dublaz du groupe ORB relate l'exploitation du "Manutentionnaire", sans cesse chronométré, surveillé par les machines ou des gardes chiourmes alcooliques et racistes.
La technologie intensifie le travail, l'accélère, permet une réduction du nombre de travailleurs, mais presque jamais leur totale disparition. L'automatisation intégrale coûte très chère et reste donc très limitée. Pour autant, la menace d'un remplacement des travailleurs par les machines constitue un élément de chantage fréquent, incitant les salariés à réduire leurs revendications sociales. En réalité, pour être rentable, l'économie de la logistique repose sur l'exploitation massive de la main d'œuvre ouvrière dans d'énormes entrepôts, non délocalisables et construits sur des terres agricoles. Elle n'a donc rien de dématérialisée, contrairement à ce que mettent en avant les campagnes de communications d'Amazon et consorts.
"Bleu de travail" de Lacraps avec un feat de Mokless est un hommage au nouveau prolétariat que constituent les ouvriers de la logistique. "La France d'en bas charbonne, attend le kend-wee / Bosse à l'usine toute la semaine sur un Fenwick / Tête dans les chiffres, contrat à plein ou à mi-temps / Jour et nuit les gens se butent au taff comme des mutants / Ils n'arrivent pas à joindre les deux bouts, que veux tu"
Le secteur de la logistique marque de son empreinte les paysages, avec l'implantation de centaines d'entrepôts dans des territoires répondant aux exigences de la supply chain. Les sites sont à proximité d'un réseau routier rapide, en grande périphérie des métropoles, afin d'acheminer les produits aux clients le plus vite possible. Beaucoup s'installent également sur d'anciens sites industriels ou dans des bassins d'emplois durement touchés par le chômage. Ces lieux disposent en effet d'un vaste foncier disponible à des prix compétitifs. Ils bénéficient aussi souvent de subventions publiques au nom de la reconversion. La logique du "juste à temps" et du "zéro stock" entraîne le basculement des flux logistiques du rail vers la route. Dès lors, les gares de fret et de triage sont supplantées par les plateformes, desservies par des norias de camions.
Derrière la vitrine technologique, l'e-commerce ou l'économie numérique à la sauce Amazon se cache un monde ouvrier aux conditions de travail souvent très difficiles, car la supply chain engendre de nombreux problèmes. > Un employé d'Amazon parcourt ainsi entre 25 et 30 km par jour, avec l'imposition de cadences infernales pour préparer les commandes à livrer. En outre, les ouvriers subissent un port de charge très lourd (7-8 t dans la grande distribution), 10 tonnes soulevées par personne et par jour dans les fruits et légumes.
En 2019, le groupe Odezenne enregistre "Bleu Fuchsia". Jacques Cormary, l'auteur des paroles, est un ancien travailleur du marché de Rungis. Le morceau dépeint un monde terne et triste, dans lequel les employés triment durement pour gagner leur pitance. Les manutentionnaires s'usent dans des tâches répétitives et mornes, tandis que les "muscles exultent" sous le poids de lourdes charges. Au delà des difficultés professionnelles rencontrées, Odezenne célèbre la capacité de résilience de l'employé, dont l'identité ouvrière - la "race ferroviaire" - est brandie avec fierté. Les paroles suggèrent l’assimilation des transpalettes à un ballet de danse. Le charriot élévateur, outil indispensable du secteur de la logistique, n'est plus ici le symbole de l'exploitation, mais plutôt de la libération. "Transpalette Grand Ballet / Je reste fier de ma race ferroviaire / Les ongles noirs / le gris du quai / Le rouge des fraises / Dans la tête, le vert des poires / Le vendeur me casse les glandes / Il aime pas bien la couleur du préparateur de commande"
> La mécanisation et la robotisation partielle des plateformes contribuent à l'hyperspécialisation des tâches des ouvriers, ce qui menace la reconnaissance de leur qualification professionnelle. L'humain doit encore trop souvent s'adapter à l'outil, et non l'inverse. Au bout du compte, on assiste à une perte de sens du travail, avec l'émergence de risques psycho-sociaux. Il existe donc un risque d'uberisation des métiers de la logistique, de plus en plus envisagés comme interchangeables, dépourvus de certification et de reconnaissance professionnelle.
