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mardi 27 août 2019

369. L'hymne du MLF

Après des années de reflux, les mouvements féministes connaissent un regain de dynamisme à l'aube des années 1970. Il s'agit encore et toujours de dénoncer les injustices, discriminations dont sont victimes les femmes, de renverser l'ordre phallocratique qui s'impose partout, y compris dans les milieux libertaires. Dans le sillage de quelques pionnières, les femmes aspirent à conquérir les libertés - des esprits et des corps - dont elles sont toujours privées. Pour les animatrices du Mouvement de Libération des Femmes, dont l'apparition médiatique remonte à 1970, il convient de politiser le féminisme, de lui  appliquer de nouvelles formes de lutte, provocatrices et spirituelles, comme le prouvent les différentes publications, slogans, manifestations ou chansons du mouvement. 

"Boulot, OMO, Marmots Y'EN A MARRE" Contraception pour toutes et tous, avortement libre et gratuit - MLF - Mouvement de libération des femmes, féminisme années 70
"Au bazar du genre", expo MUCEM, Marseille. [Jeanne Mengoulet]

* "Notre temps est arrivé"
Né dans la foulée de Mai 68, le MLF est «le lieu de prise de parole pour toute une génération de femmes, majoritairement issues du baby-boom, désireuses de lutter contre les inégalités entre les sexes.» (source H p1004) 
Loin d'être le seul groupe de militantes féministes, le Mouvement de Libération des Femmes ne s'en impose pas moins grâce à sa liberté de ton et de parole,  son humour grinçant, ses audaces. La première apparition publique du MLF remonte au 26 août 1970. Ce jour-là, une dizaine de femmes se retrouvent devant l'arc de triomphe pour y déposer une gerbe «à la femme inconnue du soldat inconnu». L'événement constitue l'acte de naissance médiatique du mouvement de libération des femmes. Les journalistes évoquent alors le "mouvement de libération de la femme française" en référence au Women's Liberation Movement américain. Les militantes françaises reprennent à leur compte cette appellation, « en préférant parler de mouvement de libération "des" femmes, insistant sur la pluralité des modalités d'être femme.» (source H p 1005)
Selon Françoise Picq, "Le Mouvement de libération des femmes, c'est l'héritier rebelle de Mai 1968". Un an auparavant, Anne Zelensky et Jacqueline Feldman, deux étudiantes, se rencontrent au séminaire de la sociologue féministe Andrée Michel et fondent le groupe Féminin, Masculin, Avenir (FMA) qui entend mettre à bas la société patriarcale et ses bases. Le petit groupe se retrouve plongé au cœur des événements de mai 1968, organisant dans la Sorbonne occupé un meeting consacré aux femmes. Le groupe, désormais non mixte, se radicalise et devient Féministe, Marxiste et Action. 
Les initiatrices du MLF se définissent en grande partie "contre" Mai 68, refusant de subordonner la libération des femmes à la lutte des classes, d'être perçues comme des militantes de seconde catégorie, cantonnées à des tâches subalternes. Tout s'accélère au printemps 1970. En mai, L'Idiot international, publie un textes des deux sœurs Wittig intitulé "Combat pour la libération de la femme" où elles dénoncent le sexisme, terme emprunté à leurs consœurs américaines. En juillet, le numéro 54-55 de la revue Partisans, uniquement rédigé par des femmes titre: "Libération des femmes année zéro".   L'intitulé provocateur fait fi de l'histoire du féminisme au XX° siècle, mais témoigne néanmoins du défaut de transmission, tout en marquant la volonté d'initier une ère nouvelle. Ces différentes publications font surgir des thèmes communs et dressent la liste des combats fédérateurs du mouvement féministe: la conscience d'un état de servitude de la femme, le sentiment d'être un peuple dans un peuple, la libération sexuelle revendiquée.

