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mercredi 26 juin 2019

366. "Black Korea" d'Ice Cube ou la chronique de violences annoncées.

Au printemps 1991, Ice Cube (1) sort Death Certificate. Dans cet album d'une rare violence, le rappeur s'en prend à plusieurs reprises à la communauté coréenne de Los Angeles.
Le morceau Black Korea fait ainsi écho  au meurtre d'une jeune afro-américaine par une épicière coréenne. Le 16 mars 1991, Soon Ja Du, la gérante de l'épicerie "Empire liquor Mart" sur la 91e Figueroa Street de South Central à Los Angeles, constate qu'une adolescente de 15 ans, Latasha Harlins,  vient de glisser une bouteille de jus d'orange dans son sac. Lors du passage en caisse, une altercation éclate lorsque l'épicière récupère de force la bouteille. Alors que la jeune fille quitte le magasin, Du l'abat dans le dos, d'une balle en pleine tête. La scène filmée et diffusée sur les chaînes de télévision tend à prouver que l'adolescente prévoyait de payer la boisson (on retrouvera d'ailleurs 2 dollars dans sa main gauche). 
Le 15 novembre 1991, lors du procès, la juge Joyce Karlin considère que la réaction de la gérante est compréhensible dans la mesure où elle était confrontée régulièrement à de petits délinquants agressifs. Contre l'avis du jury qui y voyait un homicide volontaire, la juge condamne Du à 5 ans de prison avec sursis, 400 heures de travaux d'intérêt général et 500 dollars d'amende. Cette peine scandaleusement légère sera confirmée en appel le 21 avril 1992, soit une semaine avant le déclenchement des émeutes qui ravagèrent Los Angeles. La mort de Harlins survient en effet dans un contexte local hautement explosif puisque 13 jours avant le crime, l'automobiliste Rodney King était passé à tabac par  des policiers de Los Angeles, sous l’œil d'une caméra amateur. 

. Patrouille de la garde nationale dans les rues de South Central, appelée en renfort pour mettre fin aux pillages. [Public domain]
Ce fait divers met aussi en lumière un phénomène économique nouveau depuis les années 1980: la domination du commerce de détail par les Coréens dans certains quartiers pauvres. Avec l'effondrement des emplois industriels, des quartiers comme South Central à Los Angeles ou South Bronx à New York voient la pauvreté s'installer et les épiciers et petits commerçants juifs et italiens vendre leur commerce de détail à bas prix à des Coréens. Ces derniers ont recours à un "financement ethnique", le kae, un système de prêt interne à la communauté qui leur permet de réunir facilement une somme sans passer par les banques américaines. Nantis de ce capital et bien organisés, ces immigrants se mettent à leur compte, pârvenant à dominer en quelques années les commerces de détail, les épiceries, les stations service (70% d'entre elles à South Central appartiennent à des Coréens). Or, ces entreprises familiales ignorent la main d’œuvre locale, tout en prenant bien soin de ne pas résider sur place. Bien organisés, les Coréens dominent le commerce de détail et se "retranchent" dans leur quartier. Le centre commercial luxueux d'Olympic Avenue, Koreatown Plaza, symbolise la réussite des 800 000 Coréens de Los Angeles, ce qui en fait la seconde ville "coréenne" au monde après Séoul. A Koreatown, les habitués se retrouvent dans leur culture, parlent leur langue, suivent les trois chaînes de télévision en coréen et peuvent même placer leur argent dans les six banques coréennes du quartier.

