Pour étudier ce phénomène, la ville de Detroit (Michigan) nous servira de fil rouge.
* Comment expliquer l'attrait irrépressible du Nord?
Au moins quatre facteurs peuvent être avancés.
1. C'est d'abord le prodigieux essor industriel des grandes villes de ce qui deviendra la manufacturing belt qui initie la "ruée" des migrants afro-américains vers les métropoles pourvoyeuses d'emplois du Nord-Est ou des Grands Lacs: New York, Chicago, Detroit, Philadelphie, Cleveland, Pittsburgh, Gary... Les besoins de main d’œuvre considérables y conduisent les plus grandes firmes à embaucher des milliers de travailleurs. Pour trouver leurs futurs employés, les firmes du Nord passent des annonces dans la presse noire du Sud et dépêchent sur place des agents recruteurs munis de billets de train gratuits pour les volontaires.
Par conséquent des milliers de Noirs quittent les États du sud (Géorgie, Mississippi, Louisiane) avec la promesse d'un emploi pérenne et bien rémunéré au Nord. Detroit (2) constitue assurément l'archétype de ces citadelles industrielles à la croissance aussi rapide qu'un champignon à la faveur du boom économique. En lien avec l'essor du nombre d'employés du secteur automobile (Ford, Packard, Chevrolet, Dodge, Chrysler) qui passe de 5700 à 120 000 individus,le taux de croissance de la population noire de la ville s'élève à 2005% entre 1910 et 1930. A la veille de la grande crise de 1929, la ville se hisse au quatrième rang des villes les plus peuplées du pays avec 1,5 millions d'habitants.
L'adoption du fordisme - ce système de production fondé sur la parcellisation des tâches, la stricte division du travail de conception et d'exécution, la standardisation du produit - accroît encore la demande en main d’œuvre. Les conditions d'embauche s'avèrent très alléchantes pour des populations aussi pauvres et marginalisées que les sharecroppers et autres ouvriers agricoles du Deep South. (3) Or, le Fordisme repose sur la consommation de masse. C'est pourquoi pour permettre à ses employés d'acheter les véhicules qu'ils fabriquent, le magnat de l'automobile double le salaire journalier de ses ouvriers qualifiés à 5 dollars. Ignorant la stricte discipline raciste des autres constructeurs, Ford décide - par intérêt bien sûr - d'engager des ouvriers de couleur.
Ouvrier noir travaillant dans les usines Ford. Date inconnue. |
2. L'arrêt de l'immigration européenne à la faveur de la première guerre mondiale incite les entrepreneurs à se tourner vers la main d’œuvre disponible au Sud, fût-elle noire. Le conflit tarît en effet brutalement l'afflux des migrants européens et accroît subitement l'offre d'emplois en raison du boom crée par l'économie de guerre. Les besoins de travailleurs sont immenses, d'autant que de nombreux ouvriers blancs sont mobilisés. Dans ces conditions, la main d’œuvre noire surabondante du Sud afflue dès 1916.
L'adoption par le Congrès d'une législation restreignant l'immigration européenne à partir de 1924 entraîne un nouvel afflux de travailleurs noirs. Finalement, ce n'est que la crise des années 1930 qui ralentit l'arrivée des nouveaux migrants. (4)
Caricature publié dans The Crisis, en mars 1920. |
3. Les problèmes inhérents au Sud convainquent également de nombreux paysans de tenter leur chance au Nord. En légalisant la ségrégation raciale dans le Sud, les lois Jim Crow établissent un ordre raciste fondé sur la constante soumission du Noir au Blanc. Le premier tiers du XXème siècle se caractérise d'ailleurs par une recrudescence des lynchages et la persistance d'un régime de terreur imposé par les organisations suprématistes blanches (KKK et consorts). Si bien que, comme le rappelle Richard Wright, les Noirs du Sud jouissent d'"un statut juridique équivalent à celui d'une mule."
4. Enfin, les catastrophes naturelles constituent un dernier facteur de départ. Les difficultés économiques déjà considérables des sharecroppers sont aggravées par l'arrivée du Boll-weevil, le ravageur des champs de coton ou par les terribles crues du Mississippi.
Une famille du Sud à son arrivée à Chicago en 1922. |
Les conséquences de la "grande migration" s'avèrent considérables, tant sur la société du Sud que sur les nouveaux lieux d'accueil au Nord. Car, comme le souligne Loïc J. D. Wacquant, "il faut concevoir cette migration non comme un mouvement interne de population au sein d'une même société mais comme un véritable flux d'émigration/immigration entre deux systèmes sociaux disjoints, tant le Sud et le Nord des Etats-Unis du début du siècle diffèrent par leurs structures juridiques et sociales, leur organisation politique, leur culture et par la place qu'y occupent à ce moment les Noirs."
