La belle équipe, réalisée par Julien Duvivier en juin-juillet 1936 sur un scénario de Charles Spaak, raconte l'histoire de cinq ouvriers au chômage gagnant 100 000 francs à la Loterie Nationale. Jean (Gabin), Charles (Vanel), Raymond (Aimos), Jacques (Charles Dorat) et Mario (Raphaël Médina) sont d'abord tentés par un partage des gains, qui permettrait à chacun de réaliser son rêve. Finalement, cédant aux arguments de Jean, tous s'unissent pour acheter un lopin sur les bords de la Marne et y édifier une guinguette. Seulement, le sort s'acharne sur la bande. Mario, le réfugié espagnol, est expulsé. Jacques doit s'enfuir au Canada pour refaire sa vie. Raymond meurt en tombant du toit le jour de l'inauguration de la guinguette. Au bout du compte, il ne reste plus que Jean et Charles, tous deux amoureux de la même femme...
Fait rare, le film a deux fins. Dans
la version dramatique imaginée par Duvivier, la belle amitié de Jean et Charles se transforme en haine à cause de Gina (Viviane Romance), dépeinte comme une véritable garce. Jean finit par tuer Charles. Constatant l'anéantissement de son projet solidaire et fraternel, il murmure au policier venu l'arrêter: "c'était une belle idée, une belle idée". Cependant, de peur que la
fin dramatique du projet collectif de la belle équipe ne déplaise aux spectateurs, le producteur exige de Duvivier et Spaak tournent aussi une fin optimiste. Dans cette
version, Gabin et
Vanel s'expliquent, se réconcilient et chassent Gina. Le film se clôt alors sur
l'inauguration radieuse de la guinguette. Histoire de trancher définitivement, la production soumet les deux dénouements possibles au public d'un cinéma de
banlieue parisienne en septembre 1936. Le scénariste se souvient:"Il avait été convenu entre le producteur et Duvivier que le film serait soumis dans une salle populaire au verdict populaire, que les gens pourraient voter pour la fin qu'ils souhaitaient, et chacun s'engageait à respecter la décision. (...) A une majorité écrasante, (...) ils ont donné raison au producteur et à la fin rose." Trois-cent-cinq spectateurs sur trois cent-soixante-six choisissent la fin heureuse.
* Un film Front populaire?
On a fait de la Belle Équipe LE film du front populaire, celui qui caractériserait le mieux l'esprit de 36. (1) Or, si le synopsis met en scène des ouvriers, la noirceur de l’œuvre "résulte des contraintes de la fatalité romantique plus que d'une quelconque prémonition quant au devenir du Front populaire." (source A p 158) Le film ne se réfère d'ailleurs ni à la victoire de ce dernier ni aux luttes sociales. C'est par la loterie que les protagonistes espèrent accéder à l'indépendance économique, non à la suite de manifestations victorieuses. Certes, les membres de la bande aiment à travailler de leurs mains, mais tous aspirent aussi à devenir leurs propres patrons et à s'extraire ainsi du salariat. Avec la guinguette, ils s'émancipent et créent leur propre outil de travail. Cinéaste pessimiste, volontiers misanthrope et même misogyne, Julien Duvivier ne cherche pas à faire un film politique. Dans la version tragique que préférait le cinéaste, l'expérience communautaire de la belle équipe échouait à cause d'une femme, Gina, érigée en archétype de la "garce populaire". (2) D'ailleurs pour Jean, « Un bon copain ça vaut mieux que toutes les femmes du monde entier ».
La Belle Équipe n'a pas été un grand succès à sa sortie. Certains lui reprochèrent l'exagération argotique, jugée caricaturale, quand d'autres, à gauche,
soupçonnèrent l’œuvre d'être une critique du collectivisme. Pour La Flèche, quotidien socialiste, ce film n’est « qu’un bon fait divers par manque de portée
révolutionnaire, accusant la fatalité, non le cadre social ».
* Le mythe Gabin.
Le film réalise en revanche une très importante carrière postérieure, au point que sa réputation ne cessera de grandir au fil des ans. La réhabilitation du film tient sans doute à Gabin dont le mythe se forge avec La belle Équipe. L'acteur devient alors l'incarnation du prolo des
faubourgs. Âgé d'une trentaine d'années, il n'est devenu une star qu'avec La Bandera, sortie sur les écrans l'année précédente. Ici, Gabin appuie autant que possible sur sa gouaille parisienne et arbore la casquette qui deviendra un de ses attributs fétiches. Son interprétation est émouvante, sensuelle, éblouissante, sa présence magnétique. Cheville ouvrière du projet, il se fait chef de travaux et présente à ses compagnons la guinguette de ses rêves: « Moi ch'sais c'qu'on va faire : on va faire une guinguette, un coin pour les amoureux, les
sportifs et les pêcheurs à la ligne, le paradis de Mimi Pinson et l'Eldorado des chevaliers
de la gaule ! L'été ont r'fùsera du monde, y'aura d'la musique, de la gaieté et d'l'amour !
