Mis en service en 1962, le paquebot France assura la traversée entre Le Havre et New York pendant douze ans. Son désarmement en 1974 marque la fin de l'histoire centenaire de la french line et la disparition d'un des symboles du prestige national. Le paquebot n'est plus, mais son souvenir reste bien présent, notamment grâce à Michel Sardou...
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A Saint-Nazaire, le 11 mai 1960, l'évêque de Nantes bénit le paquebot France. "Que
votre Sainte main, Seigneur, bénisse ce navire et tous ceux qu'il
portera. Vous qui avez daigné bénir l'Arche de Noé flottant sur les eaux
du déluge, tendez-lui la main. (...) Écartez
les adversités. Accordez-lui des traversées calmes. (...). Et lorsqu'il
reviendra dans son pays, qu'il soit joyeusement accueilli", clame l'ecclésiastique.
Le
général de Gaulle assiste à la mise à l'eau. "Le
paquebot France est lancé. Il a épousé la mer. Et maintenant, que
France s'achève et qu'il s'en aille vers l'océan pour voguer et pour
servir. Vive la France!" Le président profite du lancement du gigantesque navire pour asseoir son projet politique: rendre à la France sa place et son prestige international. Yvonne de Gaulle a pour mission de briser la bouteille de champagne sur la coque du navire. Pour l'occasion, la municipalité a décrété la journée fériée. Près de 100 000 personnes assistent à l'heureux événement. Le baptême du France marque une forme de renaissance pour les chantiers navals de Saint-Nazaire,très durement éprouvés par la guerre. La construction du plus grand navire du monde de l'époque par des milliers d'employés constitue une source de fierté légitime.
* Symbole itinérant du savoir vivre à la française.
La Compagnie générale transatlantique avait perdu les deux tiers de sa flotte au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le
lancement du France (1) doit permettre de répondre à la concurrence grandissante des Anglais et des Américains sur la route très disputée de l'Atlantique nord. En 1953,
la Transat envisage la mise en chantier d'un nouveau paquebot. La compagnie est semi-publique, aussi la décision doit-elle être approuvée par le
gouvernement et le parlement. Il faudra attendre cinq années de débats parfois houleux pour acter la construction du navire.
La décision de construire le France s'inscrit dans un contexte de forte croissance, marquée par le volontarisme d'un Etat très actif et interventionniste dans l'économie. (2)
Avec ses 317,7 mètres, le France est plus long que ses rivaux. Par ses dimensions impressionnantes et son luxe ostentatoire, le navire s'apparente à une vitrine flottante de la France dans le monde. Les équipements intérieurs attestent du savoir faire des ingénieurs, mais aussi de la qualité du made in France. Acier de Gueugnon, tapisseries d'Aubusson, porcelaine de Limoges, verres de Saint-Gobain, le bateau a été entièrement conçu dans l'hexagone. Les délocalisations n'ont alors pas cours et la France reste une grande puissance industrielle. Des artistes comme Louis Vuillermoz décorent les salons. Wogenski, Hilair, Coutaud signent les cartons des nombreuses tapisseries. Le France n'est pas que beau, il est aussi très sûr. La fabrication témoigne d'une véritable prouesse technique. Pour assurer un fonctionnement optimum, il dispose de superstructures en alliage léger d'aluminium, de chaudières à haute pression, d'ailerons stabilisateurs de roulis. Au cours de toutes ses années d'exploitation, il ne connaîtra que très peu d'avaries.
* Palace flottant.
Le navire conduit les passagers d'une rive à l'autre de
l'Atlantique nord, depuis son port d'attache, Le Havre, jusqu'à sa
destination principale, New York. A partir de février 1962, deux vendredis par
mois, le navire remonte l'Hudson river sous les vivats de la foule. Le
"faubourg saint-Honoré de l'Atlantique" offre ses deux cheminées
rouges et noires caractéristiques aux regards admiratifs des badauds. Seuls de richissimes passagers peuvent acquitter le prix exorbitant d'un billet. Aussi, le service et les équipements doivent être dignes d'un cinq étoiles. Cabines climatisées, pistes de danse, bars, piscines, théâtre, cinéma, salle de jeux, fumoir, chapelle œcuménique font du paquebot un palace flottant. Enfin, deux
restaurants de prestige (Le Chambord, Le Versailles) ambitionnent de faire du France l'ambassadeur de la gastronomie française. Afin que le service soit irréprochable, le personnel est très nombreux.