Artotatita [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]
Pour les féministes, il s'agit  d'analyser les fondements de la société patriarcale pour les dénoncer et les anéantir. (1) C'est désormais dans le champ culturel, dans les mentalités, que le changement doit avoir lieu. La plupart de ces femmes ont d'ailleurs été marquées par la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir pour laquelle "on ne naît pas femme, on le devient."  
Pour les militantes, il faut marquer les esprits par des actions visibles, dans la rue. De fait, le mouvement prend de l'ampleur: elles sont une dizaine à l'arc de triomphe, 40 deux mois plus tard à s'enchaîner aux grilles de la prison pour femmes de la Petite Roquette à Paris. De nouveau, la force des slogans éclate: "Prostituées, voleuses, ménagères, filles mères, hétérosexuelles, homosexuelles, militantes, nous sommes toutes sœurs." Le 20 novembre 1970, elles sont encore plus nombreuses à se rendre aux états généraux de la femme organisés par le magazine Elle, à Versailles. Le MLF s'y invite et perturbe une manifestation qui se veut moderne et féministe comme l'explique Jacques Chaban-Delmas dans son discours d'ouverture: "le travail, en compagnie des femmes, est un travail qui se déroule dans un atmosphère particulièrement efficace, sans parler de l'agrément, mais il ne faut surtout pas confondre égalité et identité.  Comment imaginer que l'on puisse envisager la carrière féminine, dans quelque domaine que ce soit, dans quelque échelon que ce soit, comme identique à une carrière masculine, ne serait-ce que parce que c'est vous qui avez la charge de la maternité." Sous couvert de progressisme, les clichés perdurent...

1970.
Après ces premiers happenings, le mouvement est véritablement lancé. Le MLF se veut horizontal, sans hiérarchie, sans porte-parole, sans représentants. Il n'y a pas de programme, pas de militants, juste des femmes qui se réunissent entre elles. Les militantes revendiquent avant tout leur autonomie par rapport aux partis politiques et redoutent les tentatives de "récupération". (2) Partout à travers la France, de petits groupes naissent, plus ou moins liés au MLF. «Il s'agit de collectifs majoritairement informels, qui émergent partout dans les grandes villes, et dans lesquels les femmes entrent et sortent au gré de leurs situations personnelles et des actions qui sont organisées. A Paris, des groupes comme "les Oreilles vertes", "Nous sommes en marche", "Le Groupe du jeudi" ou les "Petites Marguerites" participent de cette nébuleuse multiforme, dont l'objectif est à la fois l'action politique, la réflexion théorique et le partage d'expériences intimes.» (source H p 1005) Dès octobre 1970, un jeudi sur deux, de 6 à 8 h, l’École des beaux-arts de Paris accueille les AG du MLF où affluent bientôt des centaines de participantes.
Le MLF se structure autour d'un combat commun: la libération et la réappropriation du corps de la femme. La lutte pour l'avortement devient un axe privilégié dans le MLF parce que pour les féministes la maternité doit être un choix et non un destin. «Un des slogans principaux porté par le MLF est d'ailleurs "mon corps m'appartient", affirmant le droit de chacun à disposer librement de son corps.» (source H p1007) "Le MLF a été relayé dans ce combat par une série d'autres associations, Choisir, créée en 1971 par l'avocate Gisèle Halimi pour se battre sur le terrain juridique, le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC) né en 1973, le Planning familial, qui a évolué par rapport à ses prises de position antérieures." (source I: p429)
Le 20 novembre 1971,  2000 militantes féministes se rassemblent dans les rues de Paris pour la première manifestation publique en faveur de l'avortement libre et gratuit. Sans banderoles ni drapeaux, le défilé rassemble des femmes grimées et des enfants en un cortège coloré, festif et indiscipliné. Les slogans provocateurs fusent de toute part: «Nous sommes toutes des avortées», «Travail, famille, y en a marre», «Les femmes dans la rue et pas dans la cuisine», «Nous aurons les enfants que nous voulons».

* Le style MLF.
«Le MLF se caractérise (...) par une créativité intense fondée sur l'humour et la provocation: les militantes produisent toute une contre-culture. » Le style MLF s'appuie sur des emblèmes (un poing fermé dans le "miroir de Vénus"), des médias alternatifs tels que  le Torchon brûle, un journal "menstruel" publié de 1971 à 1973, des gestes symboliques (les deux mains levées, réunies entre pouce et index, dessinent un sexe féminin contre le poing levé phallique), des slogans incisifs bien sentis: "Un homme sur deux est une femme", "Travailleurs de tous les pays, qui lave vos chaussettes?", "L"homme est le passé des femmes", "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". Un des atouts du MLF réside aussi sans doute dans l'absence de structure contraignante. Le mouvement n'a pas de local attitré, mais une multitude de lieux de réunion possibles. «Des groupes de parole, de quartier, de conscience se forment spontanément. On parle de tout ce qui, d'ordinaire est relégué à la sphère privé. Le "personnel est politique": faire des enfants, faire la vaisselle, faire l'amour sont des actes politiques. (...) On célèbre l'"entre-femmes", la "sororité".» (source B p51)
De fait, les différents groupes, bien qu'animés par des femmes aux parcours très divers, arrivent à la même conclusion: la nécessité de se regrouper entre femmes. Le principe de la non mixité est une nécessité, notamment afin de rompre avec les pratiques masculines en assemblée. Le 21 mai 1970, à l'université expérimentale de Vincennes, se tient la première réunion publique non mixte de femmes.