Et ben pis l'hiver, on s'ra chez nous, peinards comme des rentiers ! On va construire une
guinguette, et pis on va la construire nous même ! L'bâtiment ça nous connaît hein.
Suivez l'guide vous allez voir. D'abord on fout tout ça par terre, et pis à la place on fait
une grande baie avec une voûte, pasqu'une voûte ça fait toujours chic, bon. (...) Oh,
r'gardez, r'gardez cette vue les gars, r'gardez-moi ça... Et là, là derrière, la cuisine. Et
puis ici, le dancing ! Alors, y'a plus à y revenir, on la fait c'te guinguette ?"
Guinguette au bord de Marne, photographie extraite du film de Julien Duvivier, La belle équipe (1936) © Collection Kharbine-Tapabor |
* "Alors, c'est entendu? De l'eau, un potager et puis une petite maison au milieu!"
Si la Belle Equipe n'est pas à proprement parlé un film politique, comme le fut par exemple la Vie est à nous, il n'en incarne pas moins l'esprit de 36. En effet, il aborde les thèmes et les valeurs chers au Front populaire: la liberté, la fraternité, la valorisation du collectif, les loisirs populaires partagés. C'est le cas lorsque Jean dissipe les rêves individualistes de ses camarades et les convainc d'opter pour un projet commun. "J’croyais qu’on était des frères", lance-t-il à la cantonade. Puis il poursuit: "au fond on veut tous la même chose, la liberté, aucun de nous ne peut l'avoir seul." C'est donc ensemble qu'ils construisent la guinguette, dont le nom (Chez nous) et l'enseigne (deux mains entrelacées) témoignent de ce grand éland fraternel. Dans plusieurs séquences du film éclatent la fierté d'appartenir à la classe ouvrière. Comme un écho au quotidien des spectateurs, le réalisateur filme un dimanche à la campagne, au bord de la rivière. La chanson Quand on s'promène au bord de l'eau entre parfaitement en résonance avec les tous jeunes congés payés. Véritable leitmotiv du film, elle traduit à merveille cette quête d'un bonheur simple. Écrites par Julien Duvivier lui-même et Louis Poterat, les paroles sont mises en musique par Maurice Yvain et Jean Sautreil. Lorsque Gabin interprète le morceau, la joie s'empare de tous.
La chanson célèbre le dimanche à la campagne, qui introduit une rupture salvatrice dans le quotidien du travailleur. "Du lundi jusqu´au sam´di, / Pour gagner des radis, / Quand on a fait sans entrain / Son p´tit truc quotidien,/ (...) Et trimballé sa vie d´chien, / Le dimanch´ viv´ment / On file à Nogent, / Alors brusquement / Tout paraît charmant!" Le temps d'une journée de repos, l'ouvrier jouit enfin d'un temps pour lui dans un cadre bucolique, bien différent de celui, vicié, de l'usine. "Paris au loin nous semble une prison." Le refrain célèbre les plaisirs simples de la vie, entre amis, en pleine nature. "Quand on s´promène au bord de l´eau, / Comm´ tout est beau... / Quel renouveau! (...) L´odeur des fleurs / Nous met tout à l´envers (...) / Chagrins et peines / De la semaine, / Tout est noyé dans le bleu, dans le vert... / Un seul dimanche au bord de l´eau, / Aux trémolos / Des p´tits oiseaux, / Suffit pour que tous les jours semblent beaux."
La guinguette, incarnation du loisir populaire, devient une destination idéalisée, le lieu emblématique de la fraternité et de la liberté, l'endroit où l'on chante et l'on mange avec une charmante insouciance. La chanson est devenue une sorte de drapeau, non seulement de la Belle Équipe, mais aussi du Front populaire. Elle renvoie à la période d'un cinéma français triomphant. Gabin, qui vient du music-hall, interprète avec un grand naturel le morceau. "Et puis alors, attends, à cet' époque là, y avait pas de playback. Je l'ai enregistré directement dis donc. Je me la suis tapée au moins six, sept fois", racontera-t-il plus tard dans une interview (à 2'23).
* Les congés payés.
