Pages

mercredi 28 septembre 2011

247. African Jazz: "Table ronde" (1960)


"TKM Lumumba Indépendance " Peinture de Tshibumba Kanda Matulu. Ca 1972. Cet artiste peintre congolais a consacré de très nombreuses œuvres à l'histoire du Congo. Il a disparu mystérieusement au cours des années 1980.


* Grand Kalle et l'African Jazz.
Joseph Kabasele, connu sous le pseudo de Grand Kalle, fonde en 1953 l'orchestre African Jazz, avec lequel il révolutionne la musique congolaise. Électrifiant la rumba, il y introduit les musiques cuivrées importées de Cuba et des Antilles. Tumbas et trompettes s'associent alors aux chants et tambours traditionnels.
Or, depuis les années 1950, les musiciens congolais font danser toute l'Afrique grâce à :
- la diffusion du lingala,
- la puissance des émetteurs des radios congolaises qui couvrent une grande partie de continent,
- la qualité indéniable de cette musique festive.
Sur le plan politique, le Congo belge est alors le centre de nombreuses émeutes. Les nationalistes sont aux prises avec les forces coloniales belges. En janvier 1959, la situation à Léopoldville devient intenable. Batailles et arrestations s'y multiplient. Pour calmer le jeu, une conférence dénommée "Table Ronde" est convoquée à Bruxelles pour statuer sur le devenir de la colonie.
Grand Kalle, qui fait partie de la délégation congolaise, célèbre l'événement en composant plusieurs morceaux dont indépendance cha cha  et Table ronde. Comme son titre le suggère, ce morceau a pour sujet la conférence qui réunit sur un pied d'égalité les leaders nationalistes congolais et l'autorité coloniale. A l'issue des négociations, la date de l'indépendance est fixée au 30 juin 1960.

* "Parce que nous étions des nègres."
Très proche de Lumumba, Kabasele devient le secrétaire à l'information de la République du Congo. (1) A Léopoldville, Lors des cérémonies d'indépendance, il joue avec son orchestre devant le roi Baudoin et un parterre de dignitaires internationaux. Soucieux de louer "l’œuvre civilisatrice"  menée par son pays, le souverain belge y rend un hommage appuyé à son grand oncle Léopold II, chef de "l'Etat indépendant du Congo" (EIC) à partir de 1885. Il lance, solennel:
"L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du Roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. […] Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd'hui son couronnement, il ne s'est pas présenté à vous en conquérant, mais en civilisateur. "
Puis, c'est au tour du premier ministre de la République du Congo, Patrice Lumumba, de monter à la tribune. Ce dernier y dresse un tableau horrifique du régime défunt, aux antipodes des propos lénifiants tenus quelques instants plus tôt:
" Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. […] 
Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n'était jamais la même, selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou, croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même ..." (2)
Comment expliquer ces appréciations opposées sur l'EID? Pour E. M'Bokolo (cf sources), "il faut partir de l'indépendance du Congo belge en 1960 pour mesurer à quel point les colonisateurs ont voulu légitimer l'entreprise coloniale, au mépris de l'Histoire." Un petit retour en arrière s'impose...

* "Percer les ténèbres."

Tracé de la frontière entre le Congo et le Cameroun par les Français et les Allemands, Le Petit Journal, novembre 1913.

Dès 1865, date de son accession au trône, Léopold II,  impressionné par les bénéfices que les Néerlandais tirent des Indes orientales, songe à se doter d'un territoire outre-mer. Le roi ne tarde pas à s'intéresser aux immenses territoires inexplorés au centre de l'Afrique.
Soucieux de médiatiser son entreprise, Léopold clame que son projet est désintéressé.
Aussi, il organise à ses frais en 1876 une conférence de géographie à Bruxelles pour faire le point sur l'exploration de l'immense bassin du Congo. L'hôte s'évertue à donner l'image d'un philanthrope seulement guidé par le bien-être des populations locales. Il lance lors du discours d'ouverture:
"Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n'ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières , c'est , j'ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès."
Dans ces conditions, la nouvelle de l'exploit de Henry Morton Stanley, parvenu à traverser le continent africain d'est en ouest en 1877, représente une aubaine pour le roi, qui voit en l'explorateur britannique, l'individu capable de lui procurer les terres convoitées.

 Carte de "l'Etat indépendant du Congo" en 1888. Lors de son expédition de 1879, Stanley doit fonder des postes commerciaux le long du fleuve. Or, jusqu'à la construction d'une voie de chemin de fer, les rapides (entre la ville portuaire de Matadi et le Stanley Pool) obstruent le système fluvial et rendent extrêmement difficiles les déplacements. Cliquez sur la carte pour l'agrandir.

* Stanley au service de Léopold II.
 L'expédition de Stanley permet, entre autres, de délimiter de manière précise le tracé du fleuve Congo qui "est, d'après l'explorateur, et sera la grande route de commerce vers l'Afrique centrale occidentale."
Le souverain belge embauche Stanley pour une durée de 5 ans dès son retour en Europe (1878). Le Britannique doit conquérir les territoires explorés pour le compte de Léopold II. Afin de donner un cadre formel à l'entreprise, le roi en profite pour créer le Comité d'Etudes du Haut Congo qui devient, en 1881, l'Association internationale du Congo. Pour ne pas alerter les grandes puissances, l'expédition n'a officiellement qu'un but scientifique. L'avidité qui anime LII est pourtant bien perceptible dans les courriers adressés à Stanley: "Il est indispensable que vous achetiez [...] autant de terres que possible et que vous placiez sous [...] suzeraineté de ce comité (le CEHC) [...] dès que possible et sans perdre une minute tous les chefs de tribus installés entre l'embouchure du Congo et les Stanley Falls." L'explorateur s'emploie dès lors à faire signer une série de traités léonins à près de 500 chefs africains, tous censés faire allégeance au monarque belge.


Tshibumba Kanda Matulu: "TKM Stanley" (1973). Légende: "Stanley arrive au Congo. Les villageois s'enfuient." 
Pour le compte du roi des Belges, l'explorateur britannique Stanley remonte le cours du fleuve et se trouve en concurrence directe avec le Français Savorgnan de Brazza.

En dépit des précautions prises par Stanley, le bassin du Congo suscite désormais de nombreuses convoitises. Léopold II doit composer avec les Français qui, par l'intermédiaire de Brazza, s'intéressent également au vaste territoire. Les Portugais, quant à eux, revendiquent le contrôle du Bas Congo où ils sont installés depuis le XVème siècle.
Les tensions croissantes entre puissances européennes, avides de nouvelles terres africaines, entraînent l'organisation d'une conférence internationale à Berlin. Entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885, les représentants de 14 nations se retrouvent à l'invitation du chancelier allemand Bismark. Les participants doivent y définir les modalités de la conquête et de l'installation de colonies en Afrique, tout en prenant bien soin d'éviter les conflits entre puissances européennes. La domination sur le bassin du Congo constitue alors la principale pierre d'achoppement. (3)

Caricature de Bismarck coupant des parts d'Afrique aux puissances européennes lors de la conférence de Berlin. (©AKG)
L'acte général de la conférence adopté le 26 février 1885 proclame la liberté du commerce dans tout le bassin, la liberté religieuse et la garantie de protection des indigènes, explorateurs, missionnaires et voyageurs, enfin l'interdiction de la traite des esclaves. La conférence révèle avant tout la volonté d'expansion coloniale qui s'empare des puissances européennes à la fin du XIXème siècle. La nécessité de réunir les protagonistes de cette "course à l'Afrique"met aussi en lumières les rivalités grandissantes qui les opposent. 

Le principal bénéficiaire de l'événement reste Léopold II dont l'Association internationale du Congo (AIC), reconnue comme Etat souverain, se transforme en « État indépendant du Congo » (EIC). En échange de modestes engagements - qu'il s'empressera de ne jamais mettre en pratique - le roi se voit reconnaître à titre personnel la propriété des territoires conquis en son nom par Stanley. Le jour même de la proclamation de l'EIC,  un décret royal stipule que toutes les "terres vacantes" sont la propriété de l'Etat. L'absence de définition précise de cette expression permet aussitôt d'engager la gigantesque entreprise de confiscation des terres indigènes.
Or, le roi ne dispose pas des ressources nécessaires pour exploiter le territoire entier. Il décide donc de louer à bail les "terres vacantes" à des sociétés privées pour de longues périodes. Ce stratagème permet d'attirer à bon compte les investisseurs extérieurs, tandis que les impôts et droits payés par les compagnies à l'Etat assurent de substantiels revenus au monarque.



A l'issue de la conférence, le bassin du Congo est attribué au roi des Belges, à titre personnel, car le parlement belge ne veut pas entendre parler de cette expédition coloniale. Seule contrainte pour Léopold II, maintenir la liberté de navigation et de commerce dans le bassin du Congo pour les autres puissances européennes. Engagement qu'il se gardera bien de respecter.
Le Congo de Léopold II, dont la superficie représente 76 fois celle du petit royaume belge (!), constitue un état tampon entre les possessions des grandes puissances européennes. A titre de compensation, la France obtient des territoires près de l'embouchure du fleuve Congo. (carte tirée de l'émission le dessous des cartes du 19/7/2003 consacrée à la R.D.C.).



* Retour sur investissement. 
L'intense propagande développée par Léopold II laisse accroire que l'EIC demeure une œuvre à vocation humanitaire et civilisatrice. Les plumes complaisantes vantent l'immense travail accompli en particulier dans la lutte contre les marchands d'esclaves swahilis qui perpétuent les razzias à l'est de l'Afrique. Derrière cette écran de fumée se dessine pourtant une entreprise de prédation d'une ampleur inouïe. Le territoire est mis en coupe réglée, pressuré, ses richesses extraites au prix de méthodes particulièrement cruelles.

Étant donné que l'exploration du bassin du Congo a lourdement grevé les finances royales, le monarque souhaite, au plus vite, tirer un maximum de ressources de sa nouvelle propriété. Or, l'exploitation de ce gigantesque territoire constitue une véritable gageure, puisque, en dépit de l'intense propagande léopoldienne, les Européens ne se ruent guère vers l'EIC.
Le faible contingent de "blancs" implique le recours à un recrutement local afin de se procurer la main d’œuvre indispensable, mais aussi pour maintenir l'ordre et réprimer les révoltes. La "force publique", dont les membres sont des esclaves affranchis, des marginaux et surtout des individus enrôlés de force, devient une milice redoutable, destinée à terroriser les populations locales.
Ces dernières sont soumises à d'innombrables contraintes: travail forcé, corvées, livraisons de vivres, taxes.  Loin du croisé anti-esclavagiste qu'il prétend être, Léopold II recrute massivement parmi les populations serviles afin de se procurer de la main d’œuvre et des troupes. Ainsi, la très difficile circulation au niveau des rapides implique le recours au portage. La description d'une caravane croisée par le sénateur belge Edmond Picard en 1896, en dit long sur les conditions d'existence de ces malheureux:
"Incessamment, nous rencontrons ces porteurs, isolés ou en file indienne, noirs, noirs, noirs misérables, (...) cédant sous le faix multiplié par la lassitude et l'insuffisance de la nourriture, (...) pitoyables cariatides ambulantes, (...) les traits contractés, les yeux fixes et ronds dans la préoccupation de l'équilibre et de l'hébétude de l'épuisement. Ils vont et reviennent par milliers... réquisitionnés par l'Etat armé de sa Force publique irrésistible, livrés par des chefs dont ils sont esclaves et qui raflent leurs salaires, trottinant les genoux ployés, (...) poudreux et sudorant, insectes échelonnant par les monts et les vaux leur processionnaire multitude et leur besogne de Sisyphe, crevant au long de la route, ou, la route finie, allant crever de surmenage dans leur village."

Caricature dénonçant le recours au travail forcé dans l'EIC: " La production du travail libre." L'usage de la chicotte se généralise. Ce fouet en peau d'hippopotame, entraîne de graves blessures, parfois fatales lorsque les coups sont assénés en trop grand nombre.


