Pages

dimanche 1 mars 2020

"L'an mil" de Michel Sardou: une certaine idée du Moyen Age et de ses peurs.

Aux alentours de l'an mil, une peur panique se serait emparée de l'Occident chrétien. Le phénomène, longtemps présenté comme massif et incontestable, relève pourtant du mythe.
Quelques rares sources médiévales mentionnent ces peurs de l'an mil. Leur exploitation au fil des siècles contribua à forger un mythe si vivace et solide qu'on en entend encore parfois de lointains échos. C'est le cas dans l'An mil, grand succès de Michel Sardou que nous analysons en fin de billet (précision utile pour tous ceux qui ne jurent que par Michel et n'ont que faire des chroniqueurs monastiques et des querelles historiographiques).

Au Moyen Âge, en particulier au Xe siècle, une place importante était accordée à la dimension eschatologique du christianisme, c'est-à-dire l'attente du salut éternel après le Jugement dernier. A cet élément de la foi s'ajoutait chez certains des croyances millénaristes. Ces chrétiens, qui se fondaient sur l'interprétation du chapitre XX de l'Apocalypse de Saint-Jean (versets 7-8), attendaient la fin du monde mille ans après l'Incarnation du Christ. "Lorsque mille ans seront accomplis Satan sera relâché de sa prison et il séduira les nations qui sont aux confins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre aussi nombreuses que le sable de la mer." 
Au IV° siècle, dans la Cité de Dieu, Saint-Augustin fait commencer le millénaire à la naissance du Christ, mais il précise aussitôt que le chiffre mille reste avant tout métaphorique et représente une très longue période. Selon lui, la fin du monde arrivera un jour, annoncé  par le retour de l'Antéchrist, mais sans que l'on puisse connaître ni la date ni l'heure.
Lambert- Liber Floridus (1120) [Public domain]
A partir du X° siècle, l'interprétation du passage de l'Apocalypse suscite l'inquiétude d'une poignée de chroniqueurs monastiques. Dans quelques très rares manuscrits il est ainsi fait mention d'un retour de l'Antéchrist ou de phénomènes inquiétants à l'approche de l'an mil. Vers 994, dans un écrit adressé à Hugues Capet, Abbon, l'abbé de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire), mentionne l'existence de peurs eschatologiques pour mieux les réfuter. Il s'agit de l'unique témoignage d'époque mentionnant une croyance millénariste. 
Dans la première moitié du XI° siècle, le moine bourguignon Raoul Glaber relate les faits qui se sont passés aux environs de la millième année de l'Incarnation. Dans son Histoire, le moine interprète l'histoire de son temps à partir de ses connaissances théologiques et scripturaires. Après avoir décrit les catastrophes survenues sur terre (incendies, éruption volcanique, apparition de dragons, famines, pluies de sang, hérésies),  Raoul termine son livre II par cette phrase: "Ces signes concordent avec la prophétie de Jean, selon laquelle Satan sera déchaîné après mille ans accomplis". On le voit, l'auteur construit ses Histoires en se référant à l’Apocalypse de Saint-Jean.
Au XII° s, Sigebert de Gembloux écrit dans sa Chronique qu'en l'an 1000 on assista à la conjonction de plusieurs phénomènes extraordinaires : " La millième année de l'incarnation du Christ, (...) on vit de nombreux prodiges." Suivent des images empruntées à l'Apocalypse, notamment le serpent apparaissant dans le ciel. La maîtrise du comput (le calcul du temps) du moine permet d'affirmer que Sigebert a volontairement concentré en l'an 1000 des événements spectaculaires survenus à des dates différentes.  
Le cistercien Guillaume Godel raconte qu'en "l'année 1010, en de nombreux endroits de la terre, on entendit cette rumeur, et la peur et la crainte emplirent les cœurs de nombreux hommes : beaucoup pensèrent que la fin du monde approchait ; ceux d'un esprit plus sain s'appliquèrent plus attentivement à corriger leur vie, faisant bon usage d'un salubre conseil." Ce texte, rédigé vers 1175, soit plus d'un siècle et demi après les faits rapportés, doit donc être considéré avec une grande précaution. 
Ce court inventaire montre que les sources médiévales offrent peu de mentions explicites de l'existence de peurs collectives et, lorsqu'elles le font, elles les traitent avec une certaine circonspection. 

