dimanche 31 janvier 2021

Dans les années 1960, "le dimanche à Orly", on décollait aussi depuis les terrasses.

Le 24 février 1961, devant 2 500 spectateurs, le général de Gaulle inaugure en grande pompe le nouvel aérogare d'Orly. Lyrique, le président de la République exalte le savoir-faire de l’industrie aéronautique nationale. “En inventant, en répandant, les Caravelles, les Mirages, les Alouettes etc., nous aidons l'Homme à se servir du ciel.” L’heure est à la fierté nationale: "Dans l'ère industrielle, notre pays s'aperçoit que toutes les limites s'éloignent, qu'il a en lui toutes les sources de la puissance et du rayonnement et qu'il peut se transformer au point d'être l'un des plus jeunes et des plus grands. Orly nous a, ce matin, confirmé dans cette certitude". Pour de Gaulle, l'aéroport flambant neuf atteste de la puissance française dans le monde. Au moment où l'Empire colonial se délite, il témoigne également de la volonté de recentrer l'ambition nationale sur l'hexagone. La France des Trente glorieuses entend prendre sa revanche sur la guerre et entrer de plain pied dans la modernité.

HZ, Public domain, via Wikimedia Commons
*Un déluge de luxe et de modernité.

En 1961, le nouvel Orly est plus grand aéroport d’Europe, le quatrième au monde. (1) Ses 1 600 hectares représentent un sixième de la superficie de Paris! L'édifice offre un espace à la fois classique et neuf avec l’utilisation combinée de matériaux traditionnels ou modernes: marbre, serpentine, acier inoxydable, travertin, émaillite, verre securit, béton armé, formica, plastique, linoleum, buflon, isover et  surtout aluminium doré, le fameux "Blond orly" ... L'aéroport allie esthétique et fonctionnalité.

Henri Vicariot, l’architecte en charge de la construction, se rend à plusieurs reprises aux Etats-Unis pour y puiser l'inspiration et peaufine son projet pendant dix ans. Il faut encore quatre années de travaux pharaoniques pour que l'aérogare ne sorte de terre. Pour ce faire, on dévie la nationale 7 de son trajet romain pour la faire passer sous l'édifice. Ceci permet non seulement de desservir les lieux, mais aussi d'en rendre l'accès très spectaculaire avec une arrivée frontale des voies qui semblent fusionner avec l'aérogare. On a "une composition qui doit être vécue de manière cinétique, par la vitesse, par l'automobile et avec ce lien très très étroit entre l'avènement de l'automobile et l'émergence de l'aviation comme transport civil, (...) un moyen de transport prometteur." (source C: Nathalie Roseau)

L'aérogare est une longue barre très sobre, dotée, côté piste, d'une trame vitrée en façade. Devant le bâtiment, un bassin d’eau scintillante sert de terrain de jeu à des cygnes majestueux dont on a pris soin de rogner les ailes. Encadrant la pièce d’eau, des carrés de pelouses dominés par d’élégants réverbères balisent le chemin vers l’entrée, dont les portes automatiques s’effacent comme par magie devant les visiteurs. Les premiers escalators installés en France, les ascenseurs rapides, permettent de prendre de la hauteur pour contempler par les grandes baies vitrées les avions de ligne qui s’ébattent sur le tarmac. Une quinzaine de lustres en aluminium doré rehaussent le faux plafond bleu ciel. La lumière rentre à flots dans le grand hall; un bassin alimenté par une cascade y recrée une ambiance bucolique. Pour les installations du Terminal, Vicariot s'est entouré de grands talents (Jean-André Motte, Jean Prouvé, André Renou) qui popularisent le mobilier international, privilégiant une esthétique fonctionnaliste et épurée. Les annonces, prononcées d'une voix suave, bercent les voyageurs grâce à une sonorisation chuchotante diffusée par 3 000 hauts-parleurs. Cette fameuse "voix d'Or(ly)" inspirera beaucoup l'univers de la radio.