* Du sang sur les lianes.
 Le système léopoldien repose sur le monopole de l'Etat sur les produits les plus rentables, en particulier le caoutchouc et l'ivoire. (4) La récolte forcée de ces deux richesses conduit à des excès inimaginables.
Le caoutchouc sauvage, dont regorge la forêt congolaise, devient une denrée très prisée avec la mise au point  par John Dunlop d'un pneu en caoutchouc gonflé (1888). Les prix s'envolent  et les bénéfices engrangés par le "bois qui pleure" s'avèrent très vite substantiels, supplantant l'ivoire comme source principale de revenus du Congo. Cette récolte nécessite en effet un minimum d'investissements. Hormis le transport, elle ne repose que sur une main d’œuvre exploitée. (5)
Pour obtenir du caoutchouc naturel, il faut inciser des lianes pour en récolter la sève coagulée que l'on transporte ensuite dans des paniers. Les agents territoriaux et des compagnies concessionnaires profitent d'un système de primes, conditionnées par les quantités collectées. Sous leur pression, les populations indigènes sont donc contraintes de fournir par tous les moyens ce caoutchouc. Ce travail, particulièrement astreignant, oblige les hommes à s'enfoncer toujours plus loin dans la forêt inondée pour rapporter les quantités exigées. 
 Le système repose sur la terreur et la contrainte. La Force publique ou les milices des compagnies privées se chargent des récalcitrants. Toute résistance est impitoyablement réprimée, entraînant pillage et dévastation des villages rebelles. Edgar Canisius, agent commercial de la Société anversoise du commerce au Congo évoque une de ces expéditions punitives: "Notre groupe allait de village en village. [...] Un détachement muni de torches mettait le feu à toutes les cases. [...] Au fur et à mesure que nous avancions, une ligne de fumée suspendue au dessus de la jungle sur des kilomètres annonçait aux indigènes que la civilisation arrivait."

Des missionnaires britanniques en compagnie d'hommes tenant les mains coupées de Bolenge et Lingomo, victimes des miliciens de l'ABIR en 1904. (Anti-Slavery International

Ceux qui ne rapportent pas assez de latex subissent également les pires violences.
Une pratique courante consiste à kidnapper les femmes pour contraindre leurs maris à rapporter du caoutchouc. La société commerciale ABIR (Anglo-Belgian India Rubber) quant à elle, use de  méthodes terrifiantes pour obtenir toujours plus de caoutchouc. Les cueilleurs qui ne remplissent pas les quotas exigés, sont exécutés d'une balle par les milices. Ces dernières, qui doivent justifier de l'usage de leurs munitions, prélèvent alors les mains des suppliciés. Le Congo devient ainsi le "pays des mains coupées."

 Caricature tirée de l'Assiette au beurre de juin 1908 dont la légende est la suivante: "L'impôt: 25 000 cartouches, tu as compris, c'est 25 000 kilos de caoutchouc."


 *
Le scandale du caoutchouc rouge.
En dépit des efforts de Léopold II pour écarter de l'EIC les visiteurs gênants, des témoignages horrifiés parviennent en Europe.
Des missionnaires noirs américains portent les premières accusations contre le système colonial pervers.  
Ainsi, George G. Williams assène dans une lettre ouverte:
"La main-d’œuvre dans les stations du gouvernement de Votre Majesté sur le fleuve supérieur est composée d'esclaves de tous âges et de tous sexes.
A sa suite, William Henry Sheppard dénonce les sévices subis par les populations indigènes dans l'EIC.
Mais le principal détracteur du système léopoldien reste sans conteste Edmund Dean Morel dont le zèle déclenche une des plus importantes campagnes de presse du  début du XXème siècle. Ancien admirateur de "l’œuvre grandiose" du monarque, ce jeune journaliste prend conscience, de retour du Congo, de l'hécatombe provoquée par l'exploitation éhontée des populations indigènes par les agents de l'EIC. De retour au Royaume uni, il enchaîne les conférences et publie une série de pamphlets fustigeant le double discours du monarque belge. 
Sous sa plume, Léopold II n'a plus rien du philanthrope loué par la propagande royale. Morel brocarde l'attitude d'un roi avant tout soucieux de pressurer sa propriété et dénonce tour à tour: un Etat fondé sur l'utilisation systématique d'une main d'oeuvre réduite en esclavage, les raids sanglants de la Force publique, le supplice généralisé de la chicotte... 
Épaulé par Roger Casement, consul britannique au Congo, il fonde en 1904 la Congo Reform Association réunit des personnalités aussi diverses que Conan Doyle, Mark Twain, Félicien Challaye, Anatole France et dénonce les « atrocités du caoutchouc rouge », visage moderne de l’esclavage. (6)
Les nombreux témoignages qu'il recueille et l'importante documentation rassemblée lui permettent de trouver un relais politique. (7) Le président américain Theodore Roosevelt et le Foreign office britannique réclament la cession de la colonie léopoldienne à l'Etat Belge, ainsi qu'une remise à plat des méthodes d'exploitation du territoire.
Devant le tollé provoqué par la révélation des violences perpétrées en son nom au Congo (il n'y a jamais mis les pieds), Léopold II n'a d'autre issue que de lâcher sa juteuse propriété, dont il parvient encore à tirer profit puisqu'il la vend à la Belgique en 1908!



"Je vous donnerai assez de caoutchouc pour vous faire une conscience élastique." Caricature de l'Assiette au beurre (janvier 1908). Léopold II administre d'une main de fer sa propriété personnelle, l'Etat libre du Congo dont il entend tenir à l'écart les curieux (ici  l'oncle Sam semble-t-il). 
Les caricaturistes  s'en donnent à cœur joie avec le souverain dont l'immense barbe et la silhouette dégingandée se prêtent particulièrement à la satire.


* Bilan.
En l'absence de données fiables, il s'avère extrêmement difficile de dénombrer le nombre de victimes de ce système. Mais, pour Elikia M'Bokolo: "il y a eu un effondrement démographique, du aux brutalités, au travail forcé, mais aussi au fait que les gens fuyaient le villages pour ne pas être réquisitionnés, qu'ils se réfugiaient dans les forêts et mouraient là, de faim et de maladie."
Les cultures sont donc abandonnées faute de main d’œuvre, les villages se dépeuplent, entraînant une hémorragie démographie de très grande ampleur. La colonisation aurait ainsi fait perdre le tiers de la population au pays entre 1884 et 1914. 
Si les abus criants disparaissent avec l'EIC, le portage et le recours au travail forcé n'en subsistent pas moins sous l'administration belge. Au sein de la Force publique, la chicotte ne sera définitivement abolie qu'en 1955!

Dessin de Linley Sambourne paru dans l'hebdomadaire satirique Punch du 28 novembre 1906. "Pris dans un serpent de caoutchouc."

1. auquel on adjoint l'adjectif " démocratique" en 1966, alors qu'elle s'est transformée en dictature.
2. Le gouvernement belge ne lui pardonnera pas  d'avoir publiquement évoqué "l'esclavage" imposé à son peuple.
3. Bismark soulève d'emblée plusieurs problèmes dont la liberté de commerce dans le bassin du Congo, la libre circulation sur les grands fleuves africains tels que le Niger ou le Congo, enfin les modalités de l'occupation d'un territoire afin qu'il soit reconnu comme la possession d'une puissance européenne.
Le sixième texte de l'acte général est à l'origine de la légende du partage de l'Afrique lors de cette conférence dont les modalités d'occupation d'un territoire par une puissance sont précisées. Chaque puissance européenne qui se lance dans une installation en Afrique doit le notifier aux autres signataires, afin que ces derniers puissent émettre des réclamations en cas de besoin. Toute puissance installée sur une côte africaine possède l'arrière-pays jusqu'aux possessions d'une autre puissance. Enfin, pour qu'une possession soit officiellement reconnue, elle doit être effectivement occupée.
4.  Les fonctionnaires de l'EIC opèrent de véritables razzias sur l'ivoire achetée à des prix dérisoires aux intermédiaires africains. Les commissions des agents européens en charge de la collecte dépendent du prix d'achat des défenses. Plus celui-ci est bas, plus la prime est forte. 
5. un couteau, un morceau d'étoffe, un peu de sel, des perles...
6. Arthur Conan Doyle, l'auteur de Sherlok Holmes, rédige en 1908 un rapport dans lequel il consigne toutes les observations faites par les voyageurs qui traversent le pays. Ce rapport s'intitule en français "le crime du Congo belge". L'auteur d 'Au coeur des ténèbres semble d'ailleurs s'être très fortement inspiré de ce qu'il a vu au Congo lors d'un voyage effectué en ...
7. En mai 1903, la CHambre des communes adopte à l'unanimité une résolution  exigeant que "les indigènes [du Congo] soient gouvernés avec humanité.



Sources:

*Daniel Vangroenweghe: "Du sang sur les lianes : Leopold II et son Congo", éditions revue et corrigée.
* Elikia M'Bokolo: "Afrique centrale: le temps des massacres", in Marc Ferro (dir.): "Le livre noir du colonialisme", Robert Laffont, 2003.
* La conférence de Berlin livre le Congo au roi des Belges. (Hérodote)
* Deux posts sur l'excellentissime carnet de Colette Braeckman:
- "Comment Léopold II céda le Congo à la Belgique."
- Ainsi qu'un entretien avec "Elikia M'Bokolo sur le Congo de Léopold II."
* LDH Toulon: "La Belgique et son passé colonial au Congo."
* Documents d'accompagnement de la série documentaire "Afrique(s). Une autre histoire du XXème siècle" (PDF) d'Elikia M'Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari diffusée sur France 5 en 2010.


* dans la littérature:
- Joseph Conrad: "Au cœur des ténèbres". Conrad passe six mois au Congo en 1890. Il ressasse cette expérience pendant 8 ans avant d'écrire son plus célèbre roman.  Charles Marlow (le narrateur) raconte à des amis anglais son voyage dans une partie de l'Afrique centrale, qui ressemble en tout point à l'EIC. Engagé dans une société de négoce de l'ivoire, il remonte le fleuve sauvage et rallie tant bien que mal le poste d'un négociant idéaliste, monsieur Kurtz. Médusé, Marlow découvre un personnage ayant sombré dans la folie. Cruel et brutal, Kurtz raconte ses exploits alors qu'il agonise lors du voyage retour.
- Le recours au portage et au travail forcé ne sont malheureusement pas une spécificté de l'EIC, puis du Congo belge. L'impressionnante série d'articles d'Albert Londres regroupés sous le titre de "Terre d'ébène" dresse un tableau saisissant de l'exploitation des populations indigènes par les compagnies concessionnaires pour le compte l'administration coloniale française.
-  Mario Vargas Llosa: "Le rêve du celte".

Liens:
* D'autres articles consacrés à l'histoire du Congo belge sur Samarra:
- "Tintin ou la mission civilisatrice de la colonisation."
-  "Africa Dreams: le Congo de Léopold II." (Vservat)
* Ailleurs sur la toile:
- Le site CoBelco consacré à l'histoire de la colonisation belge au Congo.
- Sélection de liens sur le site des Clionautes, avec en particulier  un article sur la société l'Anversoise, spécialisée dans la collecte du caoutchouc.
- La brochure de l'exposition "Mémoire du Congo, le temps colonial", organisée en 2005 par le Musée royal de l'Afrique centrale de Tervuren, près de Bruxelles.
- Extraits de l'Acte général de la conférence de Berlin sur Strabon.
- Le Soir: "Congo: Louis Michel prend la défense de Léopold II."
- Une intéressante sélection de textes sur la politique coloniale de Léopold II. (Cliotexte)

mercredi 21 septembre 2011

246. Serge Gainsbourg: "SS in Uruguay". (1975)


Parvenus à fuir l'Europe, certains nazis se réfugient en Amérique latine. Cachés derrière des pseudos discrets, ils tentent alors de s'y faire oublier. En Argentine, Ricardo Klement, alias Eichmann, monte une blanchisserie, puis un élevage de lapin, avant de travailler dans une succursale de Daimler Benz. [Photo prise dans les années cinquante.]


C'est au cours de la conférence de Potsdam, réunie en juillet 1945, que les vainqueurs de la guerre décident de démilitariser, décartelliser, décentraliser, démocratiser et surtout dénazifier l'Allemagne nazie (les "5 D"). Extirper cette idéologie mortifère devient une priorité absolue au lendemain du conflit. Il faut alors rééduquer une population soumise à l'intense propagande de Goebbels. Les médias sont épurés, les fonctionnaires révoqués.

