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mercredi 14 juillet 2021

Le barrage de Tignes et le village englouti.

A l'aide des 2300 barrages que compte le pays, l'hydroélectrique représente la deuxième source de production d'électricité en France. Pour permettre la construction des retenues, il a fallu noyer de nombreuses vallées, dont 44 étaient habitées. Les lacs artificiels crées par les barrages engloutirent alors de nombreux villages et hameaux, principalement dans les Alpes (lacs de Roselend, du Chambon, de Serre-Ponçon, de Sainte-Croix), le Massif Central (lacs de Bort-Les-Orgues, Vassivière, Sarrans, Salagou, Naussac) et le Jura (lac de Vouglans). Le cas le plus emblématique de ces villages engloutis reste sans doute celui du Vieux Tignes, auquel nous consacrons ce billet.  

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Pour faire redémarrer ses usines, la France de l'après Seconde guerre mondiale a besoin d'électricité. Or, elle manque de charbon. Pour atteindre l'indépendance énergétique, le gouvernement mise alors sur l'hydroélectricité. La toute jeune Électricité De France part à l'assaut des montagnes et dresse partout de gigantesques barrages qui attirent des milliers d'ouvriers sur les chantiers titanesques des régions de montagnes, en particulier les Alpes. Les ingénieurs cherchent à domestiquer les torrents parce qu'ils emportent avec eux la puissance des glaciers d'altitude. Il s'agit, à terme, d'aménager et de se doter d'un puissant réseau hydroélectrique. On ne mesure alors sans doute pas toutes les profondes mutations qu'entraîneront dans les décennies suivantes ces structures. 

Le croquis en version PDF ou sur Umap.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, seuls de petits villages et hameaux furent noyés par les premiers barrages, mais la submersion des habitations n'en provoqua pas moins des situations personnelles douloureuses. A Tignes, le retentissement des travaux fut d'une toute autre ampleur car, pour la première fois, un bourg d'importance disparaissait sous les eaux. Le village était niché à flancs de montagne, dans une cuvette profonde. Depuis les hauteurs, l'Isère serpente avant de quitter le vallon par un étroit goulet. Le temps des transhumances, des bergers provençaux louaient une partie des hauts alpages. Les terres situées en aval, nettement plus ingrates, servaient de pâturages aux bêtes qui ne fournissaient pas de lait. Le tourisme débutait à peine. Dès 1935, les Forces motrices du Rhône, ancêtres d'EDF, avaient acquis quelques hectares afin d'étudier la possibilité d'y ériger à l'avenir une petite retenue. La vente de quelques mauvaises terres à des technocrates en costume avait tout de l'aubaine pour les paysans. Pendant la guerre, quelques propriétaires continuèrent discrètement de céder leurs terres. Or, à la Libération, la reconstruction devint priorité nationale et l'érection du barrage nécessité. Il s'agissait de construire un barrage-voûte en béton de 180 mètres de haut pour une largeur de 295 mètres à plus de 1800 mètres d'altitude. A terme, la retenue représenterait une capacité de 230 000 000 de m³ d'eau sur une superficie de 270 hectares, que huit centrales hydro-électriques se chargeraient de transformer en électricité pour une production équivalant à plus d'un million de KWh. Pour en arriver là, l'édification du barrage nécessita l'emploi de 4500 personnes.

 
Barrage de Tignes. cisko66, CC BY 3.0

Sur le papier tout semble simple, la concrétisation beaucoup moins. Il fallut détourner la rivière, pulvériser le pont qui reliait la vallée à ses voisines, racheter des terres. Dans un premier temps, les transactions se firent à l'amiable, puis par expropriation. Les indemnisations proposées par EDF variaient d'une famille à l'autre ce qui suscita jalousies, rancœurs et divisions au sein de la communauté villageoise. En quelques semaines, au cours de l'année 1946, la riante vallée devint un chantier pharaonique parcouru par des norias d'engins de chantiers et des cohortes d'ouvriers. Des dizaines d'Italiens traversèrent la frontière par les cols enneigés pour se faire engager. Afin de les loger, EDF construisit deux lotissements, composés d'éphémères baraques de planches. Dans la vallée, en prévision des accidents, l'hôpital fut agrandi. Le béton arrivait par des trains spéciaux depuis des cimenteries installées en Ardèche (150 000 tonnes). L’État aménageur vantait les vertus de l'hydroélectricité, du savoir faire français, mais pour les autochtones, l'érection du barrage impliquait l'engloutissement de leur village.

