Le retentissant procès de Scottsboro s'inscrit dans le contexte de la Grande dépression. En 1931, la situation économique et sociale des Etats-Unis reste très préoccupante: des millions de chômeurs, faim... Tous les Américains subissent les conséquences de la crise, mais les Noirs sont les premiers à être licenciés, chassés de leurs logements et contraints d'errer sur les routes en quête d'une source de revenu ou d'une maigre pitance. En 1934, 17% des Blancs et 38% des Noirs sont incapables de subvenir à leurs besoins.
"Les États Désunis" de Vladimir Pozner, extraordinaire chronique sur l'Amérique de la Grande Dépression écrite en 1936-37, offre de nombreux témoignages d'un racisme encore exacerbé par la misère ambiante.
Extrait: "Le Noir souffre en tant que travailleur (...). Il souffre en tant que chômeur. Il souffre aussi en tant que Noir. Il paie davantage pour tout ce qu'il achète, il reçoit moins pour tout ce qu'il offre. Il est le premier à être licencié, le dernier à être embauché. Il n'est pas admis dans la plupart des hôtels et restaurants hors de Harlem. Pour un juge, un accusé noir est coupable d'avance. Mais les jurés noirs sont extrêmement rares. Même dans les prisons de New York, les Noirs sont enfermés à part. Il n'y a qu'au cimetière qu'ils sont enterrés avec les Blancs, les Blancs pauvres, bien entendu."
Face à cette situation épouvantable, les Noirs américains ne disposent alors que de très peu d'organismes de défense. Certes, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) multiplie les recours en justice afin d'empêcher les formes les plus criantes de racisme, mais, l'organisation, dominée par des intellectuels, reste coupée des masses noires, par ailleurs systématiquement exclues du mouvement syndical. Sur le plan politique, le parti socialiste peine à séduire l'électorat noir. Le parti communiste américain (si, si, ça existe!) , fondé au début des années 1920, comprend vite qu'il dispose d'une marge de manœuvre intéressante.
Les Scottsboro boys et leur avocat Samuel Leibowitz.
Le PC engage donc une campagne de séduction auprès Afro-américains. Il veille à pratiquer une égalité raciale systématique, encourage les contacts sociaux interraciaux et, audace suprême à l'époque, prône même les mariages entre Blancs et Noirs. En 1925, il fonde l'American Negro Labor Congress qui fédère les syndicats noirs sous sa houlette.
Mais, la campagne de séduction des communistes en direction des Noirs peine à décoller. Les communistes cherchent alors à s'emparer d'un cas ou d'une affaire susceptible de captiver l'opinion.
Ce sera l'affaire de Scottsboro.
Le 25 mars 1931, un train de marchandises est arrêté par une foule en colère près de la petite ville de Scottsboro, dans le nord est de l'Alabama. Quelques minutes plus tôt, de jeunes blancs éjectés du train à la suite d'une bagarre avec des adolescents noirs, en informent le chef de la gare de Paint Rock. Les protagonistes de la rixe, Blancs comme Noirs, sont interpellés. Après quelques minutes de confusion, deux jeunes femmes présentes dans le train profèrent une terrible accusation: elles ont été violées par les neuf jeunes passagers noirs, âgés de 13 à 19 ans. Quinze jours seulement après les faits reprochés, à la suite d'une procédure expéditive et bâclée, 8 des 9 Scottsboro boys écopent de la chaise électrique. Les nombreuses irrégularités du procès incitent la Cour suprême à ordonner la tenue d'un nouveau procès, équitable (Powell v. Alabama 287 U.S. 45). Le Parti communiste s'engage alors dans une campagne internationale contre la discrimination raciale. L'International labor defense, son organisme de défense des sympathisants communistes s'empare de l'affaire. Leurs avocats obtiennent des familles qu'elles leurs confient la défense des garçons. Les slogans de l'ILD clament: "Don't let them burn" ou encore "Scottsboro must not die". Un nouveau procès se tient donc à Decatur, toujours dans l'Alabama, en 1933. Haywood Patterson et Clarence Norris, convaincus de viol, sont condamnés à mort. Le verdict, sans doute encore trop clément aux yeux des suprémacistes, pousse une foule haineuse à marcher sur le tribunal pour tuer les accusés. Il faut l'intervention de la Garde Nationale pour les protéger.
La Cour suprême casse de nouveau le jugement en 1935 (Norris v. Alabama 294 U.S. 587) et une troisième vague de procès s'ouvre en 1936-1937. Si quatre garçons sont libérés, quatre autres garçons reçoivent de très lourdes peines (de 75 à 99 ans), tandis que la condamnation à mort de Clarence Norris est confirmée. En 1938, le gouverneur de l'Alabama David Bibb Graves commue la condamnation à mort de Norris en prison à vie. Il ne bénéficiera d'une grâce qu'en 1976 (de la part de George Wallace, le gouverneur ségrégationniste de l'Alabama).