* La dénazification comprend d'abord un volet punitif.
L'épuration du pays implique l'identification des anciens nazis. Les alliés établissent donc une liste d'individus (178 000) à arrêter et organisent des procès afin de juger les dignitaires nazis survivants.
Le tribunal militaire international, procès des “grands criminels de guerre nazis”, s'ouvre à Nuremberg le 20 novembre 1945. Il est suivi des procès instruits par les tribunaux militaires de chaque zone. Ainsi, entre 1945 et 1948, le tribunal militaire américain de Nuremberg instruit tour à tour le procès des médecins, auteurs d'expérimentations "médicales" dans les camps de concentration, le procès des juges et juristes, responsables des politiques et lois raciales, le procès des Einsatzgruppen...
Cette épuration juridique se poursuit pendant des décennies en vertu de l'imprescriptibilité du crime contre l'humanité qui permet à des tribunaux allemands et nationaux de juger les crimes commis sur leur territoire des décennies après les faits reprochés (Barbie, Demjanjuk).

"Dénazification", caricature de Stury parue dans la revue allemande Das Wespennest, 7 octobre 1948. Après les hommes, reste à rééduquer les esprits. Dans les secteurs occupés par les occidentaux, ce rôle échoit aux journaux, syndicats et à l'école. Les ouvrages à la gloire du III ème Reich sont écartés.
Les alliés ordonnent aux populations civiles avoisinantes de se rendre dans les camps de la mort afin de constater l'ampleur des crimes du nazisme. Ainsi à Buchenwald, une visite du camp est imposée à la population de Weimar. 




* L'épuration de l'administration, des médias, de la vie intellectuelle et culturelle dans les quatre secteurs d'occupation de l'Allemagne.
- Les Occidentaux s'emploient à instaurer un régime démocratique et libéral. Dans leurs zones, un million de fonctionnaires et de militaires sont renvoyés avec interdiction d'exercer une fonction publique. Les Américains instaurent un système de notation administrative du niveau d'implication des suspects dans l'appareil nazi. Pour y parvenir, la population majeure doit remplir des questionnaires permettant d'établir le niveau de compromission de chaque citoyen. Les catégories 1 et 2 rassemblent les principaux coupables qui relèvent de l'épuration juridique (voir précédemment). Les catégories 3 et 4 regroupent les individus "peu compromis" et les "suiveurs", renvoyés de leurs postes administratifs. La catégorie 5 concerne les "non coupables". Ces derniers obtiennent le précieux certificat d'exonération qui permet d'obtenir un emploi ou un logement.

- Pour leur part, les soviétiques attribuent le triomphe du nazisme aux structures capitalistes de la société allemande et préconisent la révolution sociale, utilisant ainsi la dénazification pour imposer leur modèle et éliminer les adversaires politiques. Ils posent les bases d'une société communiste grâce à l'expropriation des propriétaires terriens ou des industriels. Le processus se déroule de manière brutale avec la déportation de 40 000 personnes dans les camps de travail soviétique. Les autorités est-allemandes suppriment rapidement les commissions de dénazification.


* un contexte peu favorable à la poursuite de la dénazification.
Rapidement, la paix retrouvée incite à tourner la page des années de souffrance, refouler les mauvais souvenirs, oublier les années noires. Le processus de dénazification s’enraye et les poursuites judiciaires se raréfient. La compromission de la grande majorité des élites, politiques, économiques, culturelles, avec le régime hitlérien, pose en effet un problème insoluble aux forces d'occupation qui ne savent comment reconstruire le pays en l'absence de personnels compétents.

Face à l'ampleur de la tâche et confrontés à une nouvelle priorité (l'endiguement du communisme), les Occidentaux ne poussent pas très loin les interrogatoires et permettent alors parfois à des criminels de se faire passer pour de modestes "suiveurs". Français et Britanniques sanctionnent les principaux responsables, mais épargnent relativement industriels et ingénieurs, indispensables au redémarrage de l'économie allemande, tout comme les savants, récupérées par les puissances occupantes.
Avec la fondation de la RFA, la responsabilité de la dénazification est transférée aux autorités allemandes jusqu'à l'arrêt du processus en décembre 1950. La remise en marche des services et de l'économie ouest-allemande nécessite aux yeux des vainqueurs la réintégration d'anciens "dénazifiés". Des fonctionnaires, révoqués en 1945, sont ainsi rapidement réintégrés.
Certains, contre la dénonciation d'anciens collègues, obtiennent la fin des poursuites quand ils ne sont pas recrutés par les services de renseignement occidentaux.

* Le processus de dénazification tel qu'il fut mené soulève rapidement de nombreuses critiques. La dénazification reste incomplète et se heurte aux lourdeurs administratives ainsi qu'à l'exaspération croissante de la population allemande.Une majorité d'Allemands refuse toute responsabilité en se réfugiant derrière le devoir d'obéissance ou l'ignorance. Les plus compromis échappent parfois aux poursuites car les preuves s'avèrent difficiles à réunir ou parce qu'ils sont utiles aux vainqueurs. L'intense trafic de certificats de bonne conduite permet d'échapper facilement aux sanctions. (1) En outre, l'encombrement des tribunaux profite aux plus compromis dont les dossiers se noient dans la masse des cas à instruire.
 Stig Dagerman constate dans Automne allemand (1946):
"L'Allemagne tout entière pleure ou rit devant le spectacle de la dénazification, cette comédie dans laquelle les Spruchkammen jouent pitoyablement le rôle ambigu de l'ami de la famille, ces tribunaux dont les procureurs présentent leurs excuses à l'accusé avant que la sentence ne soit rendue, ces énormes moulins à papier qui offrent fréquemment, dans cette Allemagne qui manque de papier, le spectacle d'un accusé qui présente une vingtaine de certificats attestant une conduite irréprochable et qui consacrent un temps considérable à des milliers de cas absurdes et sans importance tandis que les cas véritablement graves semblent disparaître par quelque trappe secrète."
Enfin, l'épuration touche avant tout l'Allemagne, alors que l’Autriche, qui comptait pourtant son lot de nazis, est relativement épargnée. Aussi la découverte dans les années 1980 du passé peu glorieux d'un de ses présidents, Kurt Waldheim, ancien Waffen SS ayant participé à des massacres en Yougoslavie, constitue un véritable électrochoc.


Exceptionnelle caricature de Max Radler parue dans Simplissimus en 1946 (cliquez sur l'image pour l'agrandir): "Le Noir deviendra Blanc, ou la dénazification automatique". La légende sous le dessin indique: "Sautez là-dedans! Que peut-il vous arriver, vous les moutons noirs de la maison brune! Vous serez réhabilités sans douleur. Nous le savons: vous ne serez pas impliqués! (Les coupables se sont toujours les autres) Admirez la transformation immédiate du Mal en Bien. Ici vous pouvez le voir en noir et blanc."
Après être passés dans le "dénazificateur" sous l'oeil des forces d'occupation, les moutons de la maison brune ressortent blanchis avant d'être adoubés par le gouvernement de Bavière et les représentants de l'Eglise installés dans une chaire. Au dessus d'eux, une banderole annonce: "Il y aura plus de joie pour un pécheur repenti que pour dix justes." [Cliquez sur l'image pour l'agrandir]



* Recyclage des anciens nazis.
La guerre froide naissante clôt prématurément les poursuites et permet la réinsertion de nombreux Allemands compromis.
Dans la zone soviétique, les nouveaux dirigeants recrutent savants et anciens responsables nazis dont certains se reconvertissent dans le nouveau régime est-allemand.
Dans le camp occidental, le secrétaire d’Etat américain Byrnes affirme lors d’un déplacement à Stuttgart en 1946, que la période répressive de la dénazification doit s’achever. Une loi d’amnistie votée en 1949 en Allemagne Fédérale, complétée par une seconde loi en 1954, prescrit tous les délits inférieurs à 3 ans liés à l’appartenance au nazisme.
C'est que, dans la lutte contre le communisme, il s'agit désormais de faire du nouvel Etat un allié sûr dans la lutte contre l'ogre soviétique. Or, si la renaissance de la vie politique permet l'émergence d'un personnel politique nouveau et non compromis, nombre d'anciens nazis parviennent à "rebondir". (2)
De nombreux scientifiques ayant collaboré avec les nazis réussissent facilement à se recycler à l'instar de l'ingénieur en astronautique Wernher von Braun, concepteur pour les nazis des fusées V2. Récupéré par les services secrets américains à la fin de la guerre, il devient un des principaux dirigeants de la NASA pour laquelle il participe à la conception de la fusée Saturne V qui conduit les premiers hommes sur la lune en 1969.
Ce nouveau contexte permettra même à d'anciens criminels de guerre d'échapper aux poursuites. Ainsi, Heinz Lammerding, général commandant de la division SS Das Reich condamné à mort par contumace pour les pendaisons de Tulle et le massacre d'Oradour sur Glane les 9 et 10 juin 1944, poursuit une carrière d'entrepreneur à Düsseldorf la paix revenue. Il meurt en 1971 sans jamais avoir été extradé.


Wernher von Braun, créateur des fusées V2 qui bombardèrent Londres, catapulté par les américains directeur de leurs recherches spatiales.


* Les réseaux d'exfiltration.
Le cas Lammerding reste une exception puisque les plus compromis des nazis sont jugés ou contraints de s’éloigner discrètement vers des refuges sûrs (l’Amérique latine, le Moyen Orient) à l'issue de la guerre. Pour ce faire, ils profitent de la situation chaotique de l'Europe en 1945, tout en bénéficiant de complicités.
Le sas de sortie se situe en Italie. Profitant du chaos ambiant, nombre de nazis s'y rendent en passant par les Alpes (par le Tyrol sud puis le Haut-Adige via le col de Brenner, régions restées sentimentalement proche des régimes fascistes) où ils savent pouvoir compter sur de nombreuses complicités ou négligences . Plusieurs réseaux d'exfiltration permettent alors aux criminels de guerre nazis de fuir le vieux continent.
Parmi les mieux connues et les plus importantes, citons:

1. Mgr Hudal.
Profondément anticommuniste et adepte du national-socialisme, l’évêque catholique Alois Hudal, recteur d’un séminaire pour prêtres autrichiens et allemands à Rome, permet à de nombreux criminels de guerre nazis de s'échapper. (3)
Dans une lettre adressée au dictateur argentin Juan Peron en août 1948, Mgr Hudal écrit:
"(...) Ma conscience d'évêque et de patriote me pousse à soumettre à l'extraordinaire bienveillance de votre Excellence la proposition respectueuse d'accorder volontairement et généreusement, à titre exceptionnel, un quota spécial de 5 000 visas [...] à des réfugiés autrichiens et allemands qui ont particulièrement souffert de la période de l'après-guerre et qui sont recommandés par leurs évêques.[...]
Alors que beaucoup de gens, souvent munis de papiers douteux, continuent à quitter l'Europe aux frais de l'IRO [Organisation internationale des réfugiés], on en refuse le droit à nos pauvres officiers et soldats, malgré le fait indiscutable que, sans leurs sacrifices, l'Europe que nous voyons aujourd'hui serait sûrement bolchevique.
"

Adolf Eichmann s’échappe à deux reprises de prison et parvient à rallier l'Italie en 1950. Il s'embarque à Gênes pour l’Argentine grâce à un passeport fourni par la Croix Rouge grâce à l’entremise d’un franciscain hongrois, E. Dömöter, curé d’une église de Gênes. Ci -dessus, la déclaration d'authenticité de la fausse carte d'identité au nom de Ricardo Klement.

2. Le père Draganovic.
 La principale filière d’exfiltration se situe  au séminaire San Girolamo degli Illirici à Rome. Dirigé par le père Draganovic, ce réseau de franciscains permet la fuite de nombreux criminels de guerre (4), notamment oustachis (mouvement pro-nazi croate). Disposant de nombreux liens en Autriche, Draganovic prend sous sa coupe les fuyards. L’exfiltration vers le nouveau monde s'effectue à partir du port de Gênes.
« Draganovic se chargeait de toutes les phases de l’opération après que les personnes soient arrivées à Rome, tels que la fourniture de documents italiens et sud-américains, visas, timbres, arrangements pour le voyage par terre ou par mer » affirme un rapport déclassifié des services de renseignement américain de 1950.
Ces derniers sont d'autant mieux informés qu'ils utilisent dès 1947 le réseau de Draganovic pour évacuer d'anciens nazis jugés utiles, introduits clandestinement aux États-Unis par les services spéciaux sous de fausses identités. (5) 
Comment expliquer l'enrôlement des ennemis d'hier par un pays qui se targue de diffuser son modèle démocratique au monde?
Dans le contexte de la guerre froide naissante, le président Truman entend renforcer les services secrets américains. Or, ces derniers partent de zéro et leur connaissance de l’Armée rouge, du NKVD (l’ancêtre du KGB), reste très lacunaire. Les nazis, au contraire, ont espionné les Soviétiques pendant une dizaine d’années et possèdent les informations et informateurs qui font cruellement défauts aux services de renseignement américain en gestation ( National Intelligence Authority et Central Intelligence Group). Cette situation explique l'enrôlement d’anciens (plusieurs dizaines) tortionnaires nazis, spécialisés dans la traque et le renseignement. (6)


Auschwitz, juillet 1944.De gauche à droite, Josef Mengele, Rudolf Hoess et Joseph Kramer. Le premier échappe aux recherches et parvient à se réfugier en Amérique latine en 1949. Le second est livré par les Britanniques aux Polonais qui le jugent , le condamnent à mort et l'exécutent en avril 1947. Quant au dernier, il subit le même sort après avoir été jugé par les Britanniques à Bergen-Belsen en 1945.