* XVI° siècle.
Il faut ensuite attendre le XVI° siècle pour voir de nouveau mentionnées les frayeurs de l'an mil. A cette période, comme l'a démontré le médiéviste Dominique Barthélémy, quelques religieux se penchent alors sur les peurs de l'an mil pour s'en affliger et marquer la différence avec la Renaissance. (1) Dans ses Annales ecclésiastiques, le cardinal Baronius (1538-1607) affirme que les hommes eurent peur, trompés par la coïncidence de fausses prophéties répandues par le diable et de catastrophes naturelles : " Un nouveau siècle démarre. Commence la première année après l'an mille [...]. Selon une vaine assertion de certains, elle aurait été annoncée comme la dernière année du monde ou très proche de celle-là même où devait être révélé cet homme de perdition, celui que l'on appelle l'Antichrist." Sous la plume de Baronius se trouve ainsi la première expression d'une analyse critique du phénomène des peurs dites " de l'an 1000 ". L'auteur italien les attribue à la crédulité des foules, en prenant bien soin de marquer la distinction avec les esprits des savants, qui ne furent presque pas contaminés par l'erreur. "Ces bruits se répandirent de la Gaule dans tout l'univers. Presque tout le monde y crut; les simples en furent effrayés, mais les savants n'y crurent guère."
Ces considérations  permettent en outre d'insister sur le prétendu obscurantisme de la période médiévale, par opposition avec les temps éclairés qu'étaient pour Baronius l'Antiquité et la Renaissance.
Dans son sillage, plusieurs auteurs ecclésiastiques des XVII° et XVIII° siècles se penchèrent sur les terreurs de l'an mil pour mieux s'en affliger et bien insister sur la différence avec la période suivante. Tous se réfèrent à l'ouvrage de Raoul Glaber dont ils exploitent particulièrement trois passages: la multiplication des hérésies en l'an mil, la catastrophique famine de 1033 et la vague de construction d'églises ("le blanc manteau d'églises") lors du changement de millénaire. (2) Beaucoup considèrent alors que le renouvellement des Églises fut une des conséquences des terreurs de l'an mil. En 1773, l'Italien Bettinelli écrit: "Mais quand le terme fatal fut passé, en sûreté sur le rivage, ce fut comme une vie nouvelle, un jour nouveau et de nouvelles espérances." Au chaos ou à la peur du chaos succéda un monde nouveau.
Dessin tiré de l'Augsburger Wunderzeichenbuch. [public domain]
* "Cette fin du monde si triste"
A partir des années 1830, l'historiographie romantique reprend la thèse d'une grande peur. La légende devient mythe sous la plume enfiévrée de Jules Michelet. En 1830, dans le tome III de son Histoire de France, il écrit: "C'était une croyance universelle au Moyen Age que le monde devait finir avec l'an mil de l'incarnation. (...) Cet effroyable espoir du Jugement dernier s'accrut dans les calamités qui précédèrent l'an 1000. Il semblait que l'ordre des saisons fût interverti, que les éléments subissent des lois nouvelles. Une peste terrible désola l'Aquitaine. La famine ravagea le monde. Les pauvres rongèrent les racines des forêts, plusieurs se laissèrent aller à dévorer des chairs humaines. Cette fin du monde si triste était tout à la fois l'espoir et l'effroi du Moyen Age!" L'historien dépeint un Moyen Age sombre, chaotique, anarchique. Dans son sillage, des auteurs donnent au mythe une teinte anticléricale. En constatant l'afflux des donations pieuses aux alentours de l'an mil, d'aucuns en vinrent à accuser l'Eglise du X° siècle d'avoir volontairement propagé les peurs millénaristes pour mieux s'emparer des biens de riches laïcs, inquiets pour le salut de leurs âmes. Pour étayer leurs démonstrations, les historiens exagèrent la portée de formules (avant tout rhétoriques) utilisées par les moines dans les chartes (ex: " la fin du monde approchant "). Soucieux de dissiper les accusations portées contre l'Eglise, les historiens catholiques du XIX° siècle nièrent l'existence des frayeurs millénaristes pour mieux leur opposer la Paix de Dieu, ce vaste mouvement social lancé par l'Eglise dans un climat apaisé.
Suivant une approche différente, les historiens du courant positiviste du dernier quart du XIX° siècle dénièrent à leur tour toute réalité aux terreurs de l'an mil, dans la mesure où pratiquement aucune trace n'en était visible dans les textes.