Pour s'offrir des moments de répits et s'évader, la plupart des ouvriers de la région parisienne se contentent dans un premier temps de voyages de proximité, dans un rayon de quarante à cinquante kilomètres autour de chez eux. Ainsi, au moins jusqu'à l'obtention des congés payés, les bords de Marne, de Seine ou de l'Oise figurent parmi les principales destinations des escapades dominicales. (3) Avant 1936, les vacances loin de chez soi concernent très peu de monde. Si aujourd'hui, la naissance des congés payés en France évoque immédiatement le Front populaire, rappelons que la loi les instaurant fut bricolée à la hâte, sous la pression des grèves, dans la période d'un mois comprise entre les élections législatives de mai et la constitution du gouvernement de Léon Blum en juin. Initialement, les congés payés ne figurent pas dans le programme électoral du Front populaire, mais cette vieille revendication ouvrière resurgit sur les piquets de grèves de la confection marseillaise ou dans certaines usines métallurgiques. La demande qui sourd du mouvement social trouve un écho très favorable chez Blum. Lecteur du droit à la paresse (1883) de Paul Lafargue et principal rédacteur du programme de la SFIO en 1919, il est déjà sensibilisé au thèmes des "vacances payées" et perçoit immédiatement la valeur symbolique de la mesure. Sous son égide, CGT et patronat se mettent d'accord. Très vite, un projet de loi est déposé à la Chambre des députés. Court et simple, il précise: "A droit à 14 jours de congés payés, tout salarié lié à un employeur par un contrat depuis au moins un an ." Votée la nuit suivante à l'unanimité, la loi est promulguée dix jours plus tard, le 9 juin 1936.
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L'idée de vacances connaît une application lente. Les premiers vacanciers se débrouillent avec les moyens du bord. Faute de campings, ils logent chez l'habitant. Beaucoup d'ouvriers partent en vélos, dont l'acquisition est rendue possible grâce aux augmentations de salaires obtenues par les accords de Matignon. Des déplacements d'une journée en autocars sont également organisés par les syndicats et permettent de petites échappées en voyages collectifs. La plupart des ouvriers ne peuvent pas se payer un billet de train, une chambre d'hôtel, une location... Il est donc difficile de partir loin. Léo Lagrange (en photo ci-contre), le sous-secrétaire d’État aux Sports, aux Loisirs et à l’Éducation physique du premier gouvernement Blum (4), a l'idée d'un billet de trains de "congés populaires" à prix réduits, qui mettrait les vacances à la portée du plus grand nombre. Pour ce faire, il réunit les membres des grands réseaux ferroviaires (la SNCF ne verra le jour qu'en 1938) qu'il parvient à convaincre. Néanmoins, à l'été 1936, seuls 620 000 salariés profitent des billets de "congés payés" à prix préférentiels. Le grand élan vers de nouveaux espaces (mer, montagne, campagne) n'intervient vraiment qu'au cours de l'été 1937 (1,7 millions de billets Lagrange). (5) A l'été 1936, on se rend surtout à la campagne. On campe. On pêche. On pique-nique au bord des rivières. On danse et on mange dans les guinguettes. Et, sans surprise, c'est ce tableau-là que se mettent soudain à dessiner les chansons populaires, comme autant d'instantanés des mœurs nouvelles.
C°: Le congés payés sont un acquis. La France affichait du retard en ce domaine, en particulier sur les pays nordiques. Or, en 1936, d'un seul coup, elle rattrape son retard et devient même un pays leader. On accorde très libéralement à un très grand nombre de personnes une longue durée de congés payés. Lors du procès de Riom, en 1942, on reprochera à Blum d'avoir amolli la France. La paresse l'aurait alors emportée. «Je ne suis pas sorti souvent de mon cabinet ministériel pendant la durée de mon ministère, mais chaque fois que je suis sorti, que j'ai traversé la banlieue parisienne, et que j'ai vu les routes couvertes de ces théories de "tacots", de "motos", de tandems, avec des couples d'ouvriers vêtus de "pull-overs" assortis et qui montraient que l'idée de loisir réveillait même chez eux une espèce de coquetterie naturelle et simple, tout cela me donne le sentiment que, par l'organisation du travail et du loisir, j'avais malgré tout apporté une espèce d'embellie, d'éclaircie dans des vies difficiles, obscures, qu'on ne les avait pas seulement arrachées au cabaret, qu'on ne leur avait pas seulement donné plus de facilité pour la vie de famille, mais qu'on leur avait ouvert la perspective d'avenir, qu'on avait créé chez eux un espoir.» Les congés payés constituent une échappée exceptionnelle, une "embellie" (Blum) entre la grave crise économique et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale à venir. Le film de Duvivier quant à lui, est resté comme une entreprise collective dans la mémoire, alors même que son dénouement dit plutôt le contraire. A l'image du Front populaire, le projet de guinguette la belle équipe a suscité de l'espoir, des moments de chaleur inoubliables, en dépit de l'échec final de l'entreprise.