* Les refuges des nazis.
Les anciens nazis qui parviennent à fuir l’Europe se réfugient massivement en Amérique latine (7) où ils savent qu’ils ne seront pas inquiétés, à de rares exceptions près.
Par son éloignement, son immensité, le nouveau monde attire de nombreux fuyards qui y bénéficient de l'accueil bienveillant et intéressé de régimes autoritaires. En effet, la prolifération des dictatures d’extrême droite dans le Cône sud permet aux anciens tortionnaires nazis de proposer leur savoir-faire. Spécialistes de la traque et du renseignement, ces hommes se révèlent fort utiles pour traquer les opposants, communistes ou autres.

Ainsi, le leader populiste argentin Juan Peron, fervent admirateur des fascismes européens, encourage, via ses diplomates et officiers de renseignement, les criminels de guerre nazis et fascistes à s’installer dans un pays qui compte déjà une importante colonie allemande (240 000 personnes). Grâce aux passeports fournis par la Croix Rouge Internationale de Gênes et par l’ambassade d’Argentine à Vienne, 60 000 à 80 000 Allemands, Autrichiens, Croates, Lettons trouvent refuge en Argentine dans les dix années qui suivent la Seconde Guerre Mondiale. (8) Beaucoup s’installent dans la province des Misiones à la frontière avec le Paraguay et le Brésil ou au pied des Andes, dans la petite ville de San Carlos de Bariloche, véritable colonie allemande en terre argentine.
 Le Paraguay de Stroessner (1954-1989), le Chili de Pinochet (1973-1990), la Bolivie de Banzer constituent autant de destinations très prisées. Jusqu’à son extradition vers la France en 1983, Klaus Barbie, chef de la gestapo lyonnaise et tortionnaire de Jean Moulin, met ses compétences de bourreau au service des dictateurs boliviens Barrientos (1964-1971), puis Banzer (1971-1978).
 Autre exemple, l'ancien SS Paul Schaefer fonde en 1966 la communauté Dignidad  sur le versant chilien des Andes. Un camp retranché y abrite, jusqu'à son démantèlement, de nombreux fuyards et sert de  centre d’entraînement aux militaires chiliens et à la DINA (les sinistres services de renseignement chilien en charge du plan Condor).
La plupart des nazis coulent des jours paisibles dans leurs nouvelles patries, se cachant à peine. Mengele, le médecin sadique d'Auschwitz est dans l’annuaire ! Il meurt de noyade au Brésil, après des séjours en Argentine et au Paraguay, sans jamais avoir été inquiété par la justice.



L'importante communauté allemande de Bariloche ne mégote pas son soutien au nazisme comme le prouve cette vieille photographie.

* L'Allemagne et ses mémoires.

Deux mémoires de la guerre se sont affrontées en raison de la séparation de l'Allemagne en deux Etats au cours de la guerre froide.
Au sortir du conflit, en RFA, un grand nombre d'Allemands se considèrent avant tout comme des victimes de la guerre et tentent de refouler le souvenir du IIIème Reich.  Ils reportent ainsi la responsabilité des exactions commises sur les SS et le régime nazi. Il paraît alors essentiel de «supprimer» les traces d'un passé honteux auquel il est difficile de se confronter (des synagogues endommagées sont détruites dans l'urgence).
Dès la création de la RDA (1949), les autorités est-allemandes rejettent sur la RFA l'héritage nazi,  exonérant du même coup les populations est-allemandes de toute compromission avec l'ancien régime. Si bien qu'en dépit d'une dénazification plus radicale qu'à l'ouest, le travail de mémoire y est inexistant jusqu'à la chute du régime.

Une relance de la dénazification en RFA est perceptible à partir de la fin des années 1950. Les attaques incessantes de la RDA dénonçant la réintégration d'anciens nazis à des postes de responsabilité, l'arrivée à l'âge adulte des enfants du baby boom, le retentissement exceptionnel du procès Eichmann en 1961 contribuent à cette relance des recherches de criminels.
La création en 1958 d'un Office central d'investigation sur les crimes nazis à Ludwigsburg permet en outre de poursuivre  de nombreux individus parvenus jusque là à passer inaperçus. (9)
Cette relance du processus de dénazification doit aussi beaucoup à la ténacité de « chasseurs de nazis », isolés et longtemps incompris, comme Simon Wiesenthal ou les époux Klarsfeld. Survivant du camp de Mauthausen,  le premier, épaulé par des volontaires, réunit documentation, témoignages, preuves et constitue des dossiers sur les responsables de crimes de masse dans le cadre du centre d’information et de documentation sur les criminels nazis qu’il fonde à Vienne (centre Wiesenthal aujourd’hui).

Beate et Serge Klarsfeld comprennent que le scandale constitue un bon moyen de pression. Ainsi, en 1968, Beate s'en prend à Kurt Kiesinger, le chancelier ouest allemand élu en 1966 (voir note 2). En plein Bundestag, elle hurle « Kiesinger, nazi ! » et parvient même à le gifler lors d’un congrès de la CDU à Berlin. La découverte du parcours d'ancien nazi du dirigeant ouest-allemand met un terme rapide à sa carrière politique.(10)
Leurs démarches insistantes conduisent en outre à faire modifier les procédures d’extradition des criminels de guerre nazis et jouent un rôle essentiel dans la tenue des procès de Klaus Barbie (que Beate est parvenue à localiser en Bolivie dès 1971), Paul Touvier, Maurice Papon.


Beate Klarsfeld appréhendée après avoir giflé le chancelier allemand Kurt George Kiesinger lors d'une réunion le 7 novembre 1968.


Au cours des années 1970, la volonté politique du chancelier ouest-allemand Willy Brandt (geste de repentance officiel devant le mémorial des combattants du ghetto de Varsovie en 1970), les travaux d'une nouvelle génération d'historiens mettant en évidence l'implication de larges secteurs de la société allemande dans le fonctionnement du régime national-socialiste, le succès de la série télévisée Holocaust permettent véritablement aux Allemands de l'ouest de se confronter à leur passé en levant les silences entretenus sur ce sujet.


La question du nazisme et de la responsabilité individuelle et collective reste aujourd'hui très présente dans la vie publique et intellectuelle allemande. Si il existe un consensus général sur l'exigence d'un devoir de mémoire envers les victimes de la Shoah, c'est désormais le sort des victimes allemandes de la guerre (civiles et militaires) qui alimente encore les controverses. Ces débats récurrents attestent en tout cas de l'attachement de la société allemande à la démocratie et sa condamnation sans retour du nazisme.




* SS in Uruguay.
Alors dans le creux de la vague, Serge Gainsbourg sort en 1975 Rock Around the Bunker, sorte de concept-album autour du thème de l'Allemagne nazie. Sur fond de rock rétro, le chanteur enchaîne les jeux de mots légers, et pas toujours très inspirés. Avec le morceau SS in Uruguay, Gainsbourg adopte le point de vue d'un SS réfugié en Amérique Latine après la seconde guerre mondiale. La chanson ironise sur les membres de la Schutzstaffel (SS) ayant trouvé refuge en Amérique latine après la Seconde Guerre mondiale. L'accent espagnol forcé permet d'enchaîner les rimes ridicules en "aie" ( Il y a des couillones / Qui parlent d'extraditione). Le décalage est bien sûr de rigueur.


Eichmann dans la région de Tucuman (Argentine) en 1955. Le Mossad enlève Adolf Eichmann à Buenos Aires en 1960. Jugé à Jérusalem en 1961, il est pendu en 1962.



Notes: 
1. Persilscheine = certificat de "blancheur Persil" qui font passer du brun des nazis au blanc de l'innocence.
2. Konrad Adenauer a pour proche conseiller Hans Globke, juriste ayant participé à la rédaction des Lois de Nuremberg. Malgré la campagne organisée contre lui par la RDA, le chancelier ouest-allemand refusa toujours de s'en séparer. 
La grande popularité dont jouit Albert Speer (véritable "musée vivant du nazisme") après sa sortie de prison en 1966 et l’accession au poste de chancelier de Kurt George Kiesinger, ancien responsable de la propagande radiophonique du Reich, couronnent ce processus de réhabilitation.
3. Parmi d'autres, Franz Stangl, commandant de Treblinka, Gustav Wagner, commandant de Sobibor, Alois Brunner, responsable du camp d’internement de Drancy, Adolf Eichman. Hudal utilise en particulier sa position pour fournir des papiers d’identité falsifiés délivrés par l’organisation du Vatican pour les réfugiés (Commissione Pontificia d’Assistenza). Ces documents s'avèrent essentiels pour obtenir un passeport de personne déplacée délivré par la Croix rouge internationale avant l'acquisition d'un visa, indispensable pour fuir. 
4. Ce recyclage est connu sous le nom de ratline ("la piste des rats").
5.  Les Américains se débarrassent de cette manière d'un Barbie devenu gênant (car recherché activement par la France et jugé peu utile par les services secrets). Grâce à un sauf-conduit provisoire au nom de Klaus Altmann délivré par les Américains, le "boucher de Lyon" parvient à quitter l’Allemagne. A Gênes, il bénéficie de l’aide du père Draganovic et s’embarque pour l’Amérique latine en 1951.
De même, Josef Mengele, médecin SS d’Auschwitz et auteur d’expériences médicales épouvantables sur les prisonniers du camp, Gerhardt Bohne, chargé d’organiser la politique eugéniste du IIIème Reich par Hitler, Ante Pavelitch, criminel de guerre croate, quittent l’Europe grâce à ces filières.
6.  Ainsi, le général Reinhard Gehlen qui a dirigé l’Abwehr (le service de renseignement de l’armée allemande) sur le front de l’est, met son organisation au service des EU dès juillet 1945. En remerciement de ses talents, il devint le chef du BND, les services de renseignements ouest-allemands, jusqu'en 1968. Dans les réseaux de Gelhen se trouvent d’anciens SS et gestapistes tels que le capitaine Emil Augsburg, expert du monde communiste, recherché pour crime de guerre en Pologne. Il travaille pour l’US Army de 1947 à 1956, puis pour les services secrets de l’Allemagne de l’ouest (BND) jusqu’en 1966.
C'est encore le cas du major SS Wilhelm Höttl, responsable de la déportation de 440 000 juifs hongrois vers Auschwitz. Arrêté par les Américains en 1945, il doit à sa libération en 1947 à sa grande connaissance du communisme de l’Europe de l’est. Il rejoint alors le bureau du CIG de Vienne, avant d’être recruté par la CIA. 

Enfin, Klaus Barbie intègre le CIG en 1947…
7.  L’Amérique Latine n’est pas le seul refuge possible. Alois Brunner, responsable du camp de Drancy, condamné par contumace à perpétuité pour crime contre l’humanité, vécut en Syrie. L’Espagne franquiste accueille Louis Darquier de Pellepoix, le commissaire aux questions juives du gouvernement de Vichy. Otto Skorzeny, véritable héros du régime après avoir délivré Mussolini capturé par les partisans italiens, loue ses services militaires au caudillo.
Enfin d’anciens nazis ou complices parviennent à se cacher ou à se recycler dans leurs pays « d’exercice ». Paul Touvier, chef de la milice de Lyon, condamné à mort par contumace en 1945 et 1947, réussit à échapper à la justice jusqu’en 1989, profitant d’un soutien dans les milieux catholiques intégristes qui lui ouvrent leurs couvents. 
8. dont Eichmann, Mengele, l'assassin des fosses Adréatines Erich Priebke, Klaus Barbie, le führer croate Ante Pavelic, le « boucher de Riga »…
9. Au cours des années 1960 et 1970, de longs procès aboutissent:
- Entre octobre 1963 et août 1965, 20 criminels de guerre ayant sévi à Auschwitz sont jugés à Francfort. - Entre 1975 et 1981, neuf anciens gardiens du camp d'extermination de Maïdanek répondent de leurs actes devant le tribunal de Düsseldorf.
- Le procès de Cologne en 1979 aboutit à la condamnation de Lischka, Hagen et Heinrichsohn, trois hauts responsables de la déportation juive en France.
 10. Willy Brandt, authentique résistant au nazisme, l’emporte aux élections de 1969.