* "Inquiétudes diffuses"
Pour Georges Duby, les textes renseignent sur les faits, mais renseignent également sur les mentalités. Sous cet angle, il renouvelle les perspectives de l'histoire des peurs en publiant, en 1967, L'An Mil. Tout en niant l'existence d'une vague de terreur apocalyptique ("mirage historique"), le grand médiéviste évoque la présence "d'inquiétudes diffuses" entre 980 et 1040. L'historien écrit ainsi: "On a tort de croire aux terreurs de l'an mil. Mais on doit admettre, en revanche, que les meilleurs chrétiens de ce temps ont vécu dans une anxiété latente et que, méditant l'Evangile, ils faisaient de cette inquiétude une vertu." Une vertu qui déboucherait pour Duby sur l'instauration du mouvement de la Paix de Dieu. L'an mil passé sans encombre, c'est la reprise des activités. Dès lors, l'an mil marque un démarrage pour l'Occident, un moment de mutation. "Dans les années qui avoisinent l'an mil, la Chrétienté sent qu'elle va toute entière franchir le passage." [G. Duby:"L'an Mil"] Sous la plume de l'historien, l'attente de la fin du monde ou d'un renouveau messianique reste forte. Au fond, les terreurs de l'an mil font place aux angoisses diffuses des années 980-1040.   

L'Antéchrist et ses fidèles.
  * "La conspiration du silence"
Les arguments développés par F. Lot dans "Le mythe des terreurs de l'an mille" (1947) aurait pu faire croire à la destruction définitive du mythe. D'une part, la plupart des textes ne disaient rien des prétendus affres millénaristes, d'autre part l'immense majorité des contemporains ignorait la date de l'année en cours. En dépit de cette solide démonstration, plusieurs auteurs, pourfendeurs de l'histoire positiviste, proposèrent une nouvelle approche des peurs de l'an mil.
Pour Richard Landes, le silence des sources cache l'expression de craintes réelles. Ce mutisme s'expliquerait par l'opposition des clercs aux aspirations millénaristes des foules. "Tu, caché, occulté, le millénarisme aurait en fait été largement répandu", mais caché par  la "conspiration du silence". "Les mouvements apocalyptiques seraient la forme religieuse d'une vaste protestation sociale contre la prise du pouvoir par les féodaux.
Pour P. Bonnassie et J.P. Poly, les troubles sociaux et violences chevaleresques seraient des signes de la proximité de la fin du monde. Ce sont ces bouleversements politiques et sociaux qui auraient provoqué les frayeurs millénaristes et incité l'Eglise à mettre en place la Paix de Dieu. (3)
Johannes Fried nie l'existence de terreurs millénaristes, pour mieux leur substituer "une vaste ambiance ou atmosphère apocalyptique susceptible de provoquer aussi bien la crainte que l'espoir." Seul un tabou très puissant aurait empêché les individus d'exprimer leurs peurs. D'où la rareté des témoignages... La croyance de l'approche de la fin des temps s'accompagnerait d'une activité enfiévrée comme en atteste la fièvre bâtisseuse évoquée par Glaber ("le blanc manteau d'églises"). 
Donc si l'on suit bien, moins il y a de sources, plus le phénomène est ample et avéré... 