Clicsouris [CC BY-SA 2.5 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5)]
Au delà des divergences initiales, les grandes revendications demeurent les mêmes: l'accès libre et gratuit aux moyens de contraception, la liberté des femmes à disposer de leur corps, la légalisation de l'avortement, la lutte contre le viol (3) et les violences faites aux femmes, l'égalité hommes-femmes dans le travail (4) et les tâches domestiques.
Les actions prennent des formes variées: publication retentissante à l'instar du Manifeste des 343 (5) en 1971, actions spectaculaires portées par l'association Choisir de Gisèle Halimi dans le domaine juridique (6),  Journées de dénonciation des crimes commis contre les femmes à la Mutualité les 13 et 14 mai 1972, manifestations de rue massives (7). Autant de moyens de faire pression sur les pouvoirs publics et d'accélérer le processus législatifs comme lors du vote de la loi Veil en 1974. (8
Après 1975, les militantes s'orientent vers des outils de diffusion plus vastes. De nombreux journaux, revues ou magazines dirigés et écrits par des femmes, à destination des femmes, voient le jour, tout comme des librairies spécialisées et des maisons d'édition (Éditions des femmes d'Antoinette Fouque).

Par delà les luttes fédératrices, les débats agitent le mouvement et les divergences abondent. Lors des réunions de militantes, l'ambiance survoltée témoigne de l'existence de tendances aux conceptions parfois antagonistes. "Quel rapport le féminisme doit-il entretenir avec le marxisme? Faut-il structurer le mouvement ou conserver un fonctionnement informel? Existe-il une spécificité du féminin, une féminité, une «féminitude»?
La tendance marxiste soutient que l'abolition du système capitaliste permettra la fin des inégalités hommes-femmes. La tendance révolutionnaire fait de la lutte contre le patriarcat la priorité absolue. La tendance différentialiste (ou essentialiste) défendue par le groupe Psychanalyse et Politique d'Antoinette Fouque considère qu'il existe une essence féminine à préserver et  des spécificités féminines complémentaires des spécificités masculines. Enfin pour les universalistes (ou égalitaristes), dont Simone de Beauvoir est la figure de prou, la différence biologique ne peut expliquer les différences de comportement et la domination masculine. Toutes les différences sont expliquées culturellement. Dans cette optique, il faut se garder de mettre en avant ce que les femmes sauraient mieux ou moins bien faire que les hommes. Les luttes des universalistes sont donc plutôt tournées vers un changement des mentalités, vers le droit, notamment la parité dans toutes les fonctions. A partir de 1979, l'opposition entre différentialistes et universalistes s'intensifie, jusqu'à la rupture. Antoinette Fouque, Marie-Claude Grumbach et Sylvina Boissonas Fouque déposent le 18 octobre à la préfecture de police une association nommée «Mouvement de libération des femmes», puis inscrivent le même nom comme marque à l'institut de la propriété industrielle et commerciale. A l'encontre de ses méthodes originelles, le mouvement qui n'appartenait à personne se retrouve propriété privée...


 * Les chansons du MLF.
Dans le cadre de leurs différentes actions, les militantes du MLF composent des chansons.
On chante alors tout le temps dans les milieux gauchistes, et donc aussi parmi les féministes.
"Destinées à être entonnées collectivement au cours des manifestations, les chansons du Mouvement de libération des femmes sont sans exception des écrits de combat ou de contestation, tant par leur propos que par l'effet que les militantes cherchent à produire à travers elles. (...) La spécificité du MLF est (...) de donner à entendre des chansons inédites, écrites collectivement." (source H p279) Le but est en effet de faire entendre le point de vue des femmes, dans le contexte d'une opposition souvent frontale avec les organisations d'extrême-gauche.
"C'est véritablement dans et par le collectif que l'écriture chansonnière se constitue lors de réunions dont les traits caractéristiques sont en partie ceux de l'atelier d'écriture. Le mode collégial est le même que celui qui préside à l'écriture des slogans ou des tracts." (source H p 281) "On avait une foi de charbonnière. On était en train de révolutionner le monde. On était shootées à la confiance qu'on avait en ce qu'on faisait." "On avait des réunions en permanence. (...) Quelquefois, il y avait même plusieurs réunions par jour. On inventait des chansons avant chaque manif", rappelle Josée Contreras au sujet de la genèse de nombreuses chansons du MLF.
Le morceau le plus célèbre et le plus marquant reste sans conteste "l'hymne du MLF", un titre qui chante la nécessité d'une libération, à l'instar de beaucoup d'autres chansons du mouvement.