Serge Gainsbourg: "SS in Uruguay" (1975)
 
SS in Uruguay, sous un chapeau de paille,
Je siffle un jus de papaye, avec paille,
SS in Uruguay, sous le soleil du rail,
Les souvenirs m'assaillent, aie aie aie,
Il y a des couillonnes, qui parlent d'extraditionne,
Mais pour moi pas questionne de payer l'additionne.
SS in Uruguay, je n'étais qu'un homme de paille,
Mais je crains des représailles ou que j'aille,
SS in Uruguay, sous un chapeau de paille,
Je siffle un jus de papaye, avec paille,
SS in Uruguay, j'ai gardé de mes batailles,
Croix gammée et médailles en émail
Et toujours ces couillonnes, qui parlent d'extraditionne,
Mais pour moi pas questionne de payer l'additionne.
SS in Uruguay, J'ai ici de la canaille,
Qui m'obeit au doigt, Heil !, et à l'oeil.


 

Sources:
-
Marie Bénédicte Vincent: "La dénazification", Perrin, Tempus.
- Le Patriote résistant n°844, juillet-août 2010, Jean-Luc Bellanger: "Comment de nombreux criminels nazis ont pu quitter l'Europe après 1945."
- ResistansS.be: "Nazis et Amérique du sud".
- Jacques Serieys : «Alfred Stroessner, cas type du général pro-américain de culture fasciste».
- Gérard Devienne : « Les nazis de la Pampa», L’Humanité, du 5 mai 1998.
- Article consacré à la dénazification sur le blog de R. Tribouilloy.

- Le devoir de mémoire en Allemagne.
- Manuel d'histoire franco-allemand Terminales L/ES/S. Sous la direction de Peter Geiss et Guillaume Le Quintrec.

Liens:
- Arte.tv.fr: "Klaus Barbie: la cavale".
- L'Humanité: "Les nazis de la Pampa".
- Critique de l'album rock around the bunker (1975) dont est issu la chanson SS in Uruguay.
- Le site très sûr de Dominique Natanson: "Que sont-ils devenus? Le sort de 1.386 criminels nazis, complices et collaborateurs."

mercredi 14 septembre 2011

245. L'Angleterre en crise (2) : retour sur les émeutes d'août 2011.




Comme Aug l'avait annoncé dans son précédent post sur le NHS nous ouvrons sur nos blogs un dossier consacré à "L'Angleterre en crise". S'ajoute aujourd'hui une rétrospective des émeutes qui éclatèrent entre les 6 et 11 août 2011 Outre-Manche. Bien sûr, nous vous proposons de la parcourir en musique. Aug et moi avons sélectionné quelques titres qui nous semblent faire écho aux évènements. Nous vous les présentons comme un fil rouge, avec un clip et quelques extraits des paroles pour éclairer notre choix. Vous pouvez retrouver notre sélection, en playlist, à la fin de ce post.

Bonne lecture, Bonne écoute !

Les diversions opérées par les lourds dilemmes du mariage princier (une robe classique? moderne? non une robe signée A. Mac Queen !) n'avaient pas plus de quelques mois que déjà les émeutes londoniennes éclataient. A la faveur de cette explosion de violences urbaines, la capitale anglaise, encensée pour son dynamisme économique, son multiculturalisme, la puissance de son quartier d'affaire et qui accueillera les JO de 2012, a révélé son côté obscur. D'autres grandes villes du pays (Bristol, Birmingahm, Liverpool, Manchester) ont connu, dans la foulée des épisodes violents. Ce moment traumatique, relativement court mais très intense, est venu s'ajouter au scandale des écoutes téléphoniques dans lequel le conseiller en communication de David Cameron est très impliqué alors que s'abattait sur le pays une politique de coupes budgétaires extrêmement sévère.


En un temps record, on passe sans transition de la "Big Society"[1] à la "Broken Society"[2] et certains entendent durant ces quelques jours où la quiétude nationale est mise à mal, sonner le tocsin pour l'équipe de David Cameron. C'est sans compter sur les capacités des conservateurs à utiliser les évènements pour déployer un arsenal répressif impitoyable qui leur permet de se remettre en selle immédiatement et de renvoyer de la lumière à l'ombre la plus noire cette partie de la société britannique, placée temporairement sous les feux des caméras, qu'il faut dissimuler comme une maladie honteuse ou couper comme un membre gangrené.


* Le D-DAY : la mort de Mark Duggan enflamme Tottenham.

Le 4 août 2011 à 18h15, Mark Duggan, résident de Tottenham au Nord-Est de Londres, âgé de 29 ans, et père de 4 enfants, trouve la mort à l'arrière d'un taxi qui le ramenait à son domicile. Il fait l'objet d'une surveillance de la part de la section Trident, division spécialisé dans les crimes avec armes de la police métropolitaine de Londres. Décrit comme un homme responsable et attaché à ses enfants par ses proches, l'individu est aussi soupçonné de fréquenter les gangs armés du coin et de participer à des actes criminels (trafic de drogues, tabassages violents) qui rythment les face à face entre les bandes de ces quartiers. (Gang N17 Farm, Broadwater Farm Posse and Tottenham Mandem).


C'est dans le cadre de cette filature que Duggan décède d'une balle tirée en pleine poitrine. On retrouve une arme en sa possession qui présente deux particularités : elle est dissimulée dans une chaussette et ses balles ont été trafiquées de façon à en accentuer les effets. Les premiers éléments livrés par la police et relayés par la presse (qui devront rétropédaler quelques jours plus tard sans trop de problème de conscience toutefois[3]) font état de plusieurs coups de feu et laissent entendre que Duggan aurait ouvert les hostilités en premier. Pour étayer cette hypothèse la police et la presse évoquent la présence d'une balle encastrée dans une des radios de la police.

Le 6 août, un cortège se forme pour relier Broadwater Farm au commissariat de Tottenham, emmené par la famille de la victime qui réclame des éclaircissements sur la mort de leur proche jugée suspecte. Duggan se savait filé et l'a téléphoné à sa compagne depuis le taxi qui le ramenait chez lui En marge du rassemblement plusieurs véhicules de police sont incendiés. Dans le cadre d'une procédure assez habituelle, l'examen des circonstances de la mort de Duggan a entre temps été confié à l'IPCC (équivalent de l'IGS), institution peu crédible aux yeux de la famille.


Les émeutes débutent donc le 6 au soir et se poursuivent à Londres jusqu'au 10 août. La capitale n'a pas connu cela depuis 85 (Brixton/Broadwater Farm).
En l'espace de quelques jours "riots", "hoodies" et "looting" deviennent les 3 mots les plus utilisés de la langue de Shakespeare. "Riots" il y a, et dans différents quartiers de Londres d'ailleurs durant ces 4 jours. Du Nord (Enfield, Tottenham, Hackney, Camden) au Sud (Brixton, Lewisham), à l'est (Bethnal Green) et à l'ouest (Ealing). Malgré quelques tentatives pour les déplacer vers le centre ville londonien autour du temple de la consommation d'Oxford Street, les barricades de poubelles et les affrontements avec la police restent confinés à la banlieue. Ces nuits d'affrontements s'accompagnent de pillages en règle ("looting"), les émeutiers étant parfois décris comme des nuées de fourmis investissant qui une rue qui un centre commercial pour faire main basse sur des vêtements de sport, et surtout sur du matériel électronique (écrans plats, téléphones portables etc). Le pillage est organisé par le biais des messages Blackberry des jeunes "hoodies" qui leur assure une mobilité et une efficacité redoutables. L'uniforme du pillard est un sweat-shirt à capuche (hoodie) et un foulard dissimulant le visage.

Géographie des émeutes (source : The economist 13-19 août 2011)


La population londonienne qui a parfois bonne mémoire, abasourdie dans les premiers jours de confrontation, porte immédiatement un regard inquiet vers les villes potentiellement sensibles du pays; On pense en particulier à Liverpool secouée par d'importantes émeutes dans un de ses faubourgs en 1985 (Toxteh). En effet, d'autres cités anglaises ne tardent pas à emboîter le pas à la capitale : Birmingham (au coeur de la grande conurbation des Midlands), Manchester et Salford (sa banlieue ouest), peu éloignées de Liverpool.

Au prix d'un déploiement policier considérable dans la capitale, mais aussi d'autres procédures parfois assez particulières (voir les pratiques utilisées par la presse et la police pour identifier les émeutiers et autres appels à la délation), les choses rentrent dans l'ordre entre le 10 et le 11 août. Hormis Mark Duggan, d'autres personnes ont perdu la vie : 3 jeunes de Birmingham percutés par une voiture alors qu'ils protégeaient la station service de leur quartier, un londonien de 68 ans qui tentait d'éteindre un feu de poubelle à Ealing meurt également des suites d'un coma provoqué par des coups à la tête.

Les dégâts matériels sont considérables, beaucoup de voitures et de bâtiments incendiés (stock Sony), de vitrines brisées, de magasins dévalisés. Mais après quelques jours de gueule de bois, la main va passer dans l'autre camp.

Wu Lyf : "Dirt" (2011)



NB : le clip présente un montage en partie issu des manifestations étudiantes contre la hausse des droits d'inscription en novembre dernier.

"The fire starts, Can you hear the sound?, Of the kids all calling',I won't hold this crown" ("L'incendie commence, peux tu entendre l'appel des jeunes qui disent "je ne porterai pas cette couronne"?")

Pulp : "Joyriders" (1994)



NB : ce titre a créée le buzz au festival de Reading fin août car J. Cocker chanteur de Pulp l'a dédié aux émeutiers.

"We like driving on a Saturday night, Past the Leisure Centre, left at the lights. We don't look for trouble but if it comes we don't run. Looking out for trouble is what we call fun." ("On aime conduire le samedi soir, après le centre de loisirs, à gauche du feu, on ne cherche pas les ennuis, mais quand ils arrivent on ne s'enfuit pas, rechercher les ennuis c'est ce qui nous amuse".)

Kings of Convenience : "Riot on an empty street" (2004)



"My life (love), it's a riot, I am climbing barricades in empty streets at night[...]it's a dangerous game, it's a very fine line and if one step is wrong, I have no cards to play and that's why, I've got nothing to say tonight" ("Ma vie (amour), c'est une émeute, j'escalade des barricades dans des rues vides la nuit. [...] C'est un jeu dangereux, c'est une ligne très fine, et si tu fais un pas de travers...,je n'ai pas de carte en main et c'est pour cela que je n'ai rein à dire ce soir")

* The Day After : retour de flammes.

- La police et les émeutes.

La police fut la première à devoir monter au front face aux émeutiers. Tâche compliquée à plusieurs titres. Les relations police/jeunes/population de Broadwater Farm/Tottenham sont envenimées par un lourd passif. En 1985, le quartier était déjà en proie aux émeutes suite au décès de Cynthia Jarret d'une crise cardiaque durant une perquisition de la police à son domicile. Jugée suspecte par la communauté du quartier, le décès de cette femme provoque une flambée de violence qui aboutira au lynchage d'un policier, Keith Blakelok par un groupe d'hommes dans l'enceinte de la cité.

Les environs de Broadwater Farm
au moment des émeutes de 85.
[source : the first post févreir 2010]

Et puis, paradoxalement, alors que la police semble avoir de plus en plus de mal à faire régner le calme dans ces quartiers difficiles du Grand Londres, la population, elle, évoque son ras-le bol, son sentiment d'être harcelée par les contrôles policiers. Au compteur, 333 décès depuis 1998 ont été enregistrés lors de gardes à vue par la police, aucune condamnation ne s'en est suivie, ce qui explique la défiance de l'entourage de Mark Duggan à l'égard de l'IPCC précédemment évoquée. Un militant associatif de quartier déclarait même au Guardian qu’il avait déjà fait une vingtaine de marches reliant Broadwater Farm au commissariat depuis 1985 [4]. La question n'est pas prête de se régler puisque le premier ministre, jusqu'à aujourd'hui et malgré des demandes répétées en particulier d'E. Milliband, leader de l'opposition, se refuse à nommer une commission d’enquête indépendante.