En un
mot comme en mille, le paquebot paraît être une réussite, le prestigieux fleuron
d'une France conquérante. En 1966, quatre ans après son lancement, France a transporté 300 000 passagers. Ses recettes couvrent largement ses dépenses.
La rentabilité du France est pourtant très vite remise en question. Ses concepteurs n'ont pas anticipé l'avènement et le succès des premiers avions à réaction. (3) Un Boeing 707 assure la liaison New York Paris en 8
heures, quand il en faut 132 au France pour assurer le même trajet. L'avion ne possède pas le lustre d'un transatlantique, mais il coûte beaucoup moins cher. En outre, la concurrence se fait de plus en plus rude avec le lancement du Queen Elizabeth II par le Royaume-uni en 1969. Au fond, la clientèle potentielle est bien trop restreinte pour permettre une rentabilité pérenne de l'embarcation. Le France voit donc le nombre de ses passagers reculer, quand ses coûts augmentent. (4) Le navire perd de l'argent dès 1966. A
partir de 1970, la compagnie tente de combler les pertes en développant
les croisières dans les Caraïbes ou en Méditerranée. En 1972 et 1973, la Transat organise même des tours du monde. Le nombre de
passagers continue de baisser, au moment où la dévaluation du dollar
aggrave encore la situation. Pour se renflouer, la Compagnie transatlantique coupe dans le personnel, mais il est trop tard. En 1973, le choc pétrolier multiplie par quatre le prix du baril, or il faut 600 tonnes de mazout
par jour pour alimenter le France. C'est le coup de grâce. En 1974, Valéry Giscard d'Estaing, fraîchement élu, déclare que l’État ne peut plus prendre en charge le déficit croissant de la Compagnie Générale Transatlantique (70 millions de francs de déficit en 1973, 100 millions l'année suivante). Le France doit être démantelé, après avoir transporté 588 000 passagers au cours de ses douze années d'exercice. Le 8 juillet, la Transat annonce l'arrêt du France pour le 25 octobre suivant.
* Une "mutinerie" et 28 jours de grève.
La décision passe mal. Dans la presse américaine, un journaliste réagit: «Quoi? Désarmer le France? Autant renier les truffes, arracher les vignobles et supprimer Jeanne d'Arc des livres d'histoire (...). Allons enfants, tous aux barricades!» Pour l'équipage, c'est un déchirement, car la fin du France implique la suppression de 1500 à 1800 emplois (navigants et emplois au sol). Quelle stratégie adopter pour faire reculer le gouvernement? La CGT envisage l'occupation du bateau au Havre, à quai, mais une partie de l'équipage imagine une autre solution... Le 11 septembre 1974, à 3 miles marin du port du Havre, alors que le France revient de New York pour un de ses derniers voyages, les personnels hôteliers encerclent le commandant et ses officiers. La grève commence. Les membres de l'intersyndicale ordonnent de jeter l'ancre en plein dans le chenal, ce qui paralyse aussitôt l'activité du port. Les grévistes occupent le paquebot, leur outil de travail. Les clients sont débarqués le lendemain, après avoir rempli généreusement la caisse de grève. Alors que le commandant et les officiers s'isolent dans leurs cabines, les grévistes se dotent d'un gouvernement provisoire, chargé de s'occuper de la vie quotidienne à bord. Le bateau est entretenu avec soin, lavé quotidiennement. Les grévistes peuvent compter sur le soutien des Havrais, bien conscients de l'importance économique du paquebot pour leur ville. Le navire fait en effet marcher le commerce, les hôtels, la blanchisserie... A quai, un comité de défense s'organise autour du maire communiste. Des milliers d'habitants manifestent tous les jours.
