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dimanche 8 juin 2025

Les présidents en chansons : de Gaulle ("tu le regretteras"... ou pas).

Ce billet existe en version podcast (lecteur ci-dessous) :

13 Mai 1958, la guerre d’Algérie fait rage. A Alger, l’insurrection des partisans de l’Algérie française entraîne une grave crise. Retiré de la vie politique depuis 1946, le général de Gaulle est appelé par le président de la IVème République René Coty pour former un gouvernement. Le 3 juin 1958, l’Assemblée nationale lui accorde les pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre et préparer une nouvelle constitution. Les adversaires politiques du général crient au scandale et au coup d'état. De Gaulle n'en a cure, il peut enfin imposer sa vision institutionnelle en portant sur les fonds baptismaux la Cinquième république. La constitution fonde un régime parlementaire au sein duquel le rôle du président, chef de l'exécutif et des armées, est renforcé. A une écrasante majorité (82%), la Constitution est adoptée par référendum, le 28 septembre 1958. 

 

En décembre 1958, de Gaulle est élu président au suffrage universel indirect. Dans un contexte de forte croissance économique, il engage une politique d'indépendance nationale basée sur la détention de l'arme nucléaire. Il jouit alors d'une forte popularité et reste aux yeux de beaucoup l'incarnation de la résistance. 
En 1965, Gilbert  Bécaud enregistre "Tu le regretteras", sur un texte de Pierre Delanöe. Cette année là, lors des élections présidentielles qui se tiennent au suffrage universel direct, de Gaulle brigue un deuxième mandat. Il l'emporte face à François Mitterrand (alors très critique des institutions de la cinquième République) au second tour, ce qui constitue pour les observateurs une surprise. Le chanteur imagine déjà la France sans de Gaulle, ce qui lui permet de louer le rôle historique de l'homme du 18 juin, et de s'en prendre à ceux qui critiquent sa politique. Le jour où il quittera le pouvoir, le général manquera cruellement à ses concitoyens, prophétise Bécaud. "Cet homme légendaire / Au milieu des vivants, ouais / Le jour où on l'enterre, tiens / Je te parie cent francs / Que, que tu le regretteras / Tu le regretteras / Tu le regretteras longtemps".


En véritable groupie, Pierre Delanoë se fend de deux autres titres tout à la gloire de De Gaulle, mais cette fois ci très ampoulés et dignes d'hymnes pour Staline ou Kim Jong-un. Le premier date de 1980, soit dix ans après la disparition de l'homme de Colombey. Serge Lama s'y souvient de celui qu'il appelle "papa". Les paroles dénoncent la captation de l'héritage gaulliste par une classe politique composée de minables, n'atteignant pas la cheville du géant. Les arrangements pompiers, le titre, digne de l'almanach Vermot (De France en référence à De Gaulle), classent assurément le titre dans la catégorie Bide et Musique. "Qui donc parmi tous ces bavards / Ces loups bavants qui s'invectivent / Ralliera sous son étendard / Moutons bêlants, brebis craintives / Qui donc parmi ses héritiers / se dressera dans le tumulte / Pour nous gueuler qu'être français / C'est pas forcément une insulte ?" En 1989, Mireille Matthieu déroule la biographie du général, dont elle suit la trace de Lille à Londres. Auditeur, prépare tes oreilles, roulements de rrrrrrrr en approche. [ De Gaulle. (1989)] "De Gaulle, de Londres / Voix magique d'un autre monde / De Gaulle, de Lille / Comme un naufragé dans son île / On fait un sinistre procès / À ce général sans étoile / Mais quand De Gaulle parle aux Français / Ils reconstruisent leurs cathédrales".

De Gaulle a aussi ses détracteurs. En 1947, Léo Ferré écrit Mon général, au moment où de Gaulle crée le Rassemblement du Peuple Français, dans l'espoir de revenir au pouvoir. Finalement, Ferré n'enregistre son morceau qu'en 1961. En bon anarchiste qui se respecte, et tout en laissant poindre une certaine admiration pour le personnage, il se gausse du général devenu président. Le morceau subit la censure, mais Ferré l'interprète lors de son tour de chant à l'ABC en 1962.  "Paraît qu'on veut vous faire élire / C'est vrai sans blagu' c'est enfantin / Ils sav'nt pas qu'les vach'ries d'la gloire / C'est qu'au milieu d'un' pag' d'histoire / Il faut savoir passer la main". (Mon général


Sur la scène intérieure, de Gaulle mène une politique d’indépendance nationale, critique à l'endroit de l'allié américain. Pour ce faire, la France se dote de l’arme nucléaire. Outré, Sardou se fend de morceaux très critiques comme les Ricains, ou Monsieur le président de France. Il y critique la sortie de la France du commandement intégré de l'Otan, qu'il envisage comme une trahison, après le sacrifice des GI's lors du débarquement de 1944. Dans le second morceau,  après avoir rappelé la mort de son père en Normandie à la Libération, un fils s'adresse directement au président, donc de Gaulle. « Monsieur le Président de France, / Je vous écris du Michigan / Pour vous dire que tout près d'Avranches Mon père est mort il y a 20 ans. / Je n'étais alors qu'un enfant / Mais j'étais fier de raconter / Qu'il était mort en combattant, / Qu'il était mort à vos côtés.»