L'arrivée à Detroit ou Chicago d'un métayer originaire du Mississippi constitue nécessairement un bouleversement profond et signifie le passage d'un monde rural isolé à la vie frénétique d'une métropole industrielle.
Dans le sud, certains quartiers sont désertés tandis que les plantations manquent de bras. Les autorités s'emploient donc rapidement à enrayer l'hémorragie démographique. Une législation adoptée dans l'urgence vise à empêcher le travail des agents recruteurs et à gêner les départs. Toutes ces mesures se révélèrent toutefois bien vaines car comme le rappelle Paul Oliver, "pour les noirs, (...) la promesse d'un salaire fixe et décent l'emportait sur toutes les difficultés présentes. Et en dépit de leurs dettes, et des redoutables inconnues d'une telle aventure, ils quittèrent par dizaine de milliers les fermes qui, jusqu'alors, avaient constitué tout leur univers."
Une fois la "Terre promise" atteinte, de nombreux migrants déchantent, réalisant à quel point les rumeurs colportées sur le Nord pouvaient être infondées. En effet, les citadins blancs du nord voient généralement d'un mauvais œil l'afflux massif de ruraux noirs et cherchent à tout prix à fuir leur voisinage. Aussi, au fur et à mesure de l'arrivée de migrants originaires du Sud, on assiste à la fuite systématique des Blancs cherchant à éviter un voisinage "indésirable". La "ruée" vers le Nord alimente donc la formation de grands ghettos urbains, contribuant à la construction d'une société duale reposant sur la ségrégation presque totale entre Noirs et Blancs. A Detroit, les nouveaux venus s'entassent dans Black Bottom, le quartier noir situé à l'est de Woodward Avenue, principale artère de la ville devenue aussi frontière ethnique.
Dans les quartiers occupés par les migrants noirs désargentés, misère et chômage accélèrent le délabrement des logements dont les propriétaires ne jugent plus nécessaire la rénovation. L'insalubrité et l'entassement des résidents deviennent la règle dans ces taudis. Pour s'en sortir, les nouveaux venus doivent sous-louer une partie de leur appartement, contribuant ainsi à accélérer l'entassement. Cette exigüité, associée à l'insalubrité de nombreux logements, aggrave les risques d'épidémies. Isolés, marginalisés, les habitants des ghettos s'enfoncent davantage encore dans la pauvreté. Chômage, misère et absence de perspectives favorisent enfin l'essor de la délinquance.
Les nouveaux venus sont donc des parias. Pour trouver leur place, ils ne doivent compter que sur eux-même et s'organiser de manière autonome.
A l'intérieur des usines, les ouvriers noirs se retrouvent marginalisés. Leurs collègues blancs les rejettent par racisme et au motif qu'ils feraient baisser les salaires (comme d'autres migrants avant eux). Il faut dire que les patrons ne se privent pas pour exploiter cette main d’œuvre fragile lors des conflits sociaux. Par conséquent, à de rares exceptions, les syndicats américains, regroupés dans l'American Federation of Labour (AFL) refusent l'adhésion des ouvriers noirs. Ces derniers forment donc leurs propres syndicats à l'instar des agents des trains Pullman (1925). La création du Congress of Industrial Organizations (CIO) en 1935 change la donne. Tourné vers les ouvriers peu qualifiés des industries de masse, ce syndicat condamne la ségrégation et ouvre donc ses portes aux Noirs.
Pour s'informer, les habitants dévorent la presse noire alors en plein essor. Le plus lu et influent de ces journaux est assurément le Chicago defender. Fondé en 1905, il milite très tôt en faveur de la migration en publiant des propositions d'embauche dans le Nord, ainsi que les lettres de candidats au départ.
Pour supporter les conditions de vie aliénantes, les habitants du ghetto se cherchent des échappatoires. A Detroit, au cœur de Black Bottom, des lieux de loisirs et de plaisir apparaissent. Ainsi Hastings street concentre bars, salles de spectacles et bouges crasseux. Abrutis par les cadences infernales imposées par la chaîne de montage, les ouvriers noirs y passent leurs soirées à l'écoute du rude boogie pratiqué par les musiciens locaux ou récemment arrivés du Sud. Ces artistes espèrent arrondir leurs fins de mois en se produisant dans les cabarets et les rent parties. Leurs compositions décrivent l'ambition de tous les migrants: sortir de la dèche et de l'humiliation.
