"Groupe sanguin" par Kino. Une chanson contre l'intervention soviétique en Afghanistan.
A Kaboul, le 27 avril 1978, un coup d'état sanglant conduit au pouvoir Nour Mohammed Taraki. Ce dernier inscrit l'Afghanistan dans l'orbite soviétique, imposant aussitôt une vaste réforme agraire, la nationalisation des grandes entreprises, l'athéisme d’État. Les mesures nouvelles, appliquées avec brutalité, suscitent de vives révoltes dans les provinces du pays. En réponse, le pouvoir réprime et arrête. Taraki est finalement renversé le 14 septembre 1979 par Hafizullah Amin, son premier ministre, qui souhaite prendre ses distances avec Moscou.
Sergey NovikovKirovsk, Murmansk Oblastserg-neo@bk.ru, CC BY 3.0
Le Kremlin brandit aussitôt la menace d'une intervention armée. Dans l'esprit de Brejnev, l'opération ne durera que quelques semaines, le temps de permettre le maintien d'un gouvernement communiste dans ce pays frontalier. (1) Dans son esprit, il s'agit d'une simple opération de maintien de l'ordre, comme à Budapest en 1956 ou Prague en 1968. En vertu de la doctrine Brejnev, selon laquelle aucun pays qui a été communiste ne peut quitter l'orbite soviétique, les deux premières divisions aéroportées de "l'opération Prague" (ou Chtorm 333) atterrissent à Kaboul le 27 décembre 1979. Les militaires soviétiques exécutent aussitôt le président autoproclamé et le remplace par un gouvernement docile, dirigé par Babrak Karmal. Trois jours plus tard, 20 000 hommes équipés d'armes lourdes s'emparent des principales villes afghanes. De janvier à avril 1980, le nombre de soldats soviétiques envoyés dans le pays ne cesse d'enfler, passant de 55 000 à 85 000 soldats. Si tout semble se passer comme prévu par l'état major de l'Armée rouge (2), Moscou n'a cependant pas prévu la détermination des combattants afghans. L'invasion soviétique provoque en effet un sursaut de patriotisme et un regain de religiosité dans la population. Les Soviétiques sont perçus comme un envahisseur athée qui tente d'imposer la mécréance sur une terre musulmane. Dès lors, les groupes de résistance afghans se font appeler moudjahidines. Contrairement aux envahisseurs, ces derniers connaissent le terrain, les routes escarpées, les vallées encaissées, les villages isolés.
Si les Soviétiques disposent d'une armée moderne, leur contingent ne dépasse jamais les 100 000 soldats en Afghanistan. Ils ne représentent au départ qu'une force de soutien au pouvoir central de Kaboul, dont l'action se limite à la protection des grandes villes et axes routiers. L'objectif est d'arrêter la propagation de la résistance, d'asphyxier et contenir les rebelles dans des poches. A partir de 1983, la stratégie adoptée par l'Armée rouge change. Les soldats s'impliquent davantage sur le terrain, bombardant sans répit les positions adverses. L'ennemi, lui, se déplace à pied et tend des embuscades, menant une guérilla efficace, bientôt alimentée par les livraisons d'armes américaines et saoudiennes. Dans la logique de la guerre froide, le conflit afghan constitue en effet une opportunité que saisissent très vite les Américains. "Nous avons une occasion historique de fournir à l'URSS son Viêt-Nam", écrit Zbigniew Brzezinski dans une note adressée au président Carter. (3) Dès lors, l'aide américaine ne fera qu'augmenter pour ceux que l'on présente comme les fers de lance contre la "barbarie communiste".