* La réfutation critique.
De nombreux éléments permettent pourtant de nier définitivement l'existence des peurs de l'an mil. Le quasi silence des sources sur le phénomène n'est pas le témoignage de l'acuité du phénomène, mais bien de son absence. L'interprétation des très rares textes médiévaux mentionnant des frayeurs apocalyptiques en l'an mil s'appuie sur des citations tronquées et ne tient pas compte, ou trop peu, de la dimension théologique de tels écrits. Quand les moines expriment leur mépris du monde, ils le font dans une perspective eschatologique, sans pour autant envisager l'imminence de la fin des temps. De même, si le livre de l'Apocalypse est souvent lu, cité et commenté par les clercs du Moyen Age, il représente pour ces derniers une grille de lecture pratique pour comprendre le sens des événements contemporains sans être nécessairement tourné vers l'avenir. La mention fréquente du Jugement dernier permet ainsi à l'Eglise de rappeler aux croyants les voies à suivre pour accéder au paradis; son évocation par les contemporains ne signifie pas qu'ils le considèrent comme imminent.  "L'inquiétude qui se manifeste est celle du salut, non celle de l'approche de l'an 1000 ou de la fin des temps." (source E)
La mention fréquente de séismes, de comètes, d'éclipses ou d'invasions dans les écrits monastiques s'explique en raison de la nature des phénomènes. Elle a pour but explicite de conduire les hommes à faire pénitence. Par conséquent, repérer ces signes dans les sources n'équivaut pas à repérer des angoisses eschatologiques, mais plus vraisemblablement que les populations redoutent leur propre mort. Lorsque ces mentions "débouchent sur l'expression de craintes eschatologiques, on voit aussitôt les clercs se faire rassurants et rappeler que nul ne peut connaître la date de la fin du temps." (source A) N'oublions pas enfin que pour les chrétiens de l'époque, l'incarnation et la passion du Christ ont ouvert le dernier âge de l'humanité, donnant un sens définitif à l'histoire. Pour autant, nul ne se risque à calculer la date de la fin du monde, car seul Dieu connaît l'avenir, ce que l'Eglise rappelle depuis saint Augustin.
Les inquiétudes qui se font jour sous la plume de clercs,  sont celles d'élites lettrées. Reste que, pour l'immense majorité de la population, il ne semble pas y avoir eu de peur particulière avec le passage du millénaire. Comment aurait-il pu en être autrement à une époque où la masse des chrétiens n'avait aucune idée de la date à laquelle ils vivaient? En dehors de quelques lettrés qui connaissaient le comput de l'incarnation, hommes et femmes de cette époque ignoraient qu'ils étaient en l'an mil. "En vérité pour la plupart des occidentaux ce mot d'An Mil qu'on voudrait nous faire croire tout chargé d'angoisses, était incapable d'évoquer aucune étape exactement située dans la suite des jours", écrit Marc Bloch (la Société féodale). L'année commençait en outre à des dates différentes en Europe (Noël en Angleterre et en Italie, Pâques en France).

Luca Signorelli [Public domain]
Au bout du compte, rien n'atteste l'existence d'angoisses largement répandues, ni l'interruption d'activités liées à la crainte du Jugement dernier. Il faut définitivement écarter les "terreurs de l'an mil", abandonner l'idée d'un avant l'an mil catastrophique et d'un renouveau au début du XI° s. Il n'y a pas de "mutation de l'an mil", mais bien plutôt une grande continuité et stabilité entre 950 et 1030, avec un certain essor économique et des activités intellectuelles nombreuses.  
Comme le note Sylvain Gouguenheim, à l'issue d'une convaincante démonstration, "la peur apocalyptique n'a été vécue que par peu de personnes: des clercs, imprégnés de lectures bibliques et, accidentellement, des populations victimes d'invasions brutales (...); la peur de la fin du monde n'est en général que l'expression exacerbée de la peur de sa propre fin, renforcée par la dimension collective du malheur éprouvé. (...) Plus que de frayeurs populaires, il semble donc que l'on soit en présence d'un mythe intellectuel, forgé dès le XI° siècle. L'histoire des terreurs de l'an mil est celle de l'imaginaire des historiens, qui ont fabriqué un mythe si beau qu'il semble immortel, quelles que soient les réfutations qu'on lui apporte." (source A)

* "L'Apocalypse avant l'hiver"
Après les travaux des historiens, dont l'audience reste somme toute limitée, Michel Sardou livre sa version des terreurs de l'an mil dans un de ses morceaux à succès. La chanson, sobrement intitulée L'An mil, clôture l'album Vladimir Ilitch sorti en 1983. Le moins que l'on puisse dire est qu'on en a pour son Michel. 
Avec ses ponts musicaux appuyés, la chanson s'avère particulièrement grandiloquente. Dès les premières notes, la lente descente chromatique de l'orgue électronique installe une ambiance lourde et anxiogène. (4)
Le titre, co-écrit avec Pierre Barret, s'inspire - paraît-il - des écrits de Georges Duby. A l'écoute du résultat, on imagine une lecture en diagonale tant la vision du Moyen Age proposée ici est caricaturale. Le champ lexical utilisé contribue à perpétuer l'image d'une période sinistre et obscurantiste (forêt noire, sorcière, rois méchants, fureur, haine). Le premier couplet enfile clichés et approximations historiques avec la mention de " cathédrales crevant le ciel comme des épées", de "forêts noires que des sorcières ont envoûtées". Rappelons que c'est surtout aux XI° et XII° siècles que débute la construction des cathédrales en Europe de l'Ouest. De même, c'est par une bulle pontificale du pape Jean XXII datée de 1323 que commence véritablement la persécution par les autorités chrétiennes des sorcières.
Le chanteur dépeint ensuite "Des chevaux fous et des milliers de races humaines/ Lancés sur nous du plus profond de la Bohême." Il faut sans doute y voir une référence aux "invasions barbares". Or, depuis le VI° siècle, les peuples venus de l'est (Goths, Burgondes, Vandales) ont eu le temps de s'installer, de se sédentariser et si des raids vikings sont encore mentionnés au XI° siècle, ils sont lancés de Scandinavie et non de " Bohême". Sardou mentionne ensuite "Des rois enfants conduits par des femmes inhumaines". Il faut peut-être y voir une référence aux Mérovingiens, ces "rois fainéants" dépeints par l'historiographie carolingienne. A l'époque, la très forte mortalité rend les règnes très courts et ce sont souvent les mères qui assurent la régence au nom de leurs fils, trop jeunes pour régner. Reste qu'en l'an 1000, cela fait 249 ans que les Mérovingiens ne sont plus au pouvoir...