* Le drame de Tignes. 

Les villageois refusaient d'être sacrifiés sur l'autel du progrès et de la puissance nationale, de voir disparaître leurs maisons, leurs commerces (des hôtels, une boulangerie), l'école ou la mairie. Les habitants résistèrent pied à pied. "Le village de Tignes, qui est déjà officiellement rayé de la carte, vit des moments dramatiques. Matérialisant leur opposition à toute évacuation, les habitants ont refusé de livrer au préfet les archives de la mairie et les indemnités ne peuvent pas tout résoudre ni tout aplanir. On a l'impression de vivre un exode. Jusqu'au bout, Tignes aura lutté pour ne pas mourir", notait le speaker des actualités. Face aux résistances, le préfet dut faire appel aux CRS afin de forcer les portes de la mairie. Le dynamitage des maisons et surtout le transfert des morts du cimetière suscitèrent une très vive émotion. Au printemps 1952, après six années de travaux et de vaine résistance, le village fut finalement englouti sous les eaux. Une partie des anciens habitants s'installèrent dans les villages des vallées voisines, quand d'autres quittèrent définitivement la montagne pour la ville. 

Avec l'engloutissement, les maisons, les terres, la vie "d’avant" disparurent. Pour les plus âgés, la mise en eau du barrage fut un traumatisme indélébile. Ils ne virent pas dans le lac de retenue une opportunité favorable à l'essor de nouvelles activités, mais bien des "eaux mortes" responsables de la disparition de leur vallée. Les autorités se contentèrent au départ d'inviter les délogés à déménager ailleurs, éventuellement dans un nouveau village construit plus haut. L'absence de médiation et d'accompagnement rendirent très difficiles les expropriations (2). Pour ces populations majoritairement paysannes, la perte des terres agricoles rendait difficile toute reconversion, et ce d'autant plus que, au départ, le développement du tourisme n'était pas du tout envisagé.

Vue générale du lac du Chevril, à Tignes vide. Kelian8, CC BY-SA 3.0
Au plan national, l'achèvement de l'édifice devint le symbole du redressement. Dès lors, les barrages alpins fournirent une part non négligeable de l'électricité du pays. La rupture du barrage de Malpasset en 1959 suscita néanmoins une émotion immense. La catastrophe conduisit à la mise en place de contrôles des déformations des barrages, puis à l'instauration de plans de prévention en cas de ruptures. Désormais, tous les 10 ans, EDF vérifie l'état de la structure du barrage. A Tignes, à l'occasion de la vidange décennale, le passé resurgit, la colère aussi. Les anciens descendent alors en procession vers les ruines de ce qui constitua le village. A cette occasion, la vie semble reprendre ses droits: un fin manteau végétal repousse furtivement, le lit de l'Isère resurgit, quelques vestiges du village disparu réapparaissent, l'émotion affleure.

La floraison des barrages alpestres précipita la disparition des pratiques pastorales traditionnelles, remplacées par de nouvelles activités. En complément de la production d'électricité, l'essor du tourisme permit de donner un nouveau souffle aux vallées. A Tignes, un nouveau village fut construit quelques kilomètres en amont du barrage. Il doit aujourd'hui sa renommée à une célèbre station de ski. La perception des travaux diffère profondément selon les générations. Si pour les déplacés, rien n'a pu remplacer le village englouti, pour les générations suivantes en revanche, le lac de barrage est synonyme de vitalité économique, avec l'installation de restaurants, d'hôtels, de bases nautiques, de campings...