Joop van Bilsen / Anefo, CC0, via Wikimedia Commons
*Aéroville.

Orly s'inscrit dans une nouvelle conception architecturale des infrastructures de transports. Ainsi, entre 1960 et 1965, une nouvelle typologie d’aéroports émerge dans les grandes capitales européennes et américaines (Londres, Berlin, New-York). On cherche alors à intégrer en un seul bâtiment toute une série d’activités urbaines. L’idée est non seulement de promouvoir le transport aérien, mais aussi d’attirer les visiteurs à Orly. C'est la consécration de l'utopie aéroville, un espace où l’on peut vivre en autarcie avec restaurants de luxe, antiquaires, bijoutiers, parfumeurs, cinéma, hôtel, oratoire pouvant se prêter à tous les cultes, salle de jeux, photographe, centre médical, pharmacie, supermarché Félix Potin, coiffeur, teinturier, confiseur, cordonnier, poste, banque... (2) Toutes ces activités de service ou commerciales permettent aux autorités aéroportuaires d'engranger des recettes en plus de celles réalisées grâce au trafic passager. 

*Destination touristique.

Un écriteau apostrophe les usagers du métro ou les automobilistes empruntant la Nationale 7: « Visitez Orly ». Ça marche! L'aéroport devient une attraction qui figure dans l'Officiel des spectacles. De 1963 à 1966, avec trois à quatre millions de visiteurs par an, il devient le monument le plus visité de France, devant le château de Versailles ou la tour Eiffel! Contre la somme modique de 50 centimes, puis 1 franc, on  accède aux terrasses grâce à des tickets de quais que l'on poinçonne dans des bornes d'accès. D'ici, les accompagnateurs peuvent dire au revoir aux passagers en partance ou tout simplement contempler les avions à réaction pendant des heures. Des speakers commentent l'arrivée et le départ de tel ou tel avion ou mentionnent la présence d'un passager de marque sur un vol. Depuis les terrasses, les promeneurs ne manquent pas de redescendre dans l'aérogare pour en admirer le lustre architectural, faire les boutiques ou se restaurer dans un des six restaurants de la place, dont le plus côté se nomme “Les trois soleils”.

*Admirer le ballet des avions sur le tarmac.

La visite ne coûte (presque) rien et permet de s’évader. Regarder les avions décoller ou atterrir, c’est déjà un peu voyager, ne serait-ce que par procuration. On vient admirer les avions à réaction et leurs constantes transformations: Caravelles, Alouettes, Mirages, Boeing, A 747...  Lors de la construction d’Orly Sud, seule une élite économique ou médiatique utilise l’avion. L’atterrissage d’une vedette suscite l’effervescence et donne lieu à des reportages télévisés qui entretiennent la fascination pour l'endroit. “Orly est encore dans une époque où, effectivement, le transport aérien reste réservé à une élite, aux stars, etc. Et Orly correspond aussi à une forme de publicisation du transport aérien. La majorité des visiteurs qui viennent à Orly ne prendront pas l'avion, mais ils viendront voir effectivement à la fois le spectacle aérien, mais aussi le spectacle de l'aéroport”, constate l’historienne Nathalie Roseau. (source B) Le bâtiment sert aussi de lieu de tournage à une quarantaine de films dont  L'homme de Rio, Le cave se rebiffe, Playtime, La Jetée

 

Bernard GARNIER - Collection Privée © 2008 (CC-BY-NC-ND 3.0)



*Le dimanche à Orly.