Casseurs Flowters, c'est-à-dire Orelsan et son compère Gringe, racontent la journée de deux types. "17h04 - prends des pièces", nous offre une plongée dans l'univers sordide d'un abattoir. "Les poulets défilent en barquette sur un tapis roulant / Pas besoin du brevet des collègues pour comprendre qu'ta vie fout le camp / Assis tout l'temps, t'as l'impression qu'le temps s'arrête / T'as qu'une seule pause pour pisser, donc tu fumes ta clope en cachette / Déplume, découpe, emballe, plastifie, transpalette / Pour éviter d'craquer, pense à des trucs cools dans ta tête / Jusqu'au jour où cette question t'effleure l'esprit / Quelle différence entre ceux qui bossent à l'abattoir et les tueurs en série?"
> Les métiers de la logistique sont peu rémunérés, soumis à de fortes amplitudes horaires, au bruit, à des cadences et des délais infernaux. En dépit des précautions sanitaires, le corps lâche rapidement. Les mêmes gestes sans cesse répétés provoquent des maladies de l'hyper-sollicitation et une explosion des troubles musculosquelettiques. Les Lyonnais Robse & Lucio Bukowski introduisent leur "Stress & Palettes" par un tutoriel de formation pour conducteur de charriot élévateur, avant de rendre hommage aux travailleurs de la logistique, dont ils dépeignent les conditions d'exercice, difficiles et dangereuses. "J'me barre, et j'ai pas 'yé-p, nique le stress et les palettes / Du coup, j'te parle pas d'or, et j'représente pas d'caïd en calèches / Mais des pères au dos pété dans les entrepôts scellés / De ta démocratie libertaire qui effrite des pauvres dans l'OCB / Ce track n'aura rien d'exotique / J'préfère parler d'ouvriers que d'bicrave et d'mythos névrotiques / Au propre autant qu'possible, vos modes de vie m'ont éreintés / Une pour ce type mort sous un camion qui n'ira plus pointer". L'hernie discale n'est jamais loin, comme le rappelle Sango dans "Mon histoire". "J’ai nettoyé les toilettes de l’hôpital / Fréquenté les transpalettes, j’ai contracté l’hernie discale / Ils croyaient qu’j’étais minable / Mais j’savais faire des rimes et depuis j’écris des récitals"
Les conditions de travail déplorables empêchent de tenir longtemps en entrepôt. Au bout de 4, 5 ans, les ouvriers enchaînent les pathologies (lombalgies, usure des articulations) selon l'INRS, l'organisme de santé et de sécurité au travail. Or, il faut rappeler que le coût social des maladies professionnelles et accidents du travail n'est pas supporté par les entreprises, mais par la collectivité. Comme, par ailleurs, il n'y a guère d'évolution de carrière possible, les employés partent d'eux-mêmes, entraînant un fort turn-over au sein des entrepôts.
"Airforce" de KT Gorique joue du contraste entre le dur quotidien et les aspirations à la gloire. "J’suis cassé comme un porteur de palette mais j’suis née pour briller comme Dimitri Payet". Hugo TSR décrit la pauvreté subie et les difficultés de ceux pour qui "la vie s'accroche à un permis cariste." "Pas le temps d'attendre" "Des coups d'schlass, partout des keufs qui s'lâchent des jeunes qu'ils harpent / P'tit téméraire qui efritte ses rêves sur des feuilles King Size / Un film noir, mémoire d'un tier-quar ou les p'tits boivent / Les sportifs boitent: t'es fort en foot ? Les autres se vengent sur tes tibias / Ces p'tits gars sont sur la corde raide comme un père guitariste. / Tu perds vite ta vie, ici la vie s'accroche à un permis cariste"
Le profil de l'ouvrier de la logistique est généralement un homme (80%), jeune, peu ou pas diplômé. Quand les entrepôts se situent à la lisière des grandes métropoles, les employés appartiennent très souvent à des groupes racisés (noirs et arabes). Dans les zones plus rurales, les entrepôts recrutent parfois d'anciens agriculteurs, censés être endurants. Les femmes sont parfois majoritaires, dans des entrepôts du textile ou de la pharmaceutique. Le secteur emploie beaucoup d'intérimaires, avec peu de travailleurs en CDD et quelques CDI. Or, ces derniers, lassés ou trop abîmés, ne restent pas longtemps. L'externalisation des moyens en ressources humaines par les donneurs d'ordre contribue aux inégalités de traitements entre salariés selon qu'ils sont en cdd, cdi ou intérim. Les accords de branche prévoient une grille salariale en fonction de l'ancienneté. Or, une fois que le contrat est terminé, l'ancienneté tombe pour l'intérimaire, contribuant à créer une sous-catégorie de salariés.