L'assassinat de Latasha Harlins détériore un peu plus encore les relations déjà exécrables qu'entretiennent les Afro-Américains et les populations d'origine asiatiques dans les quartiers. Ice Cube, qui cherche à mettre en lumière ce phénomène en lumière, place ces tensions au cœur de son second album. (2) Pour Cube, "Black Korea reflète fidèlement l'ambiance des quartiers et l'état d'esprit des gens. (...)"Les Noirs  ne les aiment pas et vice-versa. Les Coréens ont de nombreux commerces dans la communauté noire. Le meurtre [d'Harlins] n'est qu'une preuve supplémentaire du problème, un exemple de plus du mépris du peuple noir. Dès que vous entrez dans leurs magasins, ils sont convaincus que vous allez voler quelque chose. Ils vous suivent dans tout le magasin comme si vous étiez un criminel. Ils disent: 'Achète quelque chose ou barre-toi.' Si ça ne vous est jamais arrivé, vous ne pouvez pas savoir combien il est terrible d'être considéré comme un criminel quand on essaie de faire une course en toute innocence."" (Chang p 437)
 "La tension entre les Afro-Américains et les Asiatiques était un des principaux thèmes sous-jacents filés tout au long de Death Certificate. Sur Us, il [Cube] appelait à la solidarité raciale en réaction aux  "Japs qui accaparent les terrains vacants dans mon quartier pour construire un magasin et vendre leurs produits." (...) Sur Horny Lil' devil, une chanson sur l'émasculation de l'homme noir, il écrasait métaphoriquement les "démons" - les Blancs qui harcelaient sexuellement des femmes noires, les racistes et les "tapettes" - et terminait en tabassant le propriétaire "jap" de l'épicerie du coin." (Chang p 434)
D'emblée l'album fut considéré par de nombreux journalistes comme l'exemple de la dépravation du rap, globalement désigné comme responsable des tensions sociales que les artistes ne prétendaient qu'exprimer. Dans le magazine Billboard, un journaliste demandait aux chaînes de magasins de disques de boycotter Death Certificate au motif que "son adhésion éhontée à la violence contre les Coréens, les Juifs et autres Blancs franchit la frontière qui sépare l'art de l'apologie du crime." (3) (source E p 212)
Dans Asian week, Dong Suh, le fils d'un commerçant d'origine asiatique, constatait, amer: "comparés aux Coréens-Américains, les Afro-Américains sont une majorité numérique et politique. Ice Cube ne se rend pas compte qu'en tant que membre de cette majorité, il possède un pouvoir de nuisance contre les Coréens." (4)

Pour beaucoup d'observateurs, les propos violents d'Ice Cube était certes excessifs, mais s'expliquaient par la situation sociale explosive de South Central. Dans The Source, James Bernard trouvait ainsi des circonstances atténuantes au rappeur: "Oui, Ice Cube est très en colère, et il exprime cette colère en termes rudes, brutaux et monolithiques. Mais la source de sa rage est très réelle. Dans la communauté noire, en particulier à Los Angeles; d'où Cube est originaire, beaucoup ont l'impression que la chasse aux Noirs est ouverte, après l'agression de Rodney King et le meurtre récent d'une jeune fille noire par une commerçante coréenne." Pour Bernard Loupias du Nouvel Obs, Ice Cube "répondait par la violence verbale au meurtre d'une adolescente noire, Latasha Harlins, par une épicière coréenne. La gamine est morte d'une balle tirée dans le dos. Elle avait volé une bouteille de jus d'orange. L'épicière a été condamnée à cinq mois de "travail communautaire". Au même moment, un postier noir qui avait abattu un chien de garde écopait de cinq mois ferme. Dans le ghetto, le message a été reçu cinq sur cinq: une vie noire vaut moins qu'un jus d'orange ou que la vie d'un chien méchant." (source D) 
Avec Black Korea, Ice Cube annonce clairement les violences à venir entre la communauté noire et les commerçants coréens, la première accusant les seconds d'être des exploiteurs et des racistes. La mise en garde d'Ice Cube est cinglante: ou vous apprenez à nous respecter ou nous réduirons en cendres vos magasins. [ "pay respect to the black fist / or we'll burn your store right down to a crisp!"] De là à imaginer la réalisation des menaces proférées par le rappeur, il y avait un pas... Pourtant, fin avril début mai 1992, les magasins aux mains de gérants asiatiques furent la cible des pillages et des dévastations.