Le torchon brûle [Public domain]
Les paroles de l'Hymne de libération des femmes ou Hymne des femmes sont écrites par une dizaine de militantes du MLF réunies un soir joyeux de mars 1971 dans l'appartement de l'écrivaine Monique Wittig. Le petit groupe s'y trouve réuni pour préparer un futur rassemblement car, à l'époque, chaque lutte apporte son lot de chansons improvisées. 
José Contreras, alors présente, se remémore la genèse de la chanson:"La réunion qui se tenait ce soir là chez Monique Wittig était destinée à préparer le rassemblement du 28 mars 1971 au Square d’Issy-les-Moulineaux, en mémoire et à l’honneur des femmes de la Commune de Paris.
Une dizaine de femmes étaient présentes, dont plusieurs m’étaient alors inconnues. Je citerai, mais sans certitude, outre Monique Wittig, Hélène Rouch, Cathy Bernheim, Catherine Deudon, M.-J. Sinat, Gille Wittig, Antoinette Fouque, Josiane Chanel…
Comme ce sera toujours la façon de faire au Mouvement, quand nous préparions des chansons, des slogans ou des tracts pour une manifestation, nous le faisions à toute allure. On était assises par terre, tout le monde parlait en même temps, certaines notaient, les propositions fusaient dans le brouhaha, étaient reprises, transformées, complétées, ou abandonnées. L’une ou l’autre des participantes lançait tel titre de chanson connue, chanson du répertoire folklorique ou tube du moment, au besoin elle en fredonnait l’air. Si une majorité s’en saisissait, on commençait à y mettre nos paroles.
» 

Edward Burne-Jones:"The mirror of Venus" [Public domain]
Josée Contreras propose d'entonner l'hymne sur l'air du Chant des marais composé en 1933 par trois déportés du camp de concentration de Bögermoor, en Basse Saxe. "Pour l’ « Hymne », c’est moi (du moins me semble-t-il) qui ai proposé un air que j’avais appris ado en colonie de vacances et que j’ignorais être « Le Chant des marais ». Plusieurs participantes le connaissaient également et, la musique étant facile à retenir, nous avons aussitôt entrepris de lui donner un texte. Je ne crois pas qu’à ce moment-là aucune de nous ait su que nous étions en train de détourner un chant (« Le chant des marais ») qui portait une tragique charge d’histoire : composé en 1933 par des déportés politiques antinazis et juifs dans un camp d’internement allemand, ce chant avait été ensuite largement diffusé par les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, avant de se répandre dans tout l’univers concentrationnaire européen. Car, si opprimées que nous estimions être, il ne nous serait pas venu à l’esprit de nous identifier aux résistants antinazis et juifs, aux défenseurs de la république espagnole ou aux millions de victimes des totalitarismes… "

* "Depuis la nuit des temps, les femmes / Nous sommes le continent noir" (9).
Les paroles du premier couplet dénoncent l'invisibilisation des femmes, reléguées dans l'écriture de l'histoire collective. ("Nous qui sommes sans passé, les femmes / Nous qui n'avons pas d'histoire / Depuis la nuit des temps, les femmes / Nous sommes le continent noir"). Les cercles de militantes féministes portent cette volonté d'enfin "faire entrer" les femmes dans l'Histoire. C'est d'ailleurs seulement après l'éclosion du MLF que naissent, à l'université, les premiers séminaires sur les femmes. Le travail pionnier de Michelle Perrot, Pauline Schmitt et Fabienne Bock permet d'organiser les premiers séminaires sur les femmes à l'université. L’année suivante, en 1974, Michelle Perrot et Françoise Basch fondent à Paris 7 Jussieu, le "Groupe d’études féministes", non-mixte.