Les premiers soirs la police fut véritablement débordée par les émeutiers, et l'objet de vives critiques. Au retour de Cameron au 10 Downing Street, la mobilisation des forces de l'ordre dans la capitale fut sans doute décisive : déploiement de renforts, annulation des vacances assurent une reprise en main du terrain. Le premier ministre leur demande même d'utiliser les canons à eaux (ce que les flics ne font pas estimant la stratégie inadapté) et les balles en caoutchouc, voire de mettre en place un couvre feu. C'est alors que les langues se délient et, que des rangs de la police, s'échappent un certain nombre de critiques sur les coupes budgétaires qui expliqueraient l'incapacité des forces de l'ordre à maîtriser la situation. Bon nombre de députés et d'hommes politiques (dont l'inénarrable B. Johnson, maire de la capitale) se rangent volontiers derrière ces arguments et font bloc avec la police déjà passablement secouée par la démission du directeur de Scotland Yard dans le cadre du scandale des écoutes, le 17 juillet 2011.




- les anglais face aux émeutes.

Les émeutes s'étant accompagnées de pillage et de barricades, d'incendies de voitures et de magasins, la vie des habitants des quartiers où elles eurent lieu en fut inévitablement affectée. Le 8 août, un entrepreneur social nommé Dan Thompson lance le "Riot Clean up" sur le réseau de microblogging tweeter. Les réponses sont fulgurantes et le succès quasi immédiat. Des hordes de voisins fédérés par le Hash-tag [5]"Riot clean up" descendent nettoyer les rues à l'aide de leurs balais. Les milices de nettoyage citoyennes se constituent par quartiers.C'est à cette occasion que le maire de Londres, Boris Johnson, toujours fantasque et franchissant sans peine les frontières de la bouffonnerie, décide de prendre la température de la rue. Il se retrouve pris à parti, pour ne pas dire hué par des groupes de citoyens-balayeurs sur Clapham Junction alors qu'il répond aux journalistes. "Where is your broom? Where is your broom?" scandent les habitants du quartier en direction du maire de la ville qui ne se démonte pas, s'empare de celui de son voisin, traverse l'espace qui le sépare de ses détracteurs et leur adresse un discours lyrique devant les caméras sur le thème "vous êtes les vrais londoniens". En attendant, on ne le voit guère mettre la main à la pâte. Selon un timing calé sur celui de Cameron (annonces de vacances interrompues pour tous les deux le 8 août), lui aussi a réagi à retardement et cette séance de communication est bien vide de sens et de solutions politiques.



Ailleurs, loin du regard, on assiste à des gestes moins spectaculaires mais pour le moins chaleureux et touchants de citoyens qui s'entraident pour dépanner les victimes de dégâts matériels (des appartements ont pris feu les deux premières nuits d'émeutes), mettre la main à la pâte et retaper les vitrines des commerçants ou, comme ici, pour simplement témoigner de leur attachement à leur quartier.

"Why we love Peckham?" les habitants du quartier
répondent par une multitude de post-it
(The Guardian 11-08-2011)

Dans un certain nombre de cas, des milices citoyennes de défense se constituent dans les quartiers de Londres (voir vidéo du Guardian ci dessous) ou de Birmingham, avec les risques que ce type d’initiatives comportent toujours : une substitution aux forces en charge du maintien de l'ordre, mettant les protagonistes hors la loi en cas d'action, et une exposition aux violences parfois fatale. Ainsi c'est en protégeant un dépôt d'essence de leur quartier que 3 jeunes pakistanais de Birmingham rencontrent prématurément la mort, percutés par un voiture. L'appel au calme du père d'une des victimes a sans doute permis d'enrayer l'escalade dans une ville où, de surcroît, les tensions communautaires sont importantes, avec la population caribéenne comme l'avaient prouvé les affrontements ethniques de Lozells en 2005.




La nasse mise en place autour des émeutiers par la police, les citoyens et la presse s'est déployée rapidement est redoutable à ce moment là du déroulé des évènements. Fort des images du CCTV [6] la police publie des captures d'écrans des émeutiers. D'autres images des mêmes émeutiers, mais différentes, sont publiées dans la presse avec des appels à l'identification selon la procédure désormais bien rodée du "Name and Shame" [7]. Des sites, (blogs, pages facebook) mettent en ligne des agrandissements de visages et invitent ceux qui le veulent et le peuvent à identifier les visages. On peut craindre alors d'autres débordements d'autant plus que la vente de bates de base ball flambe sur le site amazon uk, laissant présager des actions incontrôlables de citoyens armés.[8]



- la justice et la presse face aux émeutes.

Résultats de l'enquête
du Guardian (16/08/2011)
dressant le portrait type de
l'émeutier
et des sentences prononcées
après les 1ères comparutions.
La justice va être quasi immédiatement sollicitée pour gérer au plus vite et au plus sévère les émeutiers interpellés. Les procédures de comparution accélérées (fast-track procedures) et massives font prendre à certaines juridictions des allures d'usines automatisées. Rien que pour Londres quelques 2000 arrestations ont été effectuées en quelques jours, et le 11 août déjà 500 personnes ont comparu devant un tribunal. Evidemment, ces procédures accélérées, que D. Cameron appelait de ses voeux se caractérisent par une extrême sévérité, d'ailleurs soutenue, semble-t-il, par l'opinion britannique (un sondage du Guardian daté du 23 août et effectué par ICM Research sur 1004 personnes, montre que 70% d'entre elles sont favorables à des peines plus lourdes que la normale pour les émeutiers). Ainsi, Jordan Blackshaw (20 ans) et Perry Sutcliffe-Keenan ont été condamnés à 4 ans de prison pour avoir inciter aux émeutes via Facebook (le magasin qu'il suggérait pour cible n'ayant pourtant fait l'objet d'aucune attaque) dans leur comté du Cheschire, proche de Manchester. Une enquête menée par le journal The Guardian sur un échantillon de 100 émeutiers interpellés et passés en procédure rapide montre qu'ils ont écopé de peine de prisons plus longues d'environ 25% à ce qu'elles sont habituellement pour des faits similaires[9]. L'engorgement des tribunaux risque d'ailleurs de perdurer car les cas étant jugés à la va-vite, beaucoup d'interpellés vont sans doute faire appel des peines prononcées qu'ils jugent abusives.

Les avocats sont excédés par leur ryhtme de travail, les commissariats explosent avec quelques 2000 jeunes maintenus en garde à vue et la population des prisons britanniques bat de son côté un nouveau record avec plus de 86 000 détenus. La situation devenant absolument intenable pour la plupart des institutions, on assiste 3 semaines après les faits à des règlements de compte verbaux entre les différentes parties prenantes dans la mise en oeuvre de la répression à l'image des joutes verbales par voie de presse interposée opposant les magistrats et le directeur des établissements carcéraux britanniques taxant de populiste l'attitude adoptée par l'institution judiciaire.

La presse, de son côté, a relayé une multitude d'analyses et d'avis sur ce qui s'est passé à Londres début août. Ils n'étaient pas toujours très éclairés, il faut l'avouer. Nous ne nous attarderons donc pas sur les sorties peu clairvoyantes de certains concernant la mauvaise influence des jeux vidéos et du rap sur les émeutiers. Il est peu être plus intéressant d'en relever deux autres qui convergent bien que placées à l'opposé sur l'échiquier politique. Le premier vient de Peter Oborne, le second de Naomi Klein. Ce dernier est l’éditorialiste politique d'un des quotidiens les plus conservateurs du pays "The Telegraph". Il signait le 11 août, un edito cinglant intitulé "The moral decay of our society is as bad at the top as the bottom"[10]. Le 16 août, dans le journal de la gauche américaine "The Nation" Naomi Klein, située aux antipodes d'Oborne sur l'échiquier politique proposait à son tour un point de vue sur les émeutes. Parmi les arguments opposés à ceux qui n’ont vu dans les émeutiers que de jeunes criminels avides de gains rapides, Naomi Klein avance le même que son confrère du Telegraph à savoir que le pillage de nuit (celui des émeutiers) n’est pas franchement plus indécent que le pillage de jour (celui des banquiers et traders, et des puissants en général)[11]. Tous deux conviennent qu’il est fort difficile de donner des leçons de moralité à une population empêtrée dans une pauvreté grandissante alors que d’autres se remplissent les poches en spéculant de façon hasardeuse et nocive pour l’économie mondiale, alors même que le gouvernement britannique, et Cameron, plus que tout autre, se retrouve éclaboussé par le scandale des écoutes téléphoniques.

Ces deux voix singulières mises à part, la presse s’en est tenue à des positions finalement assez unanimes : du factuel, énormément de sensationnel illustré par des parcours individuels (l’identification de la femme sautant de l’immeuble en flamme, à celle qui est descendue s’opposer aux émeutiers toute seule dans la rue), beaucoup de jugements moraux (sur la crise de l’autorité parentale, l’école, le caractère foncièrement criminel des émeutiers etc)…Quelques tentatives d’analyses furent publiées (en particulier dans The Guardian par des sociologues, par exemple) mais furent très vite court-circuitées par le discours ultra sécuritaire et répressif qui a envahi les médias dès la fin des échauffourées. La presse, globalement, fut indigente en matière de réflexion de fond.

Hoodies en action et l'héroine qui saute de son immeuble
en flammes à Croydon identifié comme Monika Konczyk.



- Les politiques et les émeutes.
David Cameron semble s'être spécialisé dans le retour de l'étranger en catastrophe (déjà, à la mi-juillet, il écourte sa présence en République Sud Africaine pour rentrer à Londres au moment de la démission du directeur de Scotland Yard). Son discours est sans équivoque. Il prône la "tolérance zéro", appelle les forces de l'ordre à utiliser les canons et les matraques. Son discours de fermeté ressassant l'annonce d'une répression sans faille et immédiate (knee-jerk) est mis en œuvre par Theresa May, sa ministre de l'intérieur.
Il n'y a pas que les comparutions immédiates qui structurent le dispositif punitif : en effet, celui-ci s'accompagne de la possibilité d'évincer les familles des émeutiers de leurs logements sociaux et de les priver de leurs allocations. David Cameron convoque le Parlement en session extraordinaire pour le jeudi 11 août. IL y tient le discours attendu des Tories : les émeutiers sont des pillards, criminels et casseurs, prompts à semer le désordre, et à terroriser les honnêtes gens. Il ne sont animés d'aucune conviction politique, doivent assumer leurs comportements donc payer pour leurs crimes. Ils doivent également être exclus des aides que leur verse l'état puisqu'ils détruisent le bien public. Cameron attribue ces déchaînements de violence des jeunes anglais à l'effondrement moral de la société britannique, à la crise de l'autorité parentale, au manque de discipline à l'école etc... Il finit par admettre que parmi les familles de ces jeunes, il y a bien des gens très démunis, qui incarnent une sorte de "broken society". Pour les sortir de l'impasse où ils se sont enfermés, il faut les mettre au travail. Pour cela il annonce qu'il fera appel à l'association caritative privée A4E (Action for Employement) de la très fortunée Emma Harrison, jugée plus efficace que l'action de l'état, trop bureaucratique, qui a déjà mené des actions d'aide aux familles en difficulté dans des zones pilotes. Son action pourrait être complétée par un service civil citoyen pour les jeunes (16 août).