Hugo TSR: "Alors dites pas" "Si la galère était un sport, j'aurais ma place aux JO de Londres / Fumeur d'barrettes, dis qu'tu fais de la variét' pour tenter les conerts / Pilcote de transpalette, semaine d'après, j'suis dans l'téléconseil / J'ai pas eu le choix, Monsieur pouvoir d'achat m'a fait intérimaire / Business et violence pour la jeunesse d'un pays d'merde".
En consacrant plusieurs titres aux ouvriers de la logistique, le rap met en lumière un monde indivisibilisé, dont les travailleurs sont souvent pressurés, isolés, usés. Mais pour les classes populaires urbaines, le travail en entrepôt est une expérience partagée. Avant de se lancer dans la musique, de nombreux rappeurs ont travaillé dans le secteur de la logistique. Leurs textes mettent donc en exergue la pénibilité du travail de manutentionnaire, considéré comme une impasse professionnelle, dont tous aspirent à sortir. C'est le cas de "7h00 du mat'" de Don Choa. "Réveille-toi c'est l'heure, il faut qu'on t'secoue / Ou qu'on t'balance un verre d'eau / Dédié à ceux qui partent travailler sur une bleue ou un vélo / Ma vie, ça a été l'école puis l'boulot / A tous les patrons chez qui j'ai bossé : vafancoulo / J'ai porté des cagettes et rempli des palettes / Tout en gardant l'espoir de croquer dans la grosse galette / J'aime pas la hiérarchie, ni marcher à la baguette"
Beaucoup de rappeurs revendiquent et assument l'expérience du travail logistique sur
le CV, clamant leur solidarité avec les porteurs de palettes, à l'instar de Jul, dans "Coup de genoux". "Et j'chante ma tristesse, ouais, comme Cheb Khaled
Toujours pas d'palace, big up à ceux qui portent des palettes"
Certes, le passage par l'entrepôt renforce la street credibility, mais pas question d'y végéter comme le rappelle "Savoir-faire" de Deen Burgibo. "Quatorze ans, j'pédalais pour aller au boulot : sur la plage, j'louais des pédalos / Huit heures, huit heures, demi-heure de pause, j'ram'nais leurs parasols aux touristes pieds dans l’eau / L'année après ça, j'ai taffé au marché, j'ai soul'vé des cagettes, puis l'marché d'grossistes, j'empilais des palettes / Après les marchés, la plage, j'ai fait la plonge et j'ai servi des bavettes / J'étais jeune et j'avais pas d'nom mais j'étais d'aplomb / J'ai vendu des vélos, des rollers à Decathlon / J'comparais bons de commandes et chiffres de vente, et j'étais pas con / J'ai vite compris que j'étais pas du bon côté de la transaction"
De
nombreux morceaux jouent du contraste entre la réussite professionnelle
dans le rap ou le business. Beaucoup de titres opposent "strass et
paillettes" au "stress et palettes". Fik's Niavo dans "Bilan 2016" "Les polémiques s’créent comme par magie, les politiques : c’est Houdini / Abracadabra ! Boum ! Tiens le burkini /
Nique le strass, les paillettes, nous c’est la crasse, les palettes". Kery James dans "Mouhammad Alix", son autobiographie rappée. "Je
t'explique je fais pas ça pour le fric / Je fais pas ça pour le chiffre
/ Respire je fais du rap athlétique / Authentique comme ce groupe à
trois lettres / La République ne digère pas ma lettre / Ils préfèrent
fermer les yeux sur nos mal-êtres / C'est toujours les mêmes che-ri aux