 "Asservies, humiliées", "achetées, vendues, violées",  le second couplet fustigent les violences faites aux femmes dans leur propre foyer ("Dans toutes les maisons") et la volonté des mâles de les marginaliser ("hors du monde reléguées").
Les trois couplets suivants insistent sur la nécessité de s'unir ("Découvrons-nous des milliers !"), se souder, sortir de l'isolement, discuter ("Reconnaissons-nous", "Parlons-nous, regardons-nous"), faire front face aux hommes qui s'emploient à diviser les femmes pour mieux régner ("Ils nous ont divisées", "Et de nos sœurs séparées").
 Le refrain et les deux dernières strophes du cinquième couplet exhortent à se rebeller face à la société patriarcale qui écrasent les femmes. ("levons-nous femmes esclaves / et brisons nos entraves / Debout, debout, debout!" "Ensemble, on nous opprime, les femmes / Ensemble, révoltons-nous!").

La chanson n'a pas vocation à devenir l'hymne d'un mouvement. Josée Contreras se souvient: "J'ignore quand la chanson "Nous qui sommes sans passé, les femmes..." a été promue au rang d'"hymne du MLF", mais une telle perspective aurait suscité stupéfaction et hilarité chez les quelques femmes du Mouvement qui l'ont improvisée un soir de mars 1971. Aucune solennité n'a présidé à sa naissance. Hors les AG des Beaux-Arts, les réunions entre femmes du Mouvement étaient informelles, quotidiennes, et même pluri-quotidiennes: y assistait qui pouvait, qui voulait, qui s'intéressait au thème annoncé."
Il n'empêche que ce morceau marque plus qu'un autre les esprits. Immédiatement repris lors des manifestations féministes, il voit ses paroles et sa partition publiées dans un numéro du Torchon brûle (10) de février 1972. Françoise Picq, militante féministe du MLF et historienne, ne s'explique pas pourquoi cette chanson s'impose: "Ce chant a de la tenue, mais ce n'est pas mon préféré. Il a un côté un peu sombre alors qu'on était très, très joyeuses."

****
A la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante, le mouvement féministe subit un reflux. Le féminisme est repris par les institutions, le pouvoir et les partis politiques. Le temps du combat paritaire et légale s'ouvre quand l'action et la provocation s'effacent. Reste que, par sa radicalité, les thèmes qu'il a mis en lumière, la parole qu'il a libérée, les victoires qu'il a remportées, le MLF reste un moment crucial des femmes. Il rappelle que le combat d'un genre concerne l'ensemble de la société, tant le sexisme reste enraciné partout. (11)




  
L'hymne du MLF
Nous qui sommes sans passé, les femmes,
Nous qui n’avons pas d’histoire,
Depuis la nuit des temps, les femmes,
Nous sommes le continent noir.
Refrain : Levons-nous femmes esclaves / Et brisons nos entraves / Debout, debout, debout !
Asservies, humiliées, les femmes,
Achetées, vendues, violées,
Dans toutes les maisons, les femmes,
Hors du monde reléguées.
Refrain
Seules dans notre malheur, les femmes,
L’une de l’autre ignorée,
Ils nous ont divisées, les femmes,
Et de nos sœurs séparées.
Refrain
Le temps de la colère, les femmes,
Notre temps, est arrivé,
Connaissons notre force, les femmes,
Découvrons-nous des milliers !
Refrain
Reconnaissons-nous, les femmes,
Parlons-nous, regardons-nous,
Ensemble, on nous opprime, les femmes,
Ensemble, Révoltons-nous !
Refrain

