L’Argentine connaît une succession de dictatures civiles ou militaires, du milieu des années 1960 au début des années 1980. Dans le pays, le poids de l’armée est considérable, perturbant fréquemment le jeu politique. En 1966, une junte chasse du pouvoir le président Arturo Illia, élu trois ans plus tôt. Les militaires voient des marxistes partout, et mettent au pas les étudiants dont les organisations sont progressivement interdites. Aux antipodes des aspirations sécuritaires et nationalistes des nouveaux dirigeants, la jeunesse urbaine s’entiche du rock, reléguant au placard la Nueva Cancion. Des groupes comme Los Gatos ("La balsa"), Almandra ("Muchacha"), Arco Iris (« Camino »), Manal ("Jugo de tomate frio") innovent en chantant en espagnol.
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En 1973, une violente guérilla menée par des factions armées met à mal la dictature du général Lanusse, contraignant ce dernier à organiser des élections, remportées par l’ancien dictateur Juan Perón. Quelques mois plus tard, le dirigeant populiste meurt. Le pouvoir tombe dans l’escarcelle de sa femme Isabelle. Cette dernière s’appuie sur Lopez Rega, un conservateur qui s’emploie à neutraliser les militants de gauche. Pour ce faire, il utilise une organisation paramilitaire, la triple A. Ses membres, qui voient des rouges partout, tuent et capturent les militants d’extrême-gauche. Multipliant les descentes, ils traquent cheveux longs, mini jupes et baisers langoureux dans l’espace public. En dépit de la répression sociale féroce qui s’abat sur le pays, et à condition d’éviter une confrontation brutale, la musique représente alors une des seules formes d’expressions politiques possibles.
Le pianiste Charly Garcia s’impose alors comme une figure centrale du rock argentin. En 1974, son groupe Sui Generis sort son troisième album, une critique en règle, mais toujours subtile, d’un régime qui ne cesse de se durcir. Dans « les aventures incroyables du monsieur ciseaux », Charly Garcia décrit le censeur, un rond de cuir installé dans son bureau tout gris. Dans un couplet censuré, Charly Garcia chante : « Moi je déteste les gens qui ont le pouvoir d’expliquer ce qui est bien, ce qui est mal. / Seul le peuple, mon ami, est capable de comprendre. / Les censeurs d’idées trembleront d’horreur devant l’homme libre à la lumière du soleil. » En référence à la répression terrible que mènent les formations paramilitaires à l’encontre des mouvements sociaux, des leaders de gauche et de toute forme d’opposition, « El show de los muertos » offre la description saisissante d’un bal macabre. « J'ai tous les morts ici / Qui veut que je vous les montre ? / Certains assis, d'autres debout / Tous morts à jamais. (…) » Les morts, les disparus, dont certains n’ont plus de visages, hantent le pays, tandis que les assassins en col blanc rentrent tranquillement chez eux une fois leur sanglante besogne accomplie. Le narrateur l’interpelle : « Quelque chose ne va pas, monsieur. / c'est quoi ce rouge sur ton pantalon ?» Le morceau « Juan represion» esquisse le portrait d’un tortionnaire. « C’est l’histoire d’un homme / qui voulut être surhumain / et la réalité, alors / lui échappa des mains » Dans un couplet censuré de « Bostas Locas » ("Botte folle"), Garcia s’en prend directement à l’armée. « On nous demande d’aimer la patrie, mais si eux, c’est la patrie… alors je préfère être étranger. »
En mars 1976, une junte dirigée par trois généraux renverse Isabel Perón. Les putschistes accroissent encore la répression, imposant un ordre moral réactionnaire. La lutte contre la subversion et les syndicats autorise tous les abus. Le terrorisme étatique se traduit par la multiplication des enlèvements perpétrés par des hommes armés et par l’usage de la torture.
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La censure s’accroît : les radios sont réquisitionnées, les disques jugés subversifs rayés au couteau, les paroles des chansons vérifiées par un comité de censure. Malgré une pression permanente des autorités, des concerts continuent d’être organisés. Les militaires surveillent et les évacuations de salle sont courantes, sous prétexte d’alertes à la bombe. Il n’empêche, le public toujours présent, fait des musiciens les hérauts du mouvement de contestation. La musique représente un espace de respiration collective et de résistance. Désormais, les musiciens doivent user de métaphores pour dribbler la censure. En 1981, Serú Girán, le nouveau groupe de Charly Garcia, sort « Alicia in el pais » ("Alice au pays"). Loin du pays des merveilles, la jeune fille vit dans un pays sous le joug. « Les innocents sont les coupables, dit sa seigneurie, le roi des épées / Ne dis pas ce qu'il y a derrière ce miroir, / tu n'auras aucun pouvoir / Pas d'avocats, pas de témoins. / Allume les lampes que les sorciers veulent éteindre / pour brouiller notre chemin. »
La pratique des enlèvements se généralise, semant la terreur dans les rues. Les victimes sont emmenées dans des Ford Falcon noires sans plaque d’immatriculation. Les yeux bandés, ils sont ensuite enfermés dans des camps de détention clandestins. Enchaînés dans des cellules non répertoriées, ils subissent les tortures. Les « vols de la mort ». En 1984, Jean-Pierre Mader chante Disparue, un titre inspiré par le destin tragique du mannequin franco-argentin Marie Anne Erize, kidnappée en 1976. « Je t'ai cherchée dans les rues, / Dans les cafés. / Même tes amis n'ont pas su / Me renseigner. / Des voisins t'ont vue partir / Avec deux hommes / Qui t'ont poussée sans rien dire / Dans une Ford Falcon. / Disparu, tu as disparu. / Disparu, tu as disparu / Au coin de ta rue. / Je t'ai jamais revue", chante Mader.
Le phénomène des disparus ne se cantonnent
malheureusement pas à l’Argentine, affectant également d’autres dictatures
latino-américaines, dans lesquelles la société dans son ensemble est classée
par degré de dangerosité et soumise à une étroite surveillance. La «lutte antisubversive» se déploie a l’échelle régionale
dans le cadre du plan Condor. Institutionnalisé lors d’une réunion secrète à Santiago
en 1975, il planifie et organise la
surveillance, la persécution et l’assassinat d’opposants en exil par l’échange d’informations et la mise en place d’opérations
conjointes. Le
Chili, l’Argentine et l’Uruguay
comptent parmi les membres les plus actifs du plan. Te recuerdo Amanda de
Victor Jara évoque ainsi l’idylle impossible entre Amanda et Manuel. Le Chilien
chante : « tu
avais rendez-vous avec lui, / avec lui ( …) qui partit dans les
montagnes / qui jamais ne fit de mal, / qui partit dans les montagnes,
/ et en cinq minutes / fut mis en pièces.
Sonne la sirène / de retour au travail, / beaucoup ne sont pas
revenus, / Manuel non plus. »
Le titre « Desaparecidos » du Panaméen Ruben Blades,
star de la salsa, pourrait s’appliquer au Chili de Pinochet (1973 à 1989), au Paraguay de
Stroessner (1954-1989), à la Bolivie de Banzer (1971-1978) et bien sûr l'Argentine de Videla. Sur un rythme reggae, les paroles adoptent le point de vue de personnes
parties à la recherche de disparus. Le dernier couplet incite l’auditeur à ne
pas oublier. «Où
vont les disparus? / cherche dans l'eau et dans les buissons / et pourquoi
disparaissent-ils? / Parce
que nous ne sommes pas tous égaux / et quand reviennent-ils? / A chaque fois
que l'on pense à eux. / et comment les appelle-t-on? / lorsqu'une émotion nous
serre le cœur.»
Depuis 1977, les mères de victimes d'enlèvements organisent des rondes sur la place de Mai, face au palais présidentiel. Leur objectif est de conserver intact le souvenir et la mémoire des disparus. Une comptine de María Elena Walsh écrite dans les années 1960, donc bien avant le Proceso (le nom de la dictature militaire), est censurée par les militaires. En effet, les paroles d’« El-país-de-nomeacuerdo » ("Le-pays-de-jenemesouvienspas"), symbolise le danger des politiques de l’oubli. «Au pays de Je-ne-me-souviens-pas / Je fais trois petits pas et je me perds. / Un petit pas par ici, / Je ne sais plus si je l’ai fait. / Un petit pas par là / J’ai horreur de tout cela ! / Un petit pas vers l’arrière / Et je ne fais plus rien / Parce j’ai déjà oublié / Où j’avais mis mon autre pied.»
Les portraits des disparus tenus à bout de bras par les mères de la place de Mai constituent une terrible contre-publicité pour un régime sur la sellette. En effet, au début des années 1980, la situation économique devient intenable : le chômage ne cesse d’augmenter, le peso argentin s’effondre. Pour redorer leur blason, en octobre 1981, les militaires convient le groupe britannique Queen à se produire lors de cinq concerts à Buenos Aires. Le show fait l’objet d’un encadrement strict de la part des militaires qui croient percevoir des relents martiaux dans le tube We will rock you. Freddy Mercury est musclé, porte des cheveux courts, la moustache, la panoplie du parfait petit soldat. Les militaires ne peuvent envisager que le chanteur soit homosexuel, une déviance scandaleuse à leurs yeux. Le concert débute sous les meilleurs auspices. La foule acclame le groupe qui fait monter sur scène Diego Maradona, l'étoile montante de la sélection de football argentine. Puis le show prend une direction inattendue quand Freddy Mercury invite sur scène les Mères de la place de Mai à prendre la parole. La retransmission télévisée du concert s’interrompt aussitôt.
Cinq mois plus tard, la guerre des Malouines provoque la déroute militaire de la junte, qui doit abandonner le pouvoir. Les musiciens peuvent enfin exulter. En 1983, Charly García compose "Dinosaurios". Il s'y félicite de la disparition d'un régime brutal et sanguinaire, dirigé par des militaires (les dinosaures) responsables de l'enlèvement et de l'assassinat de trente mille personnes. « Les amis du quartier peuvent disparaître, / les chanteurs de radio peuvent disparaître, / ceux qui sont dans les journaux peuvent disparaître, / la personne que tu aimes peut disparaître. / Ceux qui sont en l'air peuvent disparaître dans l'air, / ceux qui sont dans la rue peuvent disparaître, dans la rue, / les amis du quartier peuvent disparaître, / mais les dinosaures vont disparaître. »
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