Le bras de fer s'engage avec le gouvernement Chirac, qui n'entend rien céder. Le démantèlement est confirmé. Les transatlantiques sont annulées et une plainte est déposée pour "mutinerie". Le premier ministre assène:"Dans une période où l'austérité et l'effort sont indispensables, est-il raisonnable d'imposer au contribuable national le paiement d'une somme aussi importante qui représente par exemple, je le rappelle, la construction de deux hôpitaux par an, pour permettre de donner une subvention directe à des gens qui ont des revenus extrêmement élevés et qui d'autre part - Dieu sait que je ne suis pas xénophobe et que je n'ai rien contre les étrangers - mais qui sont à plus de trois quart, à 75%, des étrangers? Et bien je vous dis que ce n'est pas la politique sociale qu'entend favoriser le gouvernement. C'est le type même de politique de classe." On a donc un premier ministre de droite qui veut mettre à bas un bien de luxe et des syndicats qui prennent la défense du tourisme de croisière!
Le gouvernement décrète le blocus du navire. L'accès au bateau est strictement contrôlé. A bord, la lassitude grandit, d'autant que le foyer des marins est visible des hublots. Après treize jours de grève, une tempête oblige l'équipage à lever l'ancre pour trouver un mouillage plus sûr. Le France est immobilisé pendant deux semaines au large de Saint-Vaast-la-Hougue. Il s'agit d'un tournant, car, désormais, le navire n'entrave plus le commerce maritime. Sur le navire, les dissensions grandissent. Le 8 octobre 1974, après 28 jours de conflit social, 385 des 496 marins encore à bord acceptent les conditions exigées par le gouvernement et la compagnie. Le 9 octobre, le navire rentre pour la dernière fois au bercail. Dès la fin de l'année, les lettres de licenciement tombent. Mille cent soixante personnes du service hôtelier perdent leur emploi. Le 19 décembre, le paquebot est déhalé vers l'arrière port du Havre et amarré au "quai de l'oubli". Il y restera quatre ans et dix mois (1703 jours).
Mattieu.anderson, CC BY-SA 4.0 |
Le premier couplet se réfère au Queen Mary, le grand paquebot transatlantique britannique inauguré en 1936 et désarmée en 1961. Après 1001 traversées, "Old Lady"est parqué sur un quai de Long Beach, en Californie. Cette relégation scandalise Sardou qui redoute un destin identique pour le France. (6) "Quand je pense à la vieille anglaise / Qu'on appelait le "Queen Mary", / Échouée si loin de ses falaises / Sur un quai de Californie".
Le "chanteur énervé" endosse le costume de l'homme en colère, nostalgique des splendeurs d'antan. Pour émouvoir davantage encore l'auditoire, il décide de faire parler le paquebot, dépeint comme un navire sublime et puissant: "J'étais un bateau gigantesque / Capable de croiser mille ans./ J'étais un géant, j'étais presque / Presque aussi fort que l'océan. Navire au passé glorieux et incarnation du prestige national, " j'emportais des milliers d'amants. / J'étais la France." En dépit de son prestige, le bateau amiral de la Transat française est transformé en " corps-mort pour des cormorans." Bravache, Sardou imagine alors une fin pleine de panache pour le France. "Que le plus grand navire de guerre / Ait le courage de me couler, / Le cul tourné à Saint-Nazaire, / Pays breton où je suis né." En décidant de sacrifier le France sur l'autel de la rentabilité, L’État s'est déconsidéré. Dès lors, l'amertume et la colère inspire un refrain vengeur au chanteur: " Ne m'appelez plus jamais "France". / La France elle m'a laissé tomber./ Ne m'appelez plus jamais "France". / C'est ma dernière volonté."
En un mois, la chanson s'écoule à un
million et demi d'exemplaires et devient un tube. Depuis Les Ricains, la CGT et les communistes voyaient en Sardou un dangereux «
fasciste ». Le France change la donne. Le 17 novembre 1975, la tournée du chanteur
fait escale au Havre. Lors de l'entrée en scène de Sardou, la salle exulte, tandis que des banderoles rouges proclament: «Sardou avec nous ». Le chanteur se souvient: «Georges Séguy [le secrétaire général de la CGT] m'a pris dans ses bras
et m'a dit : “Bienvenue camarade !”.» L'interprétation de France constitue évidemment l'apothéose du concert. "Je
l'ai chantée trois fois de suite. Oui, trois fois. Ben, ils
l'attendaient un peu. C'était un peu leur chanson. C'était un public
formidable. D'ailleurs il y avait dans le public beaucoup d'anciens
marins, ou familles de marins, du France. Alors, ils écoutaient ça avec
beaucoup d'attention. Ils se sentaient concernés. C'était normal."