manettes / Corps diplomatique, trafics, mallettes / Pendant que les
nôtres s'entretuent pour des barrettes / Strass, paillettes / Stress,
palettes / Pauvres dignes, contre bourgeois malhonnêtes". Pour Nessbeal, "La
beldia s'effrite, c'est solo dans la faillite / Les galeries Lafayette,
les strass, les paillettes / Les halls, la galère, une bombonne, la
galette / J'ai poussé les palettes comme un cariste / Né dans l'combat,
j'suis pas v'nu en touriste" ("Encore")
Dans "ça suffit", Ziak veut sortir de la hess, abandonner le permis du conducteur de transpalette, le CACES, pour un coupé classé S, les grosses berlines luxueuses. "On veut juste passer du putain d'CACES au coupé classe S / Cette
vie là, pas n'importe laquelle, viens dans la ville, / on a taffé Clark
Kent / La mentale des bas-fonds de Paris qui agressent les cains-ri
quand ils font la Fashion Week"
Dans le même esprit, les différentes occurrences du terme palette permettent d'insister sur la volonté d'une trajectoire sociale ascendante. Dans "Alors la zone", Jul oppose les palettes de l'entrepôt à celles du volant d'une voiture équipée d'une boîte de vitesse robotisée. "J'ai trouvé un bail, j'suis pas là / J'suis pas à Dubaï, j'suis à l'Escale / Tout l'monde veut sa palette / Personne veut soulever des palettes".
Chez Al et Fabe, L'émancipation passe par la réussite artistique comme le suggère Al dans la "Correspondance" adressée à Fabe. "Talant, 26 juin 1998, salut Befa, quoi d'neuf depuis la dernière fois? /Pour moi, toujours la même. En c'moment j'taffe un vrai calvaire / J'm'emploie à gagner un salaire de misère / Dans une atmosphère qui pue comme l'enfer / Y paraît qu'quand tu travailles t'as le droit à des espérances / J'sais pas mais en faisant mes palettes, j'ai du mal à m'dire que j'ai de la chance / Au fait, j'voulais savoir si t'as pas un pote qui peut m'faire un son"
Pour s'en sortir, et quitter l'entrepôt, d'autres recourent à des procédés illicites tels que le trafic de drogue, qui permet de gagner beaucoup d'argent, mais aussi des ennuis. Dans "4 achim", GDS oppose mapess (l'argent en swahili) au CACES, déjà mentionné. "On
est là pour l'histoire, les mapess' / On met les mains, comme Fillon
dans les caisses / Avec le permis CACES / On est tenus en laisse / Je
sais pas / Ce qui sent le plus fort dans la pièce / La beuh ou la hess’,
nigga" Il faut dire que l'économie souterraine emprunte les mêmes axes et parfois des méthodes comparables à celles de la logistique, ce que décrit le sulfureux Freeze Corleone dans son titre "Fentanyl". "On a la logistique qu'il faut pour acheminer les colis d'un point A à un point B comme DHL".
Dans les clips de certains morceaux ("7 sur 7" de Koba Lad et "Marché Noir") de SCH, le trafic de stup prend la forme d'un entrepôt logistique, mais la valise marocaine se substitue ici au colis classique, tout comme les berlines allemandes supplantent les fenwicks. L'exaltation du trafic est un grand classique du rap, mais la référence au deal peut aussi être interprétée comme un pied de nez à la guigne, un moyen de passer du stress au strass, des palettes aux paillettes, de paria à parrain (de la drogue).