Dans son Cadillac assembly line, Albert King - colossal guitariste du label STAX - dépeint les motivations d'un migrant, quittant le Sud pour Detroit:
"Je vais à Detroit, Michigan, ma belle, tu dois rester à la maison
je vais à Detroit, Michigan, chérie, tu dois rester ici
je vais me trouver un boulot sur la chaîne de montage de Cadillac
J'en ai marre de chanter en regardant la route du Mississippi
j'en ai marre de chanter en ramassant ce putain de coton
je vais sauter dans un bus en partance vers le nord
je n'aurai plus à dire "oui monsieur" (5)
De très nombreux autres titres ont pour thème principal les migrations vers le nord à l'instar du classique "Sweet home Chicago" de Robert Johnson" ou encore le "Detroit bound blues" de Blind Blake. Guitariste virtuose et aveugle, Blake quitte lui-même sa Floride natale pour Chicago. Mais c'est ici les "charmes" de Detroit qu'il chante: "J'vais à Detroit me trouver un bon boulot (2X) / Marre de rester ici avec tous ces crève-la-faim / J'vais trouver du boulot, là-haut dans la turne de M. Ford, / Assez d'ces jours sans pain qui n'me nargueront plus." (6)
Il est toujours surprenant de constater le décalage entre des paroles pleines d'espoir - et en cela représentative des attentes des candidats au départ - et la sordide réalité du ghetto.Un constat similaire peut-être fait à la lecture des lettres adressées à leurs familles par les migrants récemment installées au Nord. Cette réalité ne décourageait toutefois pas ceux qui avaient connu l'exploitation économique, la soumission et l'ordre raciste du Sud.
Notes:
1. une industrialisation marquée par l'essor des industries lourdes et des usines basées sur le travail à la chaîne.
2. Quelle est l'origine de Motor city? En 1701, Antoine Laumet de la Mothe Cadillac installe le Fort Pontchartrain du Détroit pour le compte de Louis XIV cet avant-poste de la Nouvelle France se trouve entre le lac Ste-Claire et le lac Erie. Les Français partis, la jeune connaît plusieurs allers et retours entre l'Angleterre et les Etats-Unis. En 1900, il ne s'agit en tout cas à l'échelle du pays que d'une ville moyenne, assez méconnue. C'est au cours de la première décennie du XXème siècle que débute l'essor prodigieux de Detroit en lien avec le succès irrésistible de l'automobile. Dans le sillage des travaux des ingénieurs locaux (Ransom Olds, Henry Leland, David Buick et Henry Ford), une industrie automobile voit le jour à Detroit. Trois gigantesques constructeurs (Ford, General Motors et Chrysler) ont fait de Detroit Motor City, capitale mondiale de l'industrie automobile.
4. "Sur le marché du travail, c'était la débandade: tout logiquement, les derniers embauchés furent les premiers à être congédiés. Les Noirs qui, quinze ans plus tôt, avaient afflué dans le Nord, heureux et pleins d'espoir, se trouvèrent réduits au chômage, brutalement, sans aucun secours matériel ni moral." (cf: Paul Oliver)
3. Les progrès de la mécanisation évincent enfin du secteur agricole les paysans en surnombre.
5. Going to Detroit, Michigan, girl you got to stay at home / Going to Detroit, Michigan, Mama you've got to stay behind / Gonna get myself a job on the Cadillac car assembly line
Tired of whooping and hollering, looking down that Mississippi Delta road / Tired of wheeping and hollering, picking that nasty cotton / Gonna catch a bus away up north, I won't have to be saying "Yessir, boss".
6. "I'm goin' to Detroit, get myself a good job, (2X) / Tired to stay around here with the starvation mob. / I'm goin' to get me a job, up there in M. Ford's place, / Stop these eatless days from starin' me in the face."
Sources:
-Pierre Evil:"Detroit sampler", 2013.
- Gerri Hirshey:"Nowhere to run. Etoiles de la soul et du rythm & blues", Payot & Rivages, 2013.
- Pap Ndiaye: "Detroit, une histoire américaine." in L'Histoire, 09/2013.
- Loïc J. D. Wacquant: "De la terre promise au ghetto. La grande migration noire américaine, 1916-1930."
- Paul Oliver:"Le monde du blues", 10/18.
Liens:
- Transatlantica: "Key to the highway" blues records and the great migration".
- Black migration.
- Le Monde: "Dans Detroit ravagé, Van Gogh et Jack White résistent à la faillite."
- Les Inrocks: "Detroit en faillite: la playlist."
- Des photos de la great migration.
Commentaire à effacer éventuellement.
RépondreSupprimerLe compte youtube de la chanson a été supprimé.
Ce lien est disponible : https://www.youtube.com/watch?v=QOQE41oeHaY
Cordialement,
F.