Depuis 1935, le comité de Scottsboro se charge de la défenses des accusés. Les avocats de l'ILD y côtoient ceux de la NAACP. Les tensions sont palpables au sein de la défense. La NAACP accuse en effet le parti communiste américain de vouloir avant tout recruter au sein de la communauté noire, sans se soucier vraiment du sort de cette dernière. Pour les communistes, cette affaire lie race et classe. Ils lèvent des fonds, publient des articles, entament une campagne de solidarité chez les libéraux et organisent des manifestations devant la Maison Blanche. Le président Roosevelt, sollicité, refuse de recevoir les familles des jeunes noirs. Il ne souhaite sans doute pas heurter l'électorat démocrate sudiste, majoritairement favorable au maintien de la ségrégation.
L'affaire de Scottsboro défraya la chronique judiciaire pendant près de vingt ans. Elle eut un retentissement considérable, bien au delà des États-Unis. Les procès iniques à répétition confirmèrent à quel point la gangrène raciste rongeait le Sud où il apparaissait inconcevable de rendre la justice sereinement. Car le dossier de l'accusation ne reposait sur rien, si ce n'est le témoignage des deux jeunes filles blanches, Ruby Bates et Victoria Price.
Vladimir Pozner, qui rencontre Ruby Bates, relate cette histoire dans "Les États-Désunis" et confirme que les témoignages furent arrachés sous la contrainte. Les deux jeunes femmes, sous la menace d'une inculpation pour vagabondage, acceptent le marché proposé par les autorités locales lors de leur arrestation: "(...) un des hommes du shérif nous a dit (...) que si nous acceptions d'accuser les Noirs comme quoi ils nous avaient violées, cela nous éviterait la prison. J'ai refusé parce que ce n'était pas vrai. Mais Victoria Price avait plus d'expérience que moi et tout de suite elle a accepté. Aussitôt, on nous a conduites chez le Dr Bridges. Lui et un autre médecin (...) nous ont examinées et ils n'ont rien trouvé parce qu'il n'y avait rien à trouver."
" Nous sommes restées seize jours en prison, y compris la durée du procès, et pendant tout ce temps la foule s'est souvent réunie sous nos fenêtres. Les gens criaient et menaçaient, et j'en avais encore plus peur que de l'arrestation. Je ne savais pas ce qu'ils désiraient, je ne comprenais pas qu'ils voulaient lyncher les Noirs."
" Quand le verdict a été prononcé, les spectateurs ont crié:'nous savions qu'ils seraient brûlés', et la foule, dehors, l'a entendu, a repris ces paroles, et tout le monde les a chantées comme un refrain: 'he knew they'd burn -nous savions qu'ils seraient brûlés'. Le Ku Klux Klan avait amené un orchestre de cuivres, et ils ont tous défilé autour du tribunal en jouant et en chantant l'hymne national."
Caricature sur le procès de Scottsboro (source: Library of Congress).
L'affaire de Scottsboro aura un impact colossal. On ne s'étonnera donc guère, dans ces conditions que les artistes s'en soient emparés.
- Ainsi la romancière Harper Lee s'en inspire vraisemblablement dans "Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur" ("to kill a mockinbird", 1961). L'histoire se situe en Alabama durant la Grande Dépression. L'avocat Atticus Finch prend la défense de Tom Robinson, habitant noir de la ville, accusé d'un viol qu'il n'a pas commis. Après une brillante plaidoirie dans laquelle il démonte les arguments des racistes, Finch est aux prises avec les tentatives d'intimidation des lyncheurs qui réclament la peau de Robinson.
- Les musiciens ne sont pas en reste. Un bluesman tel que Leadbelly ne pouvait passer à côté d'une affaire si retentissante. Le personnage mérite que l'on s'y attarde tant il reste difficile de savoir ce qui relève de la légende ou de la réalité lorsque l'on aborde son cas.
Huddie William Ledbetter naquit en 1885 (peut-être trois ou quatre ans plus tard en fait) dans une plantation de Louisiane, mais il grandit au Texas où ses parents déménagent alors qu'il a cinq ans. Assez tôt, il joue de la guitare et gagne sa vie en tant qu'ouvrier.
De tempérament bagarreur, Ledbetter n'hésite pas à se faire justice lui-même, avec ses poings. En 1918, il tue un homme au cours d'une rixe, ce qui lui vaut une condamnation à vingt ans de prison qui le conduit dans un pénitencier du Texas. Il n'effectuera "que" sept ans de sa peine. La légende veut qu'il ait obtenu sa grâce du gouverneur de Louisiane auquel il avait dédié un blues de sa composition... Il semblerait qu'il le doive plutôt à sa bonne conduite.
Il retourne néanmoins derrière les barreaux, au pénitencier d'Angola en Louisiane, pour une tentative de meurtre.