Notes:
1. Toujours en 1936, Jean Renoir tourne "le crime de monsieur Lange" à partir d'un scénario de Jacques Prévert. A la fin du film, ce sont les travailleurs organisés en coopérative qui gagnent.
2. Le film est emblématique du cinéma des années 1930, un cinéma réalisé, conçu et joué par des hommes, au sein duquel les femmes occupent des rôles subalternes et très négatifs. 3. En
1853, Napoléon III accorde des congés payés aux fonctionnaires. En
1900, ce sont les salariés du métro parisien qui obtiennent 10 jours de
congés annuels. Dans la foulée, les employés des entreprises électriques
et gazières, les employés de bureaux décrochent à leur tour quelques
jours.
4. Lagrange est un membre de l'aile gauche socialiste. Au cours de sa jeunesse parisienne, il a fréquenté les milieux d'aspiration au plein air comme les éclaireurs de France. Devenu sous-secrétaire d’État, il s'emploie à développer un tourisme social, à rendre accessible aux ouvriers les loisirs sportifs et culturels, de plein air et artistiques. Il appuie le développement des auberges de jeunesse. A bien des égards, Lagrange est un précurseur et une figure très attachante.
5. L'occupation par les ouvriers de lieux jusque là réservés à une élite (la classe des loisirs) suscite l'effroi des possédants, consternés de devoir partager les eaux avec ces hordes de "salopards en casquettes". Ainsi, dans Bécassine en roulotte, la marquise de Grand'Air fait la moue devant l'invasion des plages par la populace. Les caricatures de Pol Ferjac dans la Canard enchaîné témoignent de cette stupeur. Sur une des plus célèbres, une bourgeoise installée dans une baignoire au beau milieu d'une plage fréquentée par des ouvriers lance à son interlocuteur. "Vous ne pensiez pas que j'allais me tremper dans la même eau que ces bolcheviks!"
Sources:
A. Danielle Tartakowsky, Michel Margairaz: «"L'avenir nous appartient." Une histoire du Front populaire.», Larousse, 2006.
B.Valérie Lehoux: "Le front populaire à tout bout de chants", Télérama, 30/07/2016.
C. "La chanson française au temps du Front populaire" (Médiathèque de Roannais agglomération)
D. "Quand on s'promène au bord de l'eau" ("1936, Congés enchantés" sur France Musique)
E. Lieux de mémoire - 1936 ou l'embellie des congés payés" [Les Nuits de France Culture]
F. Jean Vigreux: Histoire du Front populaire. L'échappée belle", Tallandier, 2016.
G. L'indispensable Maitron pour mieux connaître Paul Lafargue, Léon Blum, Léo Lagrange, Ferjac...
H. Bertrand Tavernier: "Voyages à travers le cinéma français" - Saison 1. Épisode 3. Les chansons - Julien Duvivier.
Liens:
- Pour mesurer l'ampleur de la vogue des guinguettes et leur rôle dans la culture populaire de l'époque, 25 chansons consacrées au phénomène.
Quand on s'promène au bord de l'eau.
Pour gagner des radis,
Quand on a fait sans entrain
Son p´tit truc quotidien,
Subi le propriétaire,
L´percepteur, la boulangère,
Et trimballé sa vie d´chien,
Le dimanch´ viv´ment
On file à Nogent,
Alors brusquement
Tout paraît charmant!...
{Refrain:}
Quand on s´promène au bord de l´eau,
Comm´ tout est beau...
Quel renouveau...
Paris au loin nous semble une prison,
On a le cœur plein de chansons.
L´odeur des fleurs
Nous met tout à l´envers
Et le bonheur
Nous saoule pour pas cher.
Chagrins et peines
De la semaine,
Tout est noyé dans le bleu, dans le vert...
Un seul dimanche au bord de l´eau,
Aux trémolos
Des p´tits oiseaux,
Suffit pour que tous les jours semblent beaux
Quand on s´promène au bord de l´eau.
J´connais des gens cafardeux
Qui tout l´temps s´font des ch´veux
Et rêv´nt de filer ailleurs
Dans un monde meilleur.
Ils dépens´nt des tas d´oseille
Pour découvrir des merveilles.
Ben moi, ça m´fait mal au cœur...
Car y a pas besoin
Pour trouver un coin
Où l´on se trouv´ bien,
De chercher si loin...
{Refrain}
Génial ! et de circonstance entre l'ouverture de la peche et le grand week end.
RépondreSupprimerDans mon groupe de doctorants il y a Tanguy Perron spécialiste du cinéma ouvrier et cinéma rouge. Il a publié "l'écran rouge" à ce sujet :https://www.babelio.com/livres/Perron-Lecran-rouge/1048420