La chanson contribua à fixer dans les mémoires l'épopée du France, au moment où la Transat cherchait à s'en débarrasser.
* Du Norway à la casse.
Le France est racheté en 1977 par un riche homme d'affaires saoudien qui le revend deux ans plus tard à un armateur norvégien. Le port du Havre ne parvient pas à remporter le chantier de transformation du bateau. Ainsi, le 18 août 1979, une foule immense voit partir le paquebot pour Bremerhaven, en Allemagne, où il subit les modifications nécessaires à sa nouvelle destinée. Le France devient le Norway. Pour réduire les coûts de fonctionnement, le navire vogue désormais sous pavillon des Bahamas. L'explosion d'une chaudière en 2003 provoque la mort de plusieurs marins et précipite la fin du bateau. Le démantèlement pose problème en raison des grandes quantités d'amiante présentes dans la coque. Traîné par des remorqueurs d'un port asiatique à l'autre, l'ex France sera finalement démantibulé en Inde, en 2007. Ainsi s'achève ce qui fut un grand symbole de la France conquérante des années 1960.
Conclusion: Dans un contexte de crise économique, la disparition du France entérine le rejet des moyens de transports énergivores, coûteux et luxueux. Le paquebot reste pourtant bien présent dans notre imaginaire. Il incarne pour de nombreux Français une période faste, au cours de laquelle l’État conquérant initiait de grands projets mobilisateurs pour l'avenir. L'époque a changé. Dans le cadre de la mondialisation, la rude compétition internationale implique désormais des prises de décision à de nouvelles échelles, européennes ou régionales.
Notes:
1. Il soulage un peu la douleur liée à la disparition de ses deux prédécesseurs: le Normandie brûlé à New York en 1942 et l'Ile de France saccagé au Japon en 1959 pour les besoins d'un film.
2. Les gouvernements successifs utilisent alors les armes du financement public
dans le cadre d'une
planification dite «indicative » pour engager de grands chantiers et
réalisations prestigieuses (Concorde, Airbus, Ariane, TGV, carte à puce,
Minitel).
3. En 1961, le président de la République inaugure l'aérogare sud d'Orly. Nous vous en avons parlé ici.
4. En 1962, les paquebots transportaient autant de passagers que les avions. En 1974, ces derniers en déplaçaient 153 fois plus!
5. Le destin du France interpelle d'autant plus Sardou que Christian Pettré, commandant du bateau jusqu'en 1974, est son oncle par alliance.
6. Racheté en 1980, le Queen Mary est transformé en attraction touristique.
Sources:
- "Ne l'appelez plus jamais France", Karambolage sur Arte.
- "L'épopée du France" [reportage diffusé dans le cadre de l'émission Thalassa]
- "Lieux de mémoires - France, le dernier des Transatlantiques" [Les nuits de France culture]
- Affaires sensibles: "1974, les révoltés du France"
- Moins connu que le titre de Sardou, "Le paquebot" d'Alain Souchon évoque également la fin des paquebots transatlantiques.
Superbe chanson, admirablement chantée par Sardou.
RépondreSupprimerD'autant plus qu'avec son timbre grave, il met encore plus en valeur sa beauté !
Il est intéressant, dans le long texte, relatant ce qui fit le succès de cette chanson, de constater que Michel Sardou, grâce à elle, remonte dans l'estime des gens, ou plutôt dans celui de la CGT et des communistes.
Parce que, comme le mentionne ce texte, ces derniers voyaient, dans Sardou, "un dangereux fasciste", depuis "Les Ricains", une autre chanson du chanteur.
Cela peut laisser songeur, les raisonnements un peu simplistes, parfois, surtout à propos d' une chanson, de gens qui se prétendent de gauche, et valorisent la tolérance...