Depuis leur formation