Ce parcours dans l'univers de la logistique, aussi sommaire et incomplet soit-il, montre les nombreux travers d'un secteur, dont Amazon est devenue l'exemple archétypal. (2) En outre, l'essor du commerce en ligne participe à la désertification des centres-villes, au grignotage des espaces agricoles, à l'essor de la pollution liée à la circulation automobile. Enfin, les conditions de travail du secteur de la logistique sont dégradées si on les compare avec celles, déjà difficiles des ouvriers "traditionnels", avec des rémunérations plus faibles, une protection sociale moindre, une besogne très éprouvante. Tous ces éléments entraînent un turn-over très important au sein des entrepôts. Cette situation rend difficile l'organisation de la résistance sur le lieu de travail. Le taux de syndicalisation dans le secteur est faible. La précarité des salariés rend également difficile l'organisation de grèves massives. En revanche, les formes de contestation originales mises en œuvre à l'automne 2018, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, furent propices à l'implication de nombreux employés du secteur. Grâce à leur excellente connaissance du terrain, ces derniers bloquèrent les accès des plateformes et entrepôts, afin de paralyser la chaîne logistique. (3) En 2019, l'attaque d'un ministère au chariot élévateur, témoigne du rôle important joué par les ouvriers de la logistique dans ce mouvement. Une autre forme de lutte consiste à empêcher l'installation d'un entrepôt, ce qui
remet en question la logique même de fonctionnement de l'univers
logistique. (4)
Les Zakariens : "La faiblesse" "Écoute ma voix, fais moi confiance et même si ça t’contrarie / Moi j’vis dans la souffrance comme toi et c’est pas demain qu’on s’ra riche / J’me rallie à la chance, fais pareil si t’es balèze / Trouve un taf à Auchan et va soulever des palettes / Et si faut passer l'balais cousin va passer le balais / Fais les choses à ton rythme et n'oublie pas qu'faut laisser parler"
C° : Difficile de s'identifier à un monde ouvrier unifié, quand on produit des flux, pas des objets, et quand la diversité des statuts des uns et des autres, contribue surtout à diviser. Dans ces conditions, il est difficile de voir émerger une identité professionnelle valorisante, un sentiment d'appartenance de classe comme il a pu exister chez les métallos ou les ouvriers de chez Renault. En cela, les titres de rap permettent de donner une certaine forme de visibilité à une Génération Fenwick en gestation.
Notes :
1. Amazon cherche à embaucher en CDI des personnes éloignées de l'emploi, souvent des femmes, la cinquantaine, au chômage depuis plusieurs années. Le géant américain cherche ainsi à stabiliser une main d'œuvre. Il faut donc un gros bassin d'emploi, avec des travailleurs au chômage. Le CDI devient un autre moyen que la précarité ou l'intérim pour encadrer la main d'œuvre et la fixer.
2. Rappelons l'ampleur colossale de l'optimisation fiscale du géant américain qui gagne de l'argent en France, mais n'y paie pas (ou peu) ses impôts.
3. On assista alors à une convergence des luttes à Genevilliers, lorsque des Gilets Jaunes apportèrent leurs soutiens aux employés de Geodis, la filiale privée de la SNCF.
4. Les entrepôts continuent à fleurir un peu partout, profitant d'une réglementation favorable à leur implantation et parce que de nombreuses collectivités locales cherchent à les attirer. Les communes y voient une opportunité pour combler des budgets étiques et pour créer des emplois.
sources:
A. Playlists proposées par David Gaborieau sur twitter/X ( début et fin ) et Youtube (rap et logistique).
B. "Rap et crise sociale", émission Entendez-vous l'éco sur France Inter.
C. "Quand le rap se fait la voix des ouvriers"
D. GABORIEAU David, « Quand l’ouvrier devient robot. Représentations et pratiques ouvrières face aux stigmates de la déqualification », L'Homme & la Société, 2017/3 (n° 205), p. 245-268.
E. «"Boom" de la logistique : eldorado ou chimère?», émission Sous les radars diffusée sur France Culture le 12 février 2022.
F. «C'est inhumain, l'aliénation maximum" : dans les entrepôts logistiques de la région lyonnaise», Médiacités, 11/12/2019
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