Le refrain évoque le "Dies Irae" (5) et dépeint l'atmosphère - supposée apocalyptique - de l'an mil. La colère de Dieu va s'abattre sur les hommes, la fin est proche. Des trompettes retentissent soudain, ouvrant un pont musical assez long. Un orgue reprend alors le thème du dies irae. La musique, grandiloquente et solennelle, semble placer l'auditeur dans la nef d'une église. 
Bientôt, des nappes de synthés et d'orgues électroniques, puis la pulsation lourde d'une batterie surgissent, comme pour mieux assurer la transition vers l'époque contemporaine. Le second couplet lie en effet les frayeurs médiévales aux peurs contemporaines. Sardou reprend les termes du premier couplet, mais les utilise désormais pour décrire les nouveaux fléaux contemporains: la pollution ("Des fumées noires au ciel assassinent l'été / Des villes sombres emmurent des hommes prisonniers"), le racisme ("Des peurs obscures nous viennent des autres races humaines"), la déchristianisation ("Des crucifix brisés rouillent en haut des montagnes / Des abbayes se changent en maison de campagne"). Malade, notre planète est désormais à court de ressources ("Des peuples enfants gaspillent la dernière fontaine") ou à la merci de guerres ("Des peuples fous répandent la fureur et la haine"). 
Avec le second refrain, légèrement différent du précédent, le "Dieu colère que nous avons tous oublié" vient se rappeler au bon souvenir des humains. Avec la fin du millénaire qui approche, une nouvelle apocalypse menace de "crucifier la chrétienté".  Nous sommes en 1983 et Sardou l'annonce: ça va barder. Après les prétendues frayeurs de l'an 1000, une vague de peur va-t-elle vraiment s'abattre sur les hommes à l'orée du troisième millénaire? Dans les faits, il n'en fut rien, si l'on excepte quelques voix très isolées comme celle de Paco Rabanne. A partir d'une interprétation personnelle des prophéties de Nostradamus - et parce qu'il a un livre à vendre - le célèbre couturier prédit en 1999 la fin du monde pour le 11 août de cette même année. Selon Rabanne, les débris de la station Mir devaient s'abattre sur la terre, semant chaos et désolation. (6) Nous sommes en 2020 et, manifestement, Paco s'est raté. Dans l'instant, le buzz a fonctionné, mais pas au point de parler d'une grande peur de l'an ... 2000.