Rappelons qu'en mai 2010, le parti de David Cameron n'obtient pas la majorité au Parlement. Les élections générales ne donnent naissance qu'à un hung Parliament (littéralement parlement pendu,dans lequel les Tories ont 306 des 646 sièges). Depuis mai 2011, Cameron est donc le premier ministre d'un gouvernement de coalition formé avec les libéraux démocrates de Nick Clegg qui en est le vice-premier ministre. Les deux composantes de la coalition partagent globalement le diagnostic sur les émeutes. Les libéraux démocrates, toutefois, appellent de leur voeux des mesures alternatives à l'emprisonnement sous forme de travaux d’intérêt général dans les quartiers où les émeutiers ont sévi car disent-ils : "People convicted of crimes last week should have to look their victims in the eye".[12]

Du côté des travaillistes du Labour, le positionnement est périlleux. Il faut à la fois tenir une ligne de conduite ferme face aux émeutiers pour ne pas se couper de l'opinion bien travaillée par la presse, tout en n'occultant pas le lien entre le pillage et la pauvreté qui permet d'imputer la responsabilité profonde des émeutes aux coupes budgétaires qui accompagnent le projet de Big Society des conservateurs. Bien sûr, Anthony Blair, ne manque pas d'ajouter sa voie au concert des discours politiques qui jaillissent dans les jours qui suivent le retour au calme. Il livre une analyse très personnelle visant essentiellement à défendre son bilan, tacler Gordon Brown pour n'avoir pas poursuivi sa politique et disqualifier Cameron.[13]

The Clash :"Police on my back" (1980)


"Well I'm running, police on my back, I've been hiding, police on my back, There was a shooting, police on my back, And the victim well he wont come back" ("Bon, je cours j'ai la police à mes trousses, je me suis caché, j'ai la police sur le dos, il y a eu un coup de feu, et la victime, et bien il ne reviendra pas")

The Clash "I fought the law" (1979)



" Robbin' people with a six-gun, I fought the law and the law won [x2], I lost my girl and I lost my fun, I fought the law and the law won [x2]" ("Voler les gens avec un six coup, j'ai affronté la loi et elle a gagné, j'ai perdu ma femme et mes amusements, j'ai affronté la loi et la loi a gagné.")

Arctic Monkeys "Riot Van " (2006)


"So up rolls a riot van, And sparks excitement in the boys, But the policemen look annoyed, Perhaps these are ones they should avoid, Got a chase last night, From men with truncheons dressed in hats, We didn't do that much wrong, Still ran away though for the laugh, Just for the laugh" ("et voilà que déboule le fourgon de la police, l'excitation gagne les garçons, mais les policiers ont l'air ennuyé, peut-être que ce sont ceux qu'ils devraient éviter. Il y a eu une poursuite la nuit dernière, menée par des hommes armés de matraques, on n'avait pas fait grand chose de mal, mais on a courru juste pour se marrer, juste pour se marrer")

* 28 jours plus tard ou presque : quelles perspectives ?


La première chose qui frappe en dépouillant la presse depuis un mois c’est une absence. Dans ce flot médiatique de paroles recueillies autour des émeutes, (celle des politiques, des pop stars, des commerçants, des voisins, des policiers, de quelques travailleurs sociaux-éducatifs), il y a des voix que l’on n’entend jamais ou presque : celles des principaux acteurs des évènements et de leurs familles. C’est malheureusement une constante dans ce genre de cas, parce que c’est une constante en général : les gens de peu ont rarement la parole, on parle pour eux, à la rigueur, on leur prête des intentions, des vices, des incapacités (ce sont des assistés et l’on sait que l’assistanat chez les libéraux peut être assimilé à un "cancer" social[14]), on compatit éventuellement à leur sort, mais compassion n’étant pas forcément compréhension, on les laisse vite retourner à leur marginalité effrayante.

Comment d’ailleurs nommer cette population des pays riches qui se retrouve toujours plus pauvre à mesure qu’une minorité devient de plus en plus scandaleusement opulente ? Parmi eux il y a des jeunes, des adultes, des femmes seules, ils viennent parfois d’ailleurs, certains sont au chômage, d’autres sont des travailleurs pauvres, ou intérimaires. Certains ont un casier, beaucoup n’en ont pas etc.

Le profil type de l’émeutier a bien été dressé à partir notamment des arrestations effectuées [15] : c’est un garçon dans 9 cas sur 10, jeune, et au chômageyoung, poor, unemployed »). 40% d’entre eux vivent dans les quartiers les plus défavorisés du pays. En quoi est-ce surprenant ? Absolument en rien, car cela fait maintenant de nombreuses années que ce constat est établi, tant et si bien qu'il est devenu une sorte de litanie, qui ne dépasse pourtant que très rarement le stade de l'incantation, pouvant permettre de dépasser le constat pour élaborer des questions et des solutions. Que s’est il passé dans la tête de ces jeunes garçons au moment de la mort de Duggan ? Quel fut leur cheminement pour passer à l’acte, ont ils été animés par une simple pulsion prédatrice, une volonté de revanche et sur qui ou sur quoi ? Quelle part dans leur implication porte le collectif ? L’individuel ? Comment mettent-ils, eux, en balance, l'impunité de la police, l'immoralité de la finance mondiale, les compromissions de la classe politique dans les scandales politico-médiatiques et leur quotidien? Peu de personnes leur ont demandé, et la place tenue par les quelques articles qui y ont consenti est très marginale.

Beaucoup de ceux dont les paroles envahissent l'espace public disent qu’aucun discours politique ne les anime, d’autres avancent qu’en soit leur uniforme et leurs codes en sont un.[16] Le sweat à capuche et le bas de pantalon de sport seraient l’antithèse vestimentaire du costume des traders. Pourquoi le pillage et pas la simple casse ou la barricade de rue permettant une affrontement interminable avec la police ? Pourquoi des écrans plats et la boutique T-Mobile ? Quels sont les entrelacements des problématiques de la fracture sociale avec la fracture économique ? Qu'est-ce qui se joue pour ces jeunes dans cette mise à l'écart de sociétés régies par un consumériste tel qu'il est devenu une valeur à part entière?[17] Quelles sont leurs relations avec leurs parents ? Pourquoi présupposer d’ailleurs qu’elles sont forcément marquées du sceau du conflit ou de l’insuffisance, est-ce à dire que chez les parents de la classe moyenne tous les enfants sont parfaitement éduqués et qu’aucun ne s’éloigne du droit chemin ? A quel moment pourra-t-on pour ce qui concerne cette population et leur entourage familial, relationnel, géographique sortir des préjugés et aller leur demander leur version des faits, leur vision des évènements, leur regard sur la société ? Doit-on comprendre, à l’issue de ce énième épisode violent, que de toute façon, leur parole ne vaut rien, (voire « qu’ils parlent mal » ou « ne savent pas parler » comme on l’entend parfois) ou qu’à partir du moment où la faute est commise ils doivent accepter une sentence supplémentaire, celle de leur retour dans l’oubli. R. Huret a écrit de très belles pages sur les habitants les plus pauvres de la Nouvelle Orléans qui après Katrina, alors qu’ils vivaient dans cette ville depuis des années, ont non seulement été criminalisés après avoir tout perdu, mais également réduits au statut de réfugiés dans leur propre ville, comme s’ils venaient d’ailleurs et sans pouvoir dire l’injustice ressentie.[18]

Il y a fort à parier que cette parole ne sera recueillie que par d’obscurs sociologues, dont les travaux bien que nécessaires, professionnels et instructifs, resteront relativement confidentiels pour une opinion abreuvée des frasques des people et des hommes politiques. D’autant plus que d’ici là, le rouleau compresseur sécuritaire des conservateurs se sera abattu sur cette partie de la population britannique qui est déjà la plus mal en point. Dans les mois qui ont précédé les émeutes, une multitude d’articles de presse rendaient compte des dégâts occasionnés par les coupes budgétaires : les municipalités licenciant leurs employés faute de budget, les bibliothèques qui ferment, les associations qui se retrouvent paralysées et étranglées par l’arrêt des subventions étatiques (à l’image de ce que l’on a vu en France pour le Samu Social), les centres de santé et de gériatrie ou ceux d’accueil des handicapés, et des femmes seules alertant des difficultés à venir pour remplir leurs missions. Ce sont les plus fragiles qui sont frappés et ce qui maintient le lien social qui est affecté.
Dans les jours qui ont suivi, que lit-on ? Que la mère de cet émeutier est expulsée de son logement, que les parents de celui-ci perdront leurs allocations, que les peines prononcées contre les pillards sont sans comparaison avec la justice commune, que le secrétaire d’état à l’éducation veut des maitres et non des maîtresses dans les écoles [19] et aussi des forces de l’ordre parce que l’autorité s’incarne exclusivement dans le genre masculin.
Presque un mois plus tard, ce que l’on observe est ce que l’on observait déjà lors des émeutes précédentes en Angleterre, mais aussi en France, une réponse quasi uniquement répressive à la désespérance et à l’appauvrissement d’une partie de la société qui se retrouve à nouveau assommée et bâillonnée. Un discours factice de prise en compte de la déshérence sociale qui relève de l'effet d'annonce mais qui s'avère incompatible avec une politique de rigueur et d'austérité sur laquelle D. Cameron n'a pas bougé d'un demi-centimètre. Le retour à l'ordre n'est possible que par une énorme et explosive hypothèque sur le maintien, l'entretien ou la consolidation du lien social et de la cohésion nationale dont les lignes de fractures se démultiplient (géographiques, économiques, sociales, culturelles selon l'âge, le sexe). Nul doute que l'explosion suivante franchira un degré de violence et de rage supplémentaire.

The Kinks "Dead end" (1966)

What are we living for? Two-roomed apartment on the second floor, No money coming in,The rent collector’s knocking, trying to get in, [...] What are we living for? Two-roomed apartment on the second floor, No" chance to emigrate, I’m deep in debt and now it’s much too late, We both want to work so hard, We can’t get the chance" ("Pour quoi vivons nous ? un deux pièces au 2° étage, pas de rentrées d'argent, les collecteurs de dettes frappant à la porte, tentant d'entrer [...] Pour quoi vivons nous ? un deux pièces au deuxième étage, Je suis très endetté, et maintenant c'est trop tard.On est prêts tous les deux à travailler dur mais nous n'en avons pas l'opportunité")

The Libertines "What became of the likely lads" (2004)



NB : Le clip joue un rôle important dans le choix de ce titre. On y voit deux enfants faire les 400 coups dans un paysage de désolation urbaine. Conçue comme une adresse intime de l'un à l'autre membre du groupe, ce titre traduit, à mon humble avis, avec une certaine tendresse, les désillusions et errances de la jeunesse. Il arrive aussi à dire ce qui peut se jouer en terme de tensions entre le collectif et l'individuel. A ce titre, il illustre notre sujet.
En outre, les "likely lads" fait référence à une série TV britannique des années 70 comptant les tribulations de deux comparses issus des milieux populaires dans la société de l'époque, l'un s'élevant vers la middle class, l'autre non.

"Please don't get me wrong, See I forgive you in a song, Will call the Likely Lads, But if it's left to you, i know exactly what you'd do, With all the dreams we had [...]Oh what became of the Likely Lads? What became of the dreams we had? Oh what became of forever? ('"S'il te plait, ne me trahit pas, regarde je te pardonne en une chanson, on l'appellera les "Likely Lads", mais s'il ne tient qu'à toi, je sais très bien ce que tu pourrais faire, de tous les rêves que nous avions [...] Oh, qu'est il advenu des "Likely Lads" ? Qu'est-il advenu des rêves que nous avions ? Qu'est-il devenu du pour toujours?")



Kaiserchiefs "I predict a riot" (2004)


"Watching the people get lairy, Is not very pretty I tell thee, Walking through town is quite scary, And not very sensible either, A friend of a friend he got beaten, He looked the wrong way at a policeman [...] I tried to get in my taxi, A man in a tracksuit attacked me, He said that he saw it before me, Wants to get things a bit gory" (Regarder les gens tomber dans l'incivilité, ce n'est pas joli-joli je vous le dis, marcher en ville est assez effrayant, et pas très raisonnable non plus, l'ami d'un ami a été battu, il a regardé un flic de travers. [...] Je voulais prendre mon taxi, un type en survêtement m'a agressé, il a dit qu'il l'avait vu avant moi, il voulait envenimer l'affaire").

Et du côté du Hip Hop ?

[Londres, croisement des rues de Stockwell et de Clapham, avril 2011-Aug]

Plongeons-nous dans la très riche et très variée scène Hip Hop anglaise pour tenter de mieux comprendre certaines des questions soulevées par les émeutes du mois d'août.

La description des conditions de vie dans les « estates » (les HLM à l’anglaise) est évidemment un thème récurrent dans le rap. Le Nord-Est et l’Est de Londres, épicentres des émeutes, sont parmi les quartiers dans lesquels ont trouve le plus de MC au mètre carré. Je vous propose de faire connaissance avec 4 d’entre eux, deux femmes et deux hommes, d’évoquer rapidement leur parcours et de découvrir l’un de leurs titres en écho aux évènements de cet été.