C'est là que les musicologues John et Alan Lomax, venus dans le sud pour enregistrer et sauver des chants traditionnels pour le compte de la Bibliothèque du Congrès, croisent sa route en 1930. Avec l'appui des deux hommes, il obtient une nouvelle grâce.
Woody Guthrie et Leadbelly.
En 1934, il part pour New York et sert d'homme à tout faire aux Lomax (chauffeur notamment) et commence à enregistrer. Il se produit bientôt devant un public blanc fortuné et influence durablement la jeune scène folk de Greenwich village en pleine gestation. Il sera aussi un des premiers bluesmen à se produire en Europe où il décède en 1949, à l’âge de 64 ans.
Le nom de scène du musicien, Leadbelly ("ventre de plomb" en français), va comme un gant à ce gaillard de deux mètres. Adepte de la guitare à 12 cordes, il peut-être considéré comme un des pères du folk-blues, un songster, véritable mémoire musicale vivante. Il ne compte pas moins de quatre cents titres à son répertoire, chants de travail, airs religieux, ballades folkloriques, blues ruraux, et quelques compositions originales, souvent en prise avec l'actualité à l'instar de "Scottsboro boys". La simple évocation de l'affaire lui permet de mettre en garde les Noirs américains et leur conseille d'éviter absolument l'Alabama.
Go to Alabama, and you'd better watch out.
The landlord'll get you, going to jump and shout.
Scottsboro Boys, Scottsboro Boys, tell you what it's all about (2X)
si tu vas en Alabama, tu ferais bien de faire attention. Le propriétaire t'attrapera, tu pourras sauter et crier.
Les garçons de Scottsboro (2X), j'texplique de quoi il s'agit.
(...)
I'm gonna tell all the colored people /Even the old/ nigger here / Don't ya ever go to Alabama
/And/ try to live
je vais dire à toutes les personnes de couleur / même les vieux / nègres ici / n'allaient pas en Alabama / et / tâchez de mener votre vie.
(...)
Sources:
- Vladimir Pozner: "Les Etats-Désunis", Lux Éditeur, 2009.
Les Etats-Désunis de Vladimir Pozner est une formidable chronique de l'Amérique de la Grande Dépression. L'auteur y décrit les conditions d'existence des hobos, s'intéresse à la vie quotidienne à Harlem, dénonce sans en avoir l'air les sordides conditions de travail des mineurs de Virginie, tous atteints de silicose après quelques mois de travail. Adepte du collage, Pozner se contente parfois dans ses carnets de notes de relever des faits divers et leur traitement par la presse, sans rien ajouter. Exemple:
" 27 avril 1936. A Chicago, deux garçons de 19 ans qui ont assassiné un médecin viennent d'être condamnés à 1999 ans de prison chacun. Le Daily Mirror écrit à ce sujet:
'un emprisonnement de 199 ans pour un meurtre semble cruellement long, mais rappelez-vous, plusieurs religions, dont sans doute la vôtre, enseignent que pour des crimes moins graves que l'assassinat, les pécheurs sont enfermés pour l'éternité. En comparaison, 199 ans, c'est court."
- Nicole Bacharan: "Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche.", Panama, 2008.
- Harper Lee: "Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur" (1961), Livre de poche. Superbe roman d'apprentissage sur les origines et les conséquences du racisme.
Liens:
- American experience (PBS): "Scottsboro: an american tragedy". Un site très complet sur l'affaire et ses nombreux développements.
Génial, génial génial. Le bouquin d'Harper Lee est une merveille et celui de Pozner a l'air très interessant. Je n'arrive jamais à mettre la main sur celui de N. Bacharan.
RépondreSupprimerJe pense en te lisant aux très belles pages d'H. Zinn décrivant dans "l'impossible neutralité" son engagement pour la scolarisation des fillettes noires aux Etats-Unis.
Cette lecture fut un régal.
merci.
RépondreSupprimerLe bouquin de Bacharan vient d'être réédité chez Perrin (coll° Tempus). Tu le trouveras donc facilement, quant à celui de Pozner, il est absolument génial. L'auteur a un sens de la formule exceptionnel.
En amatrice de pop avertie, tu as dû découvrir comme moi à la lecture de "tirez pas sur l'oiseau moqueur" où les Boo Radleys avaient piqué leur nom.
Exact!!!
RépondreSupprimerJ'écoutais les Boo radleys quand j'étais jeune. "Wake up Boo!" ça passait chez Lenoir sur France Inter...
Je rajoute les deux bouquins sur ma liste du salon du livre de Blois.
Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur est Le livre étudié dans les écoles aux EU.
RépondreSupprimerLe livre est en effet, très inspiré de ce fait divers, il est tout à fait formidable.
Il y a aussi l'adaptation au cinéma par Robert Mulligan avec Gregory Peck dans l'avocat Atticus Finch, à voir aussi.