Notes:
1. Dans ses Annales d'Hirsau, l'abbé de Sponheim, Jean Trithème popularise les terreurs de l'an mil, en amplifiant ce qu'il avait lu dans la Chronique de Sigebert de Gembloux:"La 12e année de l'abbatiat de Conrad, qui fut le millième de la Nativité du Seigneur, il y eut à travers toute l'Europe de grands tremblements de terre (...). Une terrible comète apparut cette même année, qui en terrorisa beaucoup par son aspect, ceux-ci craignant l'arrivée du dernier jour: en effet, plusieurs années auparavant, il avait été prédit par certains hommes, abusés par une fausse pensée, que ce monde visible devrait finir la millième année du Christ."
2. Au chapitre IV du livre III, le moine Raoul Glaber écrit:"Comme la troisième année après l'an mille était sur le point de commencer, on se mit par toute la terre, et particulièrement en Gaule et en Italie, à reconstruire les bâtiments des églises. Bien que la plupart fort bien édifiées n'en eussent nul besoin, une véritable émulation poussait chaque communauté chrétienne à en avoir une plus somptueuse. On eut dit que le monde lui même se secouait pour dépouiller sa vétusté et se revêtait partout d'un blanc manteau d'églises." En réalité, l'activité des chantiers est déjà très forte dans la deuxième moitié du X° siècle.
3. En réalité, les appels à la pénitence ne semblaient pas motivées par des attentes eschatologiques, mais plutôt par la volonté de l'Eglise de mieux contrôler les laïcs par le biais des processions pénitentielles et du culte des reliques. 
4. La chanson est taillée pour le live et donne lieu à des mises en scène pompeuses: crucifix enflammés, jeux de lumière. L'introduction s'allonge encore et s'enrichit d'une ambiance de chant grégorien, de sons sourds de pierres qu'on déplace. L'orgue, l'instrument médiéval par excellence à partir du XIII° siècle, est omniprésent.
5. Ce poème du Moyen Age, dont le titre signifie littéralement "jour de colère" en latin, évoque le Jugement dernier et les faiblesses humaines.  "Jour de colère que ce jour là, où le monde sera réduit en cendres, selon les oracles de David et de la Sibylle! Quelle terreur nous saisira, quand le juge apparaîtra pour tout examiner rigoureusement."
6. De même, le passage informatique du nouveau millénaire ou bug de l'an 2000 a suscité, à tort, de sérieuses inquiétudes.
 
L'An Mil (1983)
Des cathédrales crevant le ciel comme des épées
Des forêts noires que des sorcières ont envoûtées
Des chevaux fous et des milliers de races humaines
Lancés sur nous du plus profond de la Bohême.
Des crucifix dressés pour garder les campagnes
Des abbayes posées au sommet des montagnes
Des rois enfants conduits par des femmes inhumaines
Des rois méchants soufflant la fureur et la haine
Et tout là-haut un Dieu colère
Qu'on ne sait comment apaiser
Un Dieu du fond de l'Univers
A des années de Voie lactée
C'était la fin du millénaire
Aux horloges de la chrétienté
L'apocalypse avant l'hiver
L'arrivée du Dies Irae
Des fumées noires au ciel assassinent l'été
Des villes sombres emmurent des hommes prisonniers
Des peurs obscures nous viennent des autres races humaines
Des bruits d'armure résonnent encore au fond des plaines
Des crucifix brisés rouillent en haut des montagnes
Des abbayes se changent en maison de campagne
Des peuples enfants gaspillent la dernière fontaine
Des peuples fous répandent la fureur et la haine
Et tout là-haut un Dieu colère
Que nous avons tous oublié
Prépare du fond de l'univers
Un rendez-vous d'éternité
Bientôt la fin du millénaire
Va crucifier la chrétienté
L'Apocalypse avant l'hiver
L'arrivée du Dies Irae.
Sources:
A. Sylvain Gouguenheim. "L'invention d'un mythe: les terreurs de l'an mil. Etude et critique historiographique d'Abbon de Fleury à Richard Landes". Archivum Latinitatis Medii Aevi. Bulletin Du Cange, 1999, LVII, pp.111-190.
B. Pierre Riché: "Après l'an mille un soleil radieux éclairera-t-il l'Occident?", in Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1998, 2002. pp 47-53.- "L'histoire d'un mythe, l'invention des terreurs de l'An Mil".
C. "Vrai du faux, folles rumeurs"
D. Le Point: "Fin du monde: les grandes peurs de l'an mil
E. Sylvain Gouguenheim: "Contre-enquête sur l'apocalypse", in L'Express, 1999.

2 commentaires:


  1. Bonjour.

    En lisant vos conclusions, je vais me faire l'avocat du Diable (HiHi!)
    A défaut de jugement dernier, l'an 2000, et les années qui ont suivi, nous ont donné un petit aperçu d'apocalypse : 11 septembre, tsunamis, Eyjafjallajökull, Fukushima, Charlie Hebdo, Bataclan, etc... pour finir par le (la) Covid et tout ce qui va avec (confinement et tout le bataclan)
    L'apocalypse est peut-être une parabole de tout ce que je viens de citer !
    Ne prenez pas trop au sérieux mon billet.
    Cordialement.

    RépondreSupprimer
  2. De très bons commentaires, belle analyse. Merci de votre enseignement qui nous éclaire

    RépondreSupprimer