  • Wretch 32 : "Don't Go" (2011)

Commençons par Wretch 32, MC de 26 ans qui a grandi à Tiverton Estate (Tottenham), la même cité que Mark Duggan qu’il a connu à l’école. Son pseudo, pouvant signifier « malheureux, pauvre diable » ou « scélérat » le suit depuis son enfance. Son père, DJ de reggae, avait participé aux émeutes de Broadwater Farm à Tottenham en 1985. Il a grandi dans un univers où la délinquance et la criminalité faisaient partie de la normalité. Issu de la scène Grime, il connait le succès en 2011 grâce à quelques singles de son album dont le titre « Don’t Go ». Il y évoque la difficulté d’être père, ses craintes et ses espoirs face à cela. La chanson se veut un message du fils à son père. L’absence de pères stables et jouant un rôle de modèle pour leurs fils à l’adolescence était, rappelons-le, au cœur des débats sur les causes des émeutes et des pillages.




Yeah and when ever I’m in doubt, Et lorsque je doute
You forever calm me down Tu me calmes pour toujours
And sometimes I’m a dummy and I know I would have crashed if you never was around Et parfois je suis bête et je sais que je me serais planté si tu n’avais pas été là
So don’t go, Alors ne pars pas
Don’t leave, Ne t’en va pas
Please stay, S’il te plait reste
With me, Avec moi
You are, the only thing, I need to get by, Tu es la seule chose don’t j’ai besoin pour m’en sortir
To Get by.


  • Speech Debelle : "Bad Boy" (2009)

La paternité est aussi un sujet important pour Speech Debelle, lauréate du Mercury Prize en 2009. De son vrai nom Corynne Eliott, elle est née en 1983 à Londres. Elle grandit sans père avec sa mère jusqu'à l'âge de 19 ans (écoutez la très belle chanson qu'elle écrit à ce père qu'elle n'a jamais connu "Daddy's Little Girl"). Elle quitte alors sa mère et va vivre quelques années dans la précarité. Une expérience qui constitue en grande partie la toile de fond de son premier album Speech Therapy (Le mot signifie également orthophonie en anglais). Speech Debelle est en effet une jeune rappeuse qui croit aux vertus de la parole. L'album est sorti en 2009 sur le label Big Dada et est produit en partie par Wayne Lotek qui produit également les disques de Roots Manuva. Manuva que l'on retrouve en featuring sur "Wheels In Motion". L'ensemble de l'album est une petite merveille qui mêle sonorités jazz et folk.
Mais revenons aux circonstances et aux causes des émeutes et intéressons-nous à la chanson «Bad Boy». Avec cette chanson, Speech Debelle nous met dans la peau d’un « bad boy », d’un de ces « hoodies » dont ont tant parlé les médias, qui traficote, s’imagine en 50 Cent, 2 Pac ou encore en Tony Montana. Sans lui chercher d'excuses, Speech raconte la médiocrité, l'alcoolisme, la drogue, la violence domestique, les problèmes quotidiens qui constituent l'horizon de ce jeune. Voyez cette version live (la version de l'album est un peu différente)


Nobody really understands him nobody knows what's in his heart cause it never shows yo Personne ne le comprend vraiment, personne ne sait ce qu'il a dans le coeur parce qu'il ne le montre jamais
He's got a deadbeat dad, that beats his mum real bad
Il a un père bon à rien qui bat sa mère
His mum sits home all day drinking and smoking fags
Sa mère est assise à la maison toute la journée buvant et fumant des clopes


  • Professor Green (Feat. Chynaman & Cores): "Upper Clapton Dance" (2009)

Professor Green, de son vrai nom Stephen Manderson, est né en 1983 et a grandi dans l’Est de Londres, dans le Northwold Estate d’Upper Clapton (Hackney). Elevé surtout par sa mère et sa grand-mère (son père, peu présent, se suicide en 2008), il deale de la marijuana, d’où son surnom de « Green ». Il écoute beaucoup de Jungle et finit par se faire un nom comme MC dans les battles à partir de ses 18 ans. Mike Skinner (de The Streets) le repère en 2004 et l’emmène sur ses tournées. Skinner le fait signer sur son label The Beats, mais après la disparition de ce label, il signe chez Virgin. En 2009, il reçoit un coup de poignard dans le cou. Philosophe, il recouvre la cicatrice par un tatouage : « Lucky ». Concernant son look, signalons que sa dentition s'est singulièrement améliorée au fil du temps (il suffit de regarder ses premiers clips...). En 2010, son premier album Alive Till I’m Dead se vend très bien, porté par quelques titres comme « I Need You Tonight », reprise d’INXS ou «Just Be Good to Green » avec Lilly Allen. Son deuxième album est annoncé pour le mois d’octobre.
Mais revenons en 2009 et à son titre « Upper Clapton Dance ». Il s’agit d’un single qui ne fait partie d’aucun maxi ou album. Avec ce titre qui sample magnifiquement la danse hongroise de Brahms, Green réussit le pari de dépeindre la vie plutôt sordide de son quartier sans donner dans la mauvaise vantardise, habituelle par exemple dans le Gangsta Rap. Le clip est plutôt bien filmé, de manière haletante, et montre le quartier dans le contexte d'un règlement de comptes.




When I bop through these ends,
Alors que je bouge à travers ce coin

Follow me on a trek through the East End, Suis-moi pour un trek dans l’East End
Where we wear our hoodies in all seasons, Où nous portons des sweats à capuche en toutes saisons
Licking shots, Essuyant des tirs
Dodging police, Evitant la police
Constables, et les agents
Walking with punk under balls, Marchant avec des voyous sous les balles
Jeans to low, Les jeans trop bas
To ever to consider, Pour envisager
Running or Jumping walls, de courir ou sauter par dessus les murs
When I walk around here there's a couple of rules, Lorsque je marche dans le coin il y a une ou deux règles
No bling around here, tuck your jewels, Pas de bling ici, rentre tes bijoux
Unless you wanna get done by the wolves, A moins que tu veuilles être attrapé par les loups
And don't fight back, Et ne te défends jamais
A knife can be so uncomfortable, Un couteau peut être tellement inconfortable



  • Ms Dynamite: "Mr. Prime Minister (2005)

Terminons par la chanteuse et rappeuse Miss Dynamite, qui vient du nord de Londres. Elle a connu le succès en 2002 avec son premier album A Little Deeper, notamment le très entêtant « Dy-na-mi-tee ». Elle est d’ailleurs à cette occasion la première femme noire à recevoir le Mercury Prize (7 ans avant Speech Debelle). Fille d'un immigré jamaïcain et d'une Écossaise, elle aussi a dû se débrouiller sans père et participer à l'éducation des ses petits frères et sœurs. Avant de mettre sa carrière entre parenthèses à partir de 2005, elle a sorti un deuxième album Judgement Days, qui n'a pas eu le succès escompté. Dans cet album, elle s'adresse directement au Premier Ministre de l'époque, le travailliste Tony Blair. Soyons franc, ce n'est pas dans ce registre qu'elle est la plus pertinente mais la chanson exprime le ressentiment des classes populaires qui se sentent abandonnées par le Labour. Pour écouter la chanson, cliquez ici. Depuis 2005, quelques émissions de téléréalité, un accident de voiture et quelques déboires judiciaires, mais un retour annoncé dans les bacs avec un avant-goût : "Neva Soft".


The poor keep dying and the rich keep living
Les pauvres continuent à mourir et les riches à vivre
Mothers keep losing their children to the system
Les mères continuent à perdre leurs enfants pour le système
They stay strong while we remain victims
Ils restent forts [Les hommes politiques] alors que nous demeurons victimes
Telling us to hope for higher things
Nous disant d'espérer des choses plus grandes
Educate yourself aint that how ya'll say it
"S'éduquer soi-même" ce n'est pas comme vous le dîtes tous
But they keep increasing the fee
Mais ils continuent à augmenter les tarifs
Knowing full well that we cant pay it
Sachant très bien que nous ne pouvons pas les payer
[...]

We hungry, homeless, unemployed and broke
Nous les affamés, les sans-abri, les chômeurs et les brisés
We're dying, the health service is a joke
Nous sommes en train de mourir, le système de santé est une plaisanterie
You said things would change when you wanted our votes
Vous aviez dit que les choses changeraient lorsque vous vouliez nos voix

Chorus:
But it stays the same Mais ça reste pareil
Mr. Prime Minister And we continue to die Et nous continuons à mourir
Mr. Prime Minister Not a damn thing changed Pas une satanée chose n'a changée
Mr. Prime Minister Nobody hears our cries Personne n'entend nos pleurs










P.S. (2012) : Le musicien Plan B, que l'on ne peut cantonner au seul Hip Hop, a sorti au printemps 2012 un album de rap et un film construit autour qui racontent la vie de 8 personnages vivant dans l'est de Londres, avec les émeutes en toile de fond. Voici le clip de "Ill Manors", également le titre du film.








* * * * * *



Notes :

1. « TheBig society » est un des projets avancé par Cameron dans leprogramme électoral qui l’a conduit à « remporter », les dernièresélections générales. L’idée maîtresse est de réduire les dépenses de l’état,notamment en matière sociale et culturelle à hauteur de 81 milliards de livres(96 milliards d’euros) qui devront être compensées par des initiativesindividuelles, associatives ou par celles de « petites brigadescitoyennes ».
2. « The Broken Society » ou « sociétébrisée » est un terme devenu très usité depuis début août. Il peut faireréférence, dans le langage public et politique, soit aux émeutes qui ont brisé l’harmoniequotidienne du pays soit à une partie dela société britannique qui cumule les difficultés (sociales, économiques, desanté, etc..), sur laquelle Cameron dit vouloir faire porter ses efforts depuisle 11 août.
3. Les résultats de l'enquête balistique ont prouvé que la fameuse balle de la radio venait d'un tir de police qui a ricoché. Par conséquent, cela annihile la thèse de la légitime défense que les forces de police et la presse ont laissé se diffuser les premiers jours. A aucun moment Duggan n'a utilisé son arme. "Doubts emerge over Duggan shooting as London burns", The Guardian, 08/08/2011
5. Les hash tags sont utilisés sur le site de micro blogging twitter, ce sont des sortes de mots clés qui permettent de classer les sujets postés.
6. CCTV (Close Circuit Television) : système de vidéo-surveillance employé au Royaume Uni.
7. "nommer et faire honte"
10. « Ladécadence morale du pays est aussi forte au sommet qu'à la base »
11. "Daylight Robbery, Meet Nighttime Robbery", N. Klein, The Nation, 16 août 2011.
12. « Lespersonnes qui ont commis des crimes la semaine dernière doivent pouvoir faireface à leurs victimes ».
14. Voir les déclarations de L. Wauquiez "Assistanat" : les mauvais exemples de Laurent Wauquiez"
15. "England rioters: young, poor and unemployed" The Guardian (18/08/2011)
16. "Jamais sans ma capuche" in Courrier International , n°1085, 18-24 août 2011, p 21.
17. Lire G. Mazeau sur son blog Lumières du siècle : "De la guerre des farines aux émeutes anglaises"
18. R. Huret "Katrina 2005 : "L'ouragan, l'état, les pauvres aux Etats-Unis" éditions de l'EHESS 2010 et aussi R. Huret "L'Amérique Pauvre" Thierry Magnier 2010


Bibliographie :

sources papier :
The Guardian 11-12-13-16-17 août 2011
The Independant 11 août 2011
Courrier International n° 1085, 18-24 août 2011
The economist 13-19 août 2011
sources électroniques :
dossier du Guardian "Reading the riots" compile de nombreux articles, interview, cartes, documenst interactifs sur les émeutes
article des Inrocks "Emeutes en Angleterre : un tension palpable depuis des mois" 9/08/2011, par JD Beauvallet qui, en plus d'être un très fin connaisseur de la musique britannique, vit à Brighton depuis plusieurs années. Son point de vue est souvent éclairé.
Voir articles cités dans les notes.

Documents plus généralistes pouvant venir éclairer le débat :
Loic Wacquant "Parias urbains" edition la découverte 2007
Laurent Mucchielli et Véronique LeGoaziou "Quand les banlieues brûlent" la découverte 2007
R. Huret "L'amérique pauvre" Thierry Magnier 2010
P. Bourdieu (dir.) : "La misère du monde", Points Seuil 1998
Loïc Wacquant : "Les prisons de la misère", Raisons d'agir, 1999