 


Black Korea (1991)
Everytime I wanna go get a fuckin brew
I gotta go down to the store with the two
oriental one-penny countin motherfuckers
that make a nigga made enough to cause a little ruckus
Thinkin every brother in the world's out to take
So they watch every damn move that I make
They hope I don't pull out a gat and try to rob
they funky little store, but bitch, I got a job
("Look you little Chinese motherfucker
I ain't tryin to steal none of yo' shit, leave me alone!"
"Mother-fuck you!")
Yo yo, check it out
So don't follow me, up and down your market
Or your little chop suey ass'll be a target
of the nationwide boycott
Juice with the people, that's what the boy got
So pay respect to the black fist
or we'll burn your store, right down to a crisp
And then we'll see ya!
Cause you can't turn the ghetto - into Black Korea


************

A chaque fois que je veux aller me prendre une putain de bière
Je dois descendre jusqu'au magasin avec les deux
enculés d'orientaux(one-penny coutin?)
qui rendent un negro dingue au point de lui faire faire du grabuge
pensant que tout mes frèrs sont dehors pour voler
alors ils font attention a chacun des putains de mouvements que je fais
ils espèrent que je ne vais pas sortir un flingue pour essayer de braquer
leur petit magasin puant, mais salope j'ai un job!
("regarde petit enculé de chinois
j'essaye pas de te voler tes trucs, fous-moi la paix!"
"va te faire foutre!")
yo yo écoute ça
donc ne t'avise pas de me coller dans les rayons de ton petit supermarché à la con 

ou ta petite épicerie merdique sera la cible
d'un boycott national
de l'essence pour les gens, c'est ce que les gars ont
alors respecte le poing noir dressé 

ou nous brûlerons sauvagement ton magasin
et ensuite on s'occupera de toi
parce que tu ne peux pas transformer le ghetto en Corée noire


Note
1.  Né à South Central en 1969, Ice Cube intègre NWA (Niggaz With Attitude) dont l'album Straight Outta Compton en 1988 marque la consécration du gangsta-rap, sous-genre de la Côte Ouest glorifiant la violence. L'année suivante, Cube quitte le groupe et lance sa carrière solo avec Amerikkla's most wanted. En 1991, le rappeur tourne dans le film Boyz N the Hood de John Singleton, puis sort son deuxième album Death certificate
2. Ces querelles apparaissent aussi au cinéma. Dans Boyz N The Hood, les promoteurs asiatiques semblent vouloir faire main basse sur les quartiers de LA pour en faire une nouvelle Séoul (voir l'affiche "Seoul to Seoul Realty" de John Singleton). Ice Cube joue lui-même dans le film le membre d'un gang de South Central.
Dans Do the right thing, Spike Lee relate la dynamique d'un quartier multiethnique sur fond de hip-hop. Il y met en scène un épicier coréen-américain, Sonny , qui parvient à empêcher l'incendie de son magasin en démontrant que lui aussi est noir. Une violente altercation oppose Sonny, le gérant asiatique de l'épicerie, à Radio Raheem, un client afro-américain venu acheter des piles pour son ghetto blaster.  



3. En référence aux suprémacistes racistes du Ku Klux Klan et au titre du premier album de Cube, Robert Christgau du Village Voice conseillait de renommer le rappeur: "Appelez-le Ice KKKube - un fanatique pur et simple".
4. Pour Michael Franti, de Disposable Heroes of Hiphoprisy, "les jeunes qui sont perdus et exaspérés par la situation considèrent les rappeurs comme s'ils étaient des universitaires et avaient des réponses à toutes ces questions incroyables. La plupart du temps, ils n'en ont pas et ils finissent par dire n'importe quoi."


 Sources:
Source A: Jeff Chang "Can't stop won't stop: une histoire de la génération hip-hop", Allia, 2006.
Source B: Philippe Jacquin, Daniel Royot, Stephen Whitfield: "Le peuple américain. Origines, immigration, ethnicité et identité.", Seuil, 2000. 
Source C: Valentine Garnier: "Les représentations des émeutes et leur appropriation dans la culture du ghetto aux Etats-Unis, 1992-2015", Bulletin de l'institut Pierre Renouvin, n° 43, printemps 2016.
Source D: Un article de Bernard Loupias dans le Nouvel Obs.
Source E: Dorian Lynskey: "33 révolutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons", vol. II, Editions Payot et Rivages, 2012. 

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