Un tel lieu ne pouvait laisser paroliers et chanteurs indifférents. Le plus célèbre des morceaux consacrés à l'aéroport reste le Dimanche à Orly de Gilbert Bécaud, en 1963. Les paroles de Pierre Delanoë dépeignent le quotidien d’un jeune banlieusard vivant avec ses parents dans un appartement flambant neuf d'une HLM. Les loisirs manquent dans les grands ensembles. Le jeune homme s'ennuie, notamment le dimanche, seul jour de la semaine où l’on peut prendre du temps pour soi ou son appartement. En vertu d’une répartition des tâches alors très sexuée, la mère du narrateur range, quand son père regarde le sport à la télévision. Dans ces conditions, le fils s'échappe pour fuir les monotones tracasseries dominicales. « Je m'en vais le dimanche à Orly. / Sur l'aéroport, on voit s'envoler / Des avions pour tous les pays. / Pour l'après-midi, j'ai de quoi rêver. » Il s'offre ainsi une sorte de parenthèse enchantée, loin de la frénésie habituelle. L'aéroport et ses volatiles métalliques charrient alors tout un imaginaire susceptible d'alimenter rêves et phantasmes. «Quand le soir je retrouve mon lit / J'entends les Boeings chanter là-haut / Je les aime mes oiseaux de nuit / Et j'irai les retrouver bientôt». Admirer les avions permet de prendre un peu de hauteur, du recul, se décentrer et contempler de très haut sa vie, dans "le bloc 21" ou ailleurs. "Oui j'irai dimanche à Orly / Sur l'aéroport, on voit s'envoler / Des avions pour tous les pays / Pour toute une vie, y a de quoi rêver / Un jour, de là-haut, le bloc 21 / Ne sera plus qu'un tout, tout petit point." La construction du morceau vient renforcer le propos. La chanson débute tambour battant, le narrateur y présente son cadre de vie sur des rythmes effrénés dont "Monsieur 100 000 volts" raffole. Soudain, le tempo se ralentit. La caresse des balais sur les cymbales, les volutes sonores de l'orgue hammond, l'entrée des voix éthérées d'un chœur féminin créent une ambiance planante correspondant aux rêveries contemplatives du narrateur posté sur les terrasses. La frénésie rythmique reprend le temps du deuxième couplet dans le lequel il est question de la banalité du quotidien. Puis, de nouveau, le narrateur reprend de la hauteur, imposant un ralentissement de tempo. 

 

En 1977, l'aéroport inspire à Jacques Brel Orly dont les paroles narrent la séparation d'un couple. Déchirante et mélancolique, la chanson semble l'antithèse du titre de Bécaud auquel Brel fait néanmoins un clin d’œil dans le refrain: "La vie ne fait pas de cadeau / Et, nom de Dieu, c'est triste / Orly, le dimanche, / Avec ou sans Bécaud! "Sur un ton badin, Jean-Roger Caussimon chante quant à lui Orly-Bar. Le narrateur s'installe confortablement à une table et observe ce qui l'entoure. "La vie est en suspens, le temps est ralenti / Un mur de plexiglas est là qui nous isole / Un Boeing silencieux descend et atterrit / Comme sur du velours, un jet roule et s'envole / Flèche vers le soleil, il perce le ciel gris." A l'approche du départ, l'anxiété grimpe chez l'aviophobe. Aussi pour se donner du courage, rien de tel que de se jeter quelques verres derrière la cravate. "Moi, je suis fataliste et respire à mon aise / Mais les doubles whiskies, ça aide à voyager." Enfin, Jeanne Moreau interprète Minuit-Orly dont les paroles et la musique de Serge Rezvani célèbrent "l'ère du jet". "Minuit Orly, c'est l'heure des adieux / Déjà les jets intercontinentaux / Au loin crachent leurs feux / Sur les pistes géantes / C'est l'heure des adieux."

 * La fin des dimanches à Orly.