Notes:
1. Françoise Héritier parle de "valence différentielle des sexes". La domination masculine viendrait du fait que les femmes disposent aux yeux des hommes d'un pouvoir absolu, magique: le pouvoir de donner la vie, d'enfanter. Pour contrer ce pouvoir là, les hommes doivent avoir la mainmise sur les femmes, leurs corps et leurs sexualités, car sans elles, ils ne pourraient se reproduire.
2. En 1975, les militantes interviennent lors du congrès de l'année de la femme et organisent un anti-congrès face à ce qu'elles estiment être une nouvelle manière de prolonger les clichés de genre.
3. Le viol est reconnu comme un crime par la loi du 23 décembre 1980. Jusque là, le viol est tu et vécu comme une honte par les victimes; quant aux violeurs, ils écopent de peines particulièrement clémentes. L'action des féministes («Quand une femme dit non, c'est non!») et la mobilisation inlassable de Gisèle Halimi contribuent à faire évoluer les mentalités. Ce faisant, elle parviennent à renverser la perspective: la faute ne doit plus peser sur les femmes comme l'assène les éternels arguments odieux ("elle l'a bien cherché"), mais sur le violeur. On voit apparaître des refuges pour femmes battues qui ouvrent leurs portes à de très nombreuses victimes. 
4. La loi du 22 décembre 1972 relative à l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes introduit le principe «à travail égal, salaire égal».
5. Chaque année, plus d'1 million de Françaises avortent illégalement. Entre 250 et 300 d'entre elles meurent de cette opération pratiquée dans la clandestinité. Depuis les années 1950, le Planning familial, puis la loi Neuwirth en 1967 ont permis l'autorisation de la contraception, pas de l'avortement. Pour les femmes du MLF, il est urgent de faire de cette question une priorité, un thème d'actualité. Anne Zelensky et Céline Delphy cherchent une tribune pour le publier. Le groupe avortement du MLF rédige donc un manifeste pour réclamer l'avortement libre et gratuit. La tribune est finalement publiée dans Le Nouvel Observateur le 5 avril 1971 et signée par 343 femmes de renom auxquelles le pouvoir n'osera pas s'attaquer. Jeanne Moreau, Bulle Ogier, Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve déclarent publiquement avoir avorté. Dès lors, l'avortement s'impose dans les débats et à la une des médias. En une de Charlie Hebdo, une caricature de Cabu fait se demander à Michel Debré "qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l'avortement?" De nombreux journalistes raillent l'initiative et insultent les femmes du MLF. "Mal baisées", "lesbiennes", "hystériques", les ignominies pleuvent.
6. En 1972, une jeune fille et sa mère, sont inculpées pour avortement par le tribunal de Bobigny. Chaque année 5 à 600 femmes sont condamnées pour avoir eu recours à un avortement. Pendant deux mois, Gisèle Halimi, l'avocate de la jeune Marie-Claire 17 ans, transforme le procès en tribune politique contre la loi de 1920 sur l'interdiction de l'avortement. Soutenue à l'extérieur par des militantes du MLF, la pression médiatique exercée sur le tribunal, arrive à ses fins: la mère et la fille sont relaxées. Une décision en forme d'aveu: la justice n'a pas condamné l'avortement. 
Dans la foulée du procès, c'est au tour de 331 médecins de signer un manifeste dans lequel ils affirment avoir aidé des femmes à avorter.
7. le 6 octobre 1979, 30 000 à 50 000 femmes manifestent à Paris pour la pérennisation de la loi Veil sur l'avortement, car cette dernière n'avait été promulguée qu'à titre provisoire, pour cinq ans. La loi sur l'avortement devient définitive en 1979.
8. Pendant les mois qui suivent l'adoption de la loi, les militantes du MLF sont là pour appuyer son application, pour dénoncer les services hospitaliers où l'opération est refusée ou critiquer le manque de moyens mis en œuvre pour appliquer la loi.
Valéry Giscard d'Estaing crée aussi un secrétariat à la condition féminine et enchaîne les décrets: mixité pour tous les concours de la fonction publique, interdiction d'offres d'emplois sexistes, pénalisation du licenciement en fonction du sexe ou de la situation familiale.

9. C'est par cette expression que Freud désigne "la vie sexuée de la femme adulte", que la psychanalyse ne parvient alors pas à comprendre.
10. Édité de mai 1971 à 1973, ce "menstruel" féministe est ouvert à toutes est distribué en kiosques. Dirigé par Marie Dedieu, chaque numéro n'en est pas moins réalisé par une équipe différente.
11. C'est seulement depuis août 2014 que les discriminations en raison du sexe sont venues compléter l'arsenal répressif des différents types de discriminations.

Sources:
A. Florence Rochefort: "L'insurrection féministe", in 68, une histoire collective [1962-1981] dir. Philippe Artières et M. Zancarini-Fournel.
B.  "Les premiers combats du MLF" in Le Monde magasine, 20 mars 2010.
C. Le Hall de la chanson: "La chanson du MLF" et "40 ans de MLF en chansons"
D. Rue 89: "'Debout les femmes!' L'hymne féministe va devenir un tube. On parie?" 
E. Page Wiki consacrée au morceau.
F. Continent musiques: "Les femmes dans la chanson française (3/5): 1975, l'année de la femme" 
G. France culture: "La naissance du MLF"
H. Les entrées "Chanson" par Audrey Lasserre (p279-281) et "MLF" par Marion Charpenel (p1004-1008) in "Dictionnaire des féministes. France XVIII-XXI° siècle" C. Biard (dir.), PUF, 2017.
I. Michelle Zancarini-Fournel:"1945-2005, la France du temps présent", Histoire de France sous la direction de Joël Cornette, Belin, 2010.

Liens:
- 1970-2020: les 50 ans du MLF.
- La partition
- Le Hall de la chanson: "Femmes en chansons"
- En cadence: planète XX.

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