De Gaulle cherche à entretenir un lien direct avec les Français, que ce soit dans le cadre de ses très nombreux déplacements, lors d'allocutions radiotélévisées ou par l'intermédiaire des référendums (sur l'autodétermination de l'Algérie en 1961, les accords d'Evian, l'élection du président au suffrage universel en 1962, la réforme du Sénat et la régionalisation en 1969). En août 1962, La tentative d'assassinats dont il est l'objet au rond-point du Petit-Clamart convainc de Gaulle de la fragilité de l'édifice institutionnelle qu'il a voulu. Raison pour laquelle il fait accepter par les Français par référendum la désignation du président au suffrage universel direct. L'autorité du chef de l'Etat en sort renforcée, une inflexion dans la voie présidentialiste de la constitution qui ne cessera de s'accroître au cours des décennies. 
De Gaulle aimait à dire que "Les Français sont des veaux". Des propos méprisants qui inspireront le titre à un morceau de Dansez avec Moa, une pépite pop méconnue, écoutable sur l'excellente compilation Wizz ! French Psychorama 1966-1970 (vol 3).

Doté d'un grand flair politique et d'un sens de la formule redoutable, de Gaulle sait manœuvrer et éviter les chausse-trapes, d'autant qu'il peut s'appuyer sur des troupes fidèles et soumises, regroupées dans un parti godillot. En outre, le chef de l'Etat dispose d'une mainmise totale sur l'audiovisuel public, entravant largement l'accès de l'opposition aux médias. La société française, rajeunie sous l'effet du baby boom, connaît au cours des années 1960 des mutations très profondes. L'exode rural massif, le déclin de la pratique religieuse, l'entrée dans l'ère des loisirs et de la consommation de masse, transforment profondément le pays. Alors que tout semble changer, de Gaulle constitue pour une partie des habitants un repère, immuable.  L'"Inventaire 66" de Michel Delpech s'agace de ce décalage. A l'issue des couplets décrivant les bouleversements en cours, le chanteur conclut, dépité : "Et toujours le même président".

La pratique du pouvoir solitaire et autoritaire, l'usure, un certain déphasage avec les aspirations réformatrices d'une partie de la société, laissent le général désemparé lorsque survient mai 68. La victoire introuvable qui suit la dissolution de juin tient de la victoire à la Pyrrhus. En 1975, Renaud attaque la statue du commandeur dans Hexagone , dépeignant les membres des Forces Françaises Libres comme des planqués et les Français comme des veaux (un point commun avec de Gaulle donc), accordant leurs suffrages au général, effrayés par les images des barricades érigées dans le quartier latin. "Ils se souviennent, au mois de mai / D'un sang qui coula rouge et noir / D'une révolution manquée / Qui faillit renverser l'Histoire / J'me souviens surtout d'ces moutons / Effrayés par la Liberté / S'en allant voter par millions / Pour l'ordre et la sécurité
Ils commémorent au mois de juin / Un débarquement d'Normandie / Ils pensent au brave soldat ricain / Qu'est v'nu se faire tuer loin d'chez lui / Ils oublient qu'à l'abri des bombes / Les Français criaient, 'Vive Pétain' / Qu'ils étaient bien planqués à Londres / Qu'y avait pas beaucoup d'Jean Moulin".
Un an après mai 68, de nombreux Français se saisissent de l'opportunité représentée par un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation pour faire part de leur lassitude à l'égard du vieux chef d'Etat. De Gaulle avait fait savoir qu'en cas de victoire du non, il démissionnerait. Désavoué, il s'exécute. Un an plus tard, il meurt en sa demeure de Colombey, à l'âge de 80 ans. Il jouit toujours d'une cote de popularité impressionnante. Dans son album République électronique, le musicien et producteur Dombrance compose des titres qui ambitionnent de construire des ambiances sonores correspondant aux différents mandats présidentiels. Voilà son De Gaulle
 En 2020, Bertrand Burgalat compose la musique rétro-futuriste de l'excellent documentaire de Camille Juza intitulé De Gaulle bâtisseur. La réalisatrice lui rend hommage : " « s’il n’est pas gaulliste, Bertrand Burgalat a, c’est certain, quelque chose de gaullien, et sa B.O tricotée dans les archives fait des allers-retours virtuoses entre la France des Trente glorieuses et aujourd’hui…  et c’est beau » ! " "De Gaulle bâtisseur (Qui sont les fous?)"
Conclusion : De Gaulle bénéficie, tout au long de ses présidences et jusqu'à sa mort, d'une grande popularité. Pour la grande majorité des Français, il reste avant tout l'incarnation de la Résistance. En outre, ses deux mandats se déroulent dans un contexte économique très favorable, caractérisé par une croissance  exceptionnelle et une situation de plein emploi.
Pour toutes ces raisons, il est difficile de déboulonner la statue du commandeur. Nous nous contenterons juste de rappeler que la pratique gaulliste du pouvoir, très verticale, repose sur l'usage de la censure et suscite à l'époque de vives critiques. La tendance à la nostalgie ne doit pas non plus occulter les fortes tensions sociales dont la crise de mai 68 constitue assurément l'acmé. 
En 1992, avec Le général De Gaulle dans la cinquième dimensionArthur H se moque gentiment de l'image hiératique et raide du couple de Gaulle dans un titre loufoque. "Il se retourne et c'est le choc / Une explosion atomique / Une désintégration sensuelle / Yvonne, Yvonne est là devant lui / Chaude et animale / Féline, merveilleusement féminine / Leurs regards se croisent et déjà il n'y a rien plus rien à dire.


 Sources:
 - Julian Jackson : "De Gaulle. Une certaine idée de la France", Points, 2021.

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