Erwin Lux, CC BY-SA 3.0 "Mujahideen with two captured Soviet ZiS-2 field gun in Jaji of Paktia Province in Afghanistan." [1984]
Si
les moudjahidines afghans ont un ennemi commun, ils ne sont pas unis
pour autant. A l'image des nombreux clivages ethniques du pays, les
combattants s'organisent en factions concurrentes. Une rivalité
particulièrement vive oppose alors Ahmad Shah Massoud à Gulbuddin
Hekmatyar. Le premier passe pour un modéré et jouit de la faveur des
Occidentaux, quand le second fait figure d'islamiste radical. Les chefs
de guerre se disputent les armes en provenance de l'étranger. Au fond,
on ne se bat pas spécifiquement pour un territoire, mais pour son clan.
Il n'existe pas, ou peu de coalition. Tadjiks, Hasaras, Pachtounes,
Turkmènes, Baloutches, chacun mène ses batailles. Le seul ferment
d'unité est la guerre contre le pouvoir de Kaboul et les Soviétiques, au
nom d'une foi commune.
A partir de 1986, la guerre change de dimension avec l'afflux de jihadistes étrangers, adeptes du wahhabisme. L'Armée rouge se trouve ainsi aux prises avec un jihad proclamé par les théologiens "docteurs de la Loi". En parallèle, des envoyés des pétromonarchies
du Golfe apportent une aide humanitaire, finançant cliniques, écoles,
mosquées. (4) Le centre de ralliement de tous ces "combattants de la foi"
devient Peshawar, la grande ville pakistanaise la plus proche de la
frontière afghane. Depuis cette base arrière, les Arabes recrutent
parmi les plus jeunes réfugiés Afghans et les endoctrinent dans des madrasas.
Comptant de nombreux alliés dans le monde arabe (Syrie, Algérie,
Palestine, Yémen), l'URSS ne s'attendait à une telle réaction.
Sur le terrain, la situation devient de plus en plus difficile pour l'Armée rouge. Les missiles
anti-aériens Stinger livrés par les Américains aux moudjahidines permettent de descendre les redoutables
hélicoptères soviétiques. Ces derniers perdent la maîtrise du ciel et ne s'aventurent plus à portée des tirs adverses. Les missiles Milan anti-chars provoquent également de lourds dégâts aux blindés soviétiques, totalement inadaptés pour la guerre d'embuscade et d'harcèlement livrée par l'ennemi. Il n'y a pas de front, l'ennemi, tout en restant
invisible, peut frapper à tout moment. Les
moudjahidines peuvent en outre compter sur le soutien de populations
durement éprouvées par les incendies de villages, les pillages, les viols commis par les militaires soviétiques. A ces exactions, les moudjahidines répondent par les tortures et les exécutions sommaires, attendu qu'on ne s'embarrasse pas de prisonniers. Au milieu de ces affrontements, les civils payent un très lourd tribut. Dans Kaboul assiégée par les moudjahidines, les conditions de vie deviennent intenables en raison des bombardements, des attentats, mais aussi de la pénurie de nourriture et de carburant. Au total, l'Armée rouge se retrouve empêtrée dans un bourbier dont elle ne peut
s'extraire.
Michael Evans. Public domain. Reagan reçoit des moudjahidines à la Maison Blanche en 1983.
A l'intérieur de l'armée, la situation se dégrade fortement. Chez les soldats soviétiques, le doute grandit à mesure que les conditions de vie se dégradent. La nourriture est exécrable, la solde minable. L'alcool, le haschisch, l'héroïne constituent des échappatoires, des moyens de se donner le courage de tuer. La plupart des conscrits se retrouvent dans des avant-postes plantés au milieu du désert. Ils y restent cantonnés de longs mois sans rien faire, dans l'attente d'une attaque ennemie. Les troufions n'ont droit qu'à dix jours de permission qu'ils passeront dans des camps de repos, sans être autorisés à rentrer chez eux. A la fin de leur service, les conscrits doivent garder le silence, ne rien révéler des réalités de la guerre, ne surtout pas parler des morts. Tout comme les médias russes, ils doivent entretenir la légende d'une armée puissante et saine sur le plan moral. Les populations ne sont pas dupes. Les victoires ont beau être vantées par les actualités, la fin du service est sans cesse reportée et la guerre s'éternise. Si les familles ne savent rien des causes véritables des décès, elles n'en constatent pas moins leur réalité en recevant des cercueils plombés. La création du comité des mères de soldats, qui exigent d'avoir des nouvelles de leurs enfants, témoigne de l'inquiétude et du mécontentement grandissant de l'opinion publique soviétique.