Le drame de Tignes a laissé une trace notable dans la culture populaire. Au début des années 1960, Charles Trenet, alors au creux de la vague, composa "Mon village englouti". Dans une veine nostalgique, le "fou chantant" y racontait non seulement la disparition des maisons, mais aussi celle des souvenirs d'enfance de ceux qui y grandirent. "Mon village au fond de l'eau / Se souvient des heures si proches / Quand volait, dans le jour nouveau, / Le son joyeux de ses cloches. (...) Jamais, jamais je n'ai pu l'oublier. Tant de souvenirs engloutis / Dorment là, sous l'onde isolée, / Depuis qu'un barrage maudit / A noyé ma verte vallée." 

Une chanson du groupe Pain Noir intitulée La Retenue revient sur l'édification d'un barrage. Les paroles de ce folk en français, tout en sobriété, narrent la disparition sous les eaux d'un village qui ressemble en tout point au vieux village englouti de Tignes. " J'ai eu l'idée de " La Retenue " en me promenant près du barrage de Bort-les-Orgues, en Auvergne. Je me suis ensuite renseigné sur l'histoire de ces trois villages engloutis sous un lac artificiel et j'ai regardé des archives de l'ORTF sur d'autres barrages du même type, comme celui de Tignes (ndlr : l'extrait de reportage (3) que l'on entend dans la chanson concerne l'évacuation de la vallée de Tignes). La chanson s'est nourrie de ces recherches et de ces vidéos de l'INA», se souvient François-Régis Croisier alias Pain Noir. La composition atteint l'auditeur avec une grande économie de notes et de mots.


Les paroles racontent la submersion du village. "Les eaux du barrage ont couvert maintenant les rues du village." Il ne reste plus rien du temps d'avant. "Où sont passées les places où jouaient les enfants?" L'engloutissement oblige les villageois à quitter les lieux. "Ses habitants n'en menaient pas large quand est venu le temps du départ". A l'inquiétude du départ s'ajoute bientôt un traumatisme lié à la disparition du cadre de vie. "Cette retenue encore une fois nous tue. / Au pied du barrage nous vivons maintenant et c'est comme un présage, un fantôme inquiétant."

Les échos du drame de Tignes se font également entendre dans "Les revenants".  Créée en 2012 par Fabrice Gobert, la série a été tournée en Haute-Savoie en 2012. Le retour des défunts semble lié à l'engloutissement de l'ancien village. Le réalisateur s'est d'ailleurs inspiré des légendes entourant le remplissage du barrage de Tignes.

Conclusion: Aujourd’hui, la volonté affichée de réduire la part du nucléaire nécessite de trouver des alternatives énergétiques crédibles et durables. Le solaire et l’éolien ne pourront compenser la demande. Bien plus que le solaire et l'éolien, l'hydraulique offre les plus solides perspectives. Pourtant, la construction de grands barrages comparables à celui de Tignes paraît socialement impossible.

National Archives at College Park - Still Pictures, Public domain.
Notes:

1. La rupture du barrage de Malpasset provoque la mort de 423 personnes.

2. Le drame de Tignes a suscité une vive émotion dans tout le pays. Afin qu'une telle situation ne se reproduise plus, les autorités tâcheront par la suite de mieux prendre en charge les populations déplacées comme lors de la création du barrage de Serre-Ponçon. 

3. "Les eaux ont commencé à monter, formant un petit lac qui n'arrêtera pas de s'étendre jusqu'à ce que le village soit englouti par 160 m de fond. L'exode a commencé au pied des enfants insouciants qui voient dans cette aventure une source d'animation." 

Sources:

A. "Nostalgie d'un village noyé" [Libération]

B. "Tignes: le village englouti sous les eaux" [Le Dauphiné] 

C. "La production d'électricité d'origine hydraulique" [EDF]

D. "La catastrophe du barrage de Malpasset" [Affaires sensibles sur France Inter]

E. "La Souterraine et Pain-Noir ont grandi ensemble", La Nouvelle République du 13/10/2016.

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