La massification du trafic contribue à la banalisation du transport aérien. "Conçu à l'origine pour des avions à hélices, Orly est dès son inauguration condamnée à la saturation. Il était impossible pour les concepteurs de l'aéroport d'envisager le boom du trafic (...). En 1965, on prévoit un trafic de 23 millions de passagers pour Paris en 1980, quatre ans plus tard celui-ci est estimé à quarante millions." (source D) Aussi, pour répondre à la hausse du nombre de passagers, l'Aéroport de Paris fait-il édifier Orly Ouest (1971) et lance le chantier de Roissy, dont l'inauguration en 1974 marque la fin de son devancier comme principal aéroport de la capitale. Alors que les passagers sont toujours plus nombreux, les simples visiteurs désertent au contraire l'aérogare. L'excitation de la découverte des nouveaux avions s'émousse. Depuis 1975 et la tentative d’attentat perpétrée par le terroriste Carlos, il n’est plus possible de contempler les oiseaux d’acier depuis les terrasses d’Orly. Des filtres, des barrières, des clôtures cherchent à empêcher les attroupements et à assurer une sécurité optimale. L'augmentation du trafic aérien implique enfin de traiter des flux de voyageurs. Dans ces conditions, les autorités aéroportuaires privilégient les passagers aux simples visiteurs qui ne sont plus vraiment les bienvenus comme en attestent la suppression des terrasses et la mise en place de parkings payants. Désormais les dimanches, plus d'Orly, on reste au lit...


 

"A Orly le dimanche, les parents ne mènent plus les enfants voir les avions en partance. Les escalators qu'ils s'amusaient à remonter à l'envers ne débouchent plus sur la mezzanine des passagers en transit, mais dans un McDo qui s'est payé la vue sur le tarmac. A milieu de la grande galerie, sans cérémonie, on a installé des fils de guidage et des portiques pour la masse de passagers agglutinés devant les contrôles de sûreté. Le blond Orly s'efface derrière de grands panneaux publicitaires qui pendent du plafond. Sur la belle esplanade, on a excavé tout ce qu'on a pu pour caser deux parkings, un silo, des bretelles d'autoroute, l'Orlyval et même un tram. (3) On arrive plus ici en majesté, mais dans le temps contracté des chantiers successifs. Alors, dans la magnifique aérogare d'Orly, l'anticipation ressemble un peu à une fuite en avant", résume avec beaucoup de justesse Camille Juza. (source C)

Histoire de rester dans l'ambiance, et pour ne pas terminer sur une note trop nostalgique, je t'invite, cher visiteur, à prendre une voix suave pour lire les mots suivants: "Départs à destinations d'Amsterdam, Hambourg et SNK / Vol Finnair 854, embarquement immédiat, porte numéro 37 / Départs à destinations de New York et Houston / Vol Air France 007, embarquement immédiat, porte numéro 44."

Notes:

1. Lors de la grande crue de la Seine en 1910, les terrains d’entraînement des pionniers de l’aviation se trouvent sous les eaux, aussi se rabattent-il sur le plateau d’Orly. A la fin de la première guerre mondiale, les Américains font du champ d’Orly leur base de départ vers le front. A l’issue du conflit, l’Etat français récupère le terrain. Depuis lors, l’aéroport ne cesse de se transformer au gré des nécessités imposées par les mutations du trafic aérien.

2. Chaque étage est spécialisé. Le centre commercial se trouve en sous-sol. Le grand hall du RDC est surmonté d'une galerie marchande (1er), d'une zone dévolue au Transit (2ème), de restaurants (3è) du cinéma et d'un hôtel (4è), d'une salle de conférence et d'un centre météo (5è), des terrasses. L'Isba, un pavillon meublé par le Mobilier national, sert à l'accueil des hôtes de marque et personnalités politiques.

3. L’aéroport n’est plus qu’à 20 minutes de Paris par le RER


Sources:

A.”De Gaulle bâtisseur”, documentaire de Camille Juza diffusé sur France 3 en décembre 2020.

B.”Rêver le voyage et fantasmer le luxe : les dimanches à Orly” (La Série Documentaire)

C. "Orly: la modernité obsolète" [Le génie des lieux par Camille Juza]

Liens:

-Jalons: JALONS et INA: ”Inauguration de l’aérogare Paris-Orly par Charles de Gaulle.”

-Chroniques du ciel: “Un dimanche à Orly avec les oiseaux.” (France Info)

- Sélection de chansons consacrées à l'aéroport d'Orly. 

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