Gorbatchev comprend que le pays ne peut remporter la victoire contre une guérilla soutenue par toute la population, ainsi que financée par l'Occident et le monde arabe. Pour le nouveau secrétaire général du PCUS, il faut trouver une issue honorable au conflit. Aussi rencontre-t-il Ronald Reagan à Genève, en novembre 1985. Les négociations placées sous l'égide de l'ONU aboutissent aux premiers rapatriements de régiments soviétiques d'Afghanistan, en juillet 1986.
Dans le même temps, l'application de la glasnost permet de mettre à jour les silences de l’État et ses erreurs stratégiques. Maltraitances, racisme, viols, brimades, exploitation des jeunes recrues... tous les dysfonctionnements au sein de l'Armée rouge se retrouvent sur la place publique! Dès lors, au sein de la société civile russe, les protestations contre la guerre sourdre de toute part. La scène rock en pleine mutation n'est pas en reste.
* Victor Tsoï.
L'assouplissement du régimeoffre un espace de liberté inédit aux groupes de rock soviétiques. Les formations musicales changent alors de nature, passant de l'underground aux plateaux de télé. Un vrai changement est perceptible à partir de l'été 1987 avec une montée en puissance des fanzines. C'est dans ce contexte favorable qu'émerge la bouillonnante scène rock de Leningrad, dont le groupe Kino constitue le fleuron incontesté. (5)
Victor_Tsoi_1986.jpg: Igor Mukhinderivative work: Beaumain, CC BY-SA 3.0
Les chansons du groupe, interprétées et écrites par Victor Tsoï, cristallisent le rejet du régime. Le chanteur plaque ses mots sur une new wave teintée d'harmonies crépusculaires. Les
paroles, simples et percutantes, correspondent aux
aspirations d'une jeunesse en quête d'émancipation dans un État
oppressif et déliquescent. En 1983, le chanteur refuse de partir au front, ce qui lui vaut un internement en hôpital psychiatrique. Il y rencontre sa future femme, ainsi qu'une source d'inspiration pour certaines de ses compositions, à l'instar du titre Groupe sanguin, publié en 1989. Le titre du morceau se réfère au groupe sanguin que les appelés d'Afghanistan inscrivaient sur la manche de leur vareuse en cas de transfusion à pratiquer en urgence.
Mon groupe sanguin sur la manche
Mon matricule sur la manche
Souhaite-moi de la chance au combat
Ne pas rester dans cette herbe (2X)
Souhaite-moi le succès, le succès
Il y a de quoi payer mais je ne veux pas
D'une victoire à n'importe quel prix
Je ne veux mettre le pied sur la poitrine de personne
Je voudrais rester avec toi
Seulement rester avec toi
Mais une grande étoile dans le ciel m'appelle à prendre la route
Victor Tsoï disparaît tragiquement à 28 ans, dans un accident de voiture. Après sa mort, les autres membres du groupe emprunteront des fonds nécessaires à l'enregistrement d'un album posthume à l'association des vétérans d'Afghanistan dont les sociétaires considéraient le chanteur disparu comme un héros, lui qui avait refusé
de combattre là-bas.
Conclusion: Le 14 avril 1988, la signature des accords de Genève entérine le
retrait des soldats soviétiques d'Afghanistan, dont les derniers bataillons quittent
le pays en février 1989. L'accord de paix signé par les deux superpuissances, en l'absence des moudjahidines, ne
prévoit pas de feuille de route. Le
gouvernement communiste de Kaboul est abandonné à lui-même dans un pays
fragmenté, à l'économie en ruine et à la société dévastée. (6) En
110 mois d'occupation, un million de soldats russes se sont relayés en
Afghanistan; quatorze mille d'entre y ont perdu la vie. Côté Afghan, le conflit provoque des blessures innombrables, la mort d'un million deux cent mille personnes et l'exil de 5 millions d'individus vers les
camps de réfugiés pakistanais ou iraniens.
Notes:
1. Pour Gromyko, le ministre des affaires étrangères, il s'agit d'une affaire interne à l'Afghanistan. Brejnev l'ignore, lui qui ne se fie plus qu'aux avis d'Andropov, le chef du KGB.
2.
L'invasion soviétique entraîne cependant l'arrêt des négociations SALT
II sur le désarmement, l'appel au boycott des JO de Moscou en 1980, la
condamnation de l'intervention par l'Assemblée générale de l'ONU.
3. En février 1980, au Pakistan, ce conseiller américain à la sécurité nationale s'adressait en ces termes aux moudjahidines:"Cette
terre, là-bas, est la vôtre. Vous y retournerez un jour, car votre
combat sera victorieux. Vous retrouverez vos maisons et vos mosquées.
Votre cause est juste. Dieu est avec vous." (source D)
4.
Citons également l'afflux de nombreux volontaires d'ONG se rendant en
Afghanistan afin de venir en aide à la population prise sous les bombes
et les mines antipersonnel.
5. Kino
(cinéma en russe) est formé en 1982 par Victor Tsoï, le chanteur et
parolier du groupe. Le garçon est né en 1962 à Leningrad d'une mère
enseignante et d'un père ingénieur d'origine coréenne. Au début des
années 1980, il gravite dans les milieux artistiques de Leningrad et se
met à jouer dans des groupes de rock, un genre musical incarnant la
"décadence occidentale" aux yeux des autorités soviétiques. Pour
se faire connaître, les groupes doivent alors emprunter le circuit non officiel, en se produisant dans
des concerts à domicile (kvartirniki). Pour immortaliser leurs compositions, les artistes procèdent à des enregistrements sauvages sur magnétophones. En
parallèle à ses activités musicales, le jeune homme travaille de nuit à
la chaufferie Kamtchatka, en plein centre de Leningrad. Au
début des années 1980, Tsoï fait la rencontre décisive de Boris
Grebenchikov, leader du groupe Aquarium et grande figure du rock
alternatif russe. C'est sous son impulsion qu'il forme Kino, dont la renommée grandit rapidement grâce au bouche à oreille. En parallèle à sa carrière de chanteur, Tsoï entame une prometteuse carrière d'acteur dont l'acmé seral'Aiguille en 1989, une histoire édifiante sur les ravages de la drogue. Le film, réalisé par le Kazakh Rachid Nougmanov, remporte un succès colossal qui contribuera largement à la "kinomania" naissante.
En
1988, le groupe se lance dans une
série impressionnante de concerts, en URSS comme à l'étranger. Alors
qu'il semble aux portes de la gloire, Tsoï meurt dans un accident de
voiture, à 28 ans.
6. En
1992, l'Alliance du Nord du commandant Massoud remplace le régime
communiste de Najibullah par un Etat islamique. Dès lors, les chefs de
factions moudjahidines engagent une lutte sanglante pour le contrôle du
pouvoir. C'est dans ce contexte de terreur que de nombreux Afghans quittent
le pays. En 1996, Massoud est chassé à son tour par les Talibans, un mouvement
fondamentaliste islamiste soutenu par le Pakistan.
ICRC76, CC BY-SA 4.0Enfants blessés pris en charge par la Croix Rouge en 1986.
Sources:
A. Joël Bastenaire:"Back in the USSR. Une brève histoire du rock et de la contre-culture en Russie.", Le Mot et le Reste, 2012.
- Le cinéaste russe, Kirill Serebrennikov, a réalisé en 2018 un film intitulé “Leto”
(en français: L'été) qui retrace la vie de Viktor Tsoi et
l'enregistrement du premier album de Kino, au début des années 1980.
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