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jeudi 29 août 2024

Le Cap-Vert, un archipel de musiques.

Le Cap-Vert est un archipel de l'océan Atlantique situé à 500 km au large du Sénégal. Ce n'est pas un cap et il n'est vert que trois mois de l'année. Composé d'une dizaine d'îles volcaniques et arides, il n'était pas peuplé lorsque les marins portugais y débarquèrent au milieu du XV° siècle. Aux yeux des colonisateurs, l'absence de ressources est compensée par une position géographique avantageuse qui transforme les lieux  en une escale sur la route entre l'Afrique et l'Amérique, dans le cadre du commerce triangulaire. Le peuplement cap-verdien, fruit de cette traite négrière, se caractérise par un très important métissage. Des dizaines de milliers d'individus arrachés à l'Afrique y débarquent pour trimer sur des plantations de canne à sucre ou de coton détenues par les colons portugais.   

 

"Sodade" est une célèbre morna interprétée par Cesaria Evora qui puise son inspiration dans l'émigration forcée de milliers de Cap-verdiens vers São Tomé-et-Principe, contraints par le pouvoir colonial de travailler dans les plantations de cacaos pour le compte de propriétaires terriens portugais, dans des conditions proches de l'esclavage.

Les métissages, nombreux, contribuent à la formation d'un créole appelé kriulo, fruit de la rencontre entre le portugais et les langues mandingues et wolof. Le syncrétisme musical typique de l'archipel réside aussi de cette multiplicité des influences culturelles : européenne avec les valses, mazurkas et polka, africaine avec le lundu et caribéenne avec le merengue... Ce que l'on entend très bien dans le morceau "São Vicente Di Longe", lui aussi interprété par Cesaria Evora.


Au début des années 1960, les puissances européennes abandonnent la plupart de leurs possessions outre-mer, mais pas Salazar, qui entend au contraire perpétuer l'œuvre civilisatrice de la colonisation, en particulier dans ses possessions africaines du Cap-Vert, de Sao Tomé, de Guinée-Bissau, du Mozambique et d'Angola. L'empire, considéré comme le garant de la grandeur du pays, fait l'objet d'une intense propagande. L'Estado novo forge la fable du "luso-tropicalisme", une voie portugaise de colonisation, soit-disant respectueuse des cultures autochtones et propice aux métissages. Ce luso-tropicalisme est une entreprise de mystification. Dans les faits, les populations africaines se voit imposer le travail forcé et une législation discriminatoire. Salazar se contente de réformes cosmétiques, comme celle qui consiste à ne plus parler de colonie, mais de province d'outre-mer.

Le contexte international s'avère pourtant propice au processus de décolonisation, comme en atteste la disparition récente des empires coloniaux britannique et français. Le soutien de l'ONU aux mouvements de libération nationale, le jeu des grandes puissances dans le cadre de la guerre froide contribuent à fragiliser la perpétuation de la présence portugaise en Afrique. En Angola dès 1961, puis en Guinée-Bissau et au Cap-Vert deux ans plus tard, les mouvements nationalistes se lancent dans la lutte armée.

Au Cap-Vert, le héros de l'indépendance se nomme Amical Cabral. Né en Guinée Bissau de parents cap-verdien, l'homme, formé à l'agronomie à Lisbonne, imprégné de marxisme, est convaincu de la nécessité de réafricaniser les esprits par la culture.

Avec d'autres, en 1956, il fonde le Parti Africain pour l'Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Après la répression sanglante d'une grève des dockers du port de Bissau en 1959, le PAIGC se lance dans l'action directe. La plupart des combats se déroulent en Guinée, car les caractéristiques géographiques de l'archipel cap-verdien se prêtent mal à la résistance armée. 


Les autorités portugaises, inflexibles, accroissent la présence militaire sur place, lançant la redoutable PIDE (Policia Internacional e de Defesa do Estado), la police politique, aux trousses des combattants nationalistes. Embourbées dans des guerres d'usure ingagnables, les forces armées portugaises ne parviennent pas à prendre l'avantage sur un ennemi qui exploite à merveille les spécificités du terrain. La crise militaire devient politique. Non seulement les guerres coloniales engloutissent la moitié des fonds publics, mais elles provoquent également de nombreuses victimes (8 000 morts et 30 000 blessés). Finalement, de jeunes officiers de gauche regroupés dans le Mouvement des Forces Armées (MFA) se prononcent pour une claire reconnaissance du droit des peuples à l'autodétermination, prélude au renversement pacifique de la dictature par la Révolution des œillets, le 25 avril 1974. Dans les semaines qui suivent l'empire pluri-séculaire s'effondre comme un château de carte. Le 5 juillet 1975, le Cap-Vert proclame son indépendance. L'année suivante, Nho Balta & Black Power en donne une traduction musicale avec le morceau "5 de julho". 


Os Tubarões (les requins) s'imposent comme le groupe fétiche des années post-indépendance. Sur "Labanta braço", Ildo Lobo célèbre l'indépendance si chèrement acquise. Il chante: "Lève le bras et crie pour ta liberté / Crie, peuple indépendant / Crie, peuple libéré / Cinq Juillet, synonyme de liberté . Cinq Juillet, chemin ouvert vers le bonheur . Crie « Vive Cabral! » / Honore les combattants de notre patrie". Sur "Djosinho Cabral" (1979), il rend hommage à Amical Cabral.

Dans le cadre des guerres de libération, la musique a joué un rôle crucial pour des populations soucieuses de revendiquer fièrement leur africanité. Ainsi, afin de contrer l'acculturation, compositeurs et interprètes s'employèrent à la perpétuation des musiques autochtones, valorisant le chant en kriulo plutôt qu'en portugais, utilisant des instruments indigènes ou en maintenant les pratiques festives prohibées par la puissance coloniale comme le batuque. Spécificité de l'île de Santiago, ce symbole de la résistance africaine est pratiqué par des femmes. Réunies en cercle et chantant en choeur, les participitantes se servent d'un paquet de pagne serré entre les jambes en guise de percussion. Au milieu une soliste s'adonne au finaçon, un genre déclamatoire. (1) La plus fameuse de ces chanteuses se nomme Nacia Gomi. 

La misère précipite de nombreux Cap-Verdiens sur les routes de l'exil; c'est aussi le cas des musiciens, qui cherchent à l'étranger des opportunités. Dans le même temps, Cabral incite les artistes de la diaspora à s'engager dans la résistance musicale. Ces derniers répondent à l'appel, à l'instar de Voz de Cabo Verde, un groupe cap-verdien formé à Rotterdam, dont les compositions animent, non seulement les soirées de la diaspora aux Pays-Bas, mais contribuent aussi à chanter les louanges des soldats en lutte. Sur le morceau "Combatentes PAIGC", ils chantent "Vive Cabral / Vive les combattants du PAIGC / Vive le liberté". La formation rassemble de talentueux musiciens tels que Luis Morais ou Bana. Ce dernier compose "Pontin & pontin". 


Plusieurs genres musicaux apparaissent et se développent dans les îles cap-verdienne:

La morna constitue une part essentielle de l'identité insulaire, comme un lien invisible qui relierait les Cap-Verdiens du monde entier. Ces mélopées indolentes racontent en musique toute une variété de sentiments, qu'ils soient liés à l'amour perdu, l'exil ou la sodade, la mélancolie liées à un passé douloureux, mais assumé. Le genre, sans doute né au XIX° à Boa Vista, associe danse et poésie à la musique. En appui au violon et à la guitare portugaise à dix cordes, l'instrument emblématique du genre est le cavaquinho, une petite guitare à quatre cordes importée du Portugal. Reconnaissable à son timbre aigu, l'instrument contribue généralement à la base rythmique. Chantée en kriulo, cette musique raffinée, qui n'est pas sans évoquer le fado, est tolérée par l'Estado Novo. Originaire de l'île de Brava, le poète Eugenio Tavares donne ses lettres de noblesse à une morna qu'il contribue dans ses compositions à rendre plus romantique, lente et sensuelle. Exemple avec le morceau Carta di Nha Cretcheu interprété par Fernando Quejas.

La reine de la morna reste incontestablement Cesaria Evora. La chanteuse naît dans une famille nombreuse et pauvre de Mindelo. Le père, violoniste, meurt alors qu'elle n'a que 7 ans, ce qui contraint sa mère à la placer dans un orphelinat. Elle est initiée à la musique par un marin. La pauvreté, l'alcoolisme, l'absence d'industrie musicale au Cap-Vert contrarièrent longtemps la carrière d'une chanteuse dont la voix auraient pourtant dû faire se prosterner la planète entière. C'est sur le tard, à la faveur de la rencontre avec José da Silva, producteur et fondateur du label Lusafrica, que "la diva aux pieds nus" accède enfin à la renommée. L'un de ses plus grands succès se nomme "petit pays".  


La coladeira est le genre typique de Mindelo, le principal port de l'archipel. Apparue au début du XX° s, elle consiste dans un premier temps à jouer des mornas sur un rythme plus rapide. Bientôt, elle s'en détache pour devenir une musique urbaine, incorporant des instruments électriques, dont les thèmes abordent de manière sarcastique les grands sujets de société. Le clarinettiste Luis Morais en est un des plus éminents interprète et compositeur. En 1967, "Boas Festas" ("joyeuses fêtes") remporte un grand succès.

L'indépendance marque aussi le retour en grâce d'un genre méprisé et considéré par l'ancien colonisateur comme un symbole d'insoumission, de résistance culturelle et donc prohibé dans les lieux publics: le funana. Originaire de l'île de Santiago, ce rythme très enlevé est assuré par le raclement d'un couteau sur une barre de fer (ferro), tandis que la gaïta, l'accordéon diatonique, soutien le chant. Code Di Dona, un des premiers compositeurs du genre, connaît un grand succès, avec Fomi 47 La chanson raconte la façon dont de nombreux Cap-Verdiens cherchèrent à fuir la famine en 1959, craignant de revivre une tragédie comparable à celle qui avait tué 30 000 personnes, le tiers de la population, en 1947. "C'était en 1947, il n'avait presque pas plu. / Découragé par la vie, je suis allé m'enrôler pour São Tomé; / m'inscrire sur la liste, le numéro 37. / J'ai baissé la tête et je me suis assis / pour réfléchir à ma vie, / puis j'ai ramassé mes affaires, / Je les ai mises dans un sac / et je suis monté dans la barque / qui m'emmenait au bateau..."

Sous le manteau, le genre se perpétue, avant de connaître un essor fulgurant une fois la liberté recouvrée. A partir des années 1970, l'utilisation d'instruments électriques transforme le genre comme en témoigne "Bejo bafatada" du groupe Ferro Gaïta.


De 1974 à 1980, le Cap-Vert et la Guinée-Bissau font destin commun, avant que les dissenssions ne conduisent à la séparation. Dans l'archipel, le parti unique mène une politique autoritaire d'inspiration marxiste. Beaucoup bars et cafés ferment, contraignant au départ de nombreux artistes. L'ouverture démocratique intervient finalement en 1990. Musicalement, les synthés déferlent partout, soumettant coladeiras ou funanas à un véritable électrochoc. Exemple avec "Cabo Verde Show" un titre de Nova Coladeira.

Le succès de Cesaria Evora permit non seulement de placer le Cap-Vert sur la carte de la sono mondiale, mais favorisa également l'émergence de toute une nouvelle génération d'artistes dont les plus fameux se nomment Tcheka, Maria Alice ou encore Mayra Andrade, dont on peut entendre la superbe voix  sur "Juana".

Pour tous ceux désireux de mieux connaître cette musique, nous vous conseillons dans la description de cette épisode trois très belles compilations. Terminons avec ce sublime morceau d'Abel Lima intitulé "Corre riba corre baxo". 

Ce billet existe aussi en version podcast : 

Notes :

1. Sur cette musique enlevée, des danseuses se relaient et se transmettent un pagne (pano) en guise de témoin. 

Sources:

A. Jordane Bertrand: "Dictionnaire insolite du Cap-Vert", Cosmopole, 2016.

B. "Le Cap-Vert : au gré des vents", Jukebox diffusé sur France Culture

C. Plusieurs émissions consacrées aux musiques cap-verdiennes sur Radio nova:  

- "Le voyage immobile" #23 de Sophie Marchand du 27/03/2021

- "Avec Cesária", un podcast en 10 épisodes consacré à la "diva aux pieds nus". 

- "Sodade" et "Djonsinho Cabral" dans le Classico néo géo de Nova.

D. "La musique du Cap-Vert" sur le site Rencontres au bout du monde.  

E. "Afrique, la musique des indépendances : Angola, Guinée-Bissau, Cap-Vert... ", une émission de Vladimir Cagnolari dans le cadre de Continent musique sur France Culture.

F. PAM: "5 juillet 1975: les Cap-Verdiens levaient les bras..."

Discographie:

- "Space echo: the mystery behind the cosmic sound of Cabo Verde finally revealed", Analog Africa. 

- "Cap-Vert:Anthologie 1959-1992", Musique du monde, 1995.

- "Synthesize the soul: Astro-Atlantic hypnotica from Cape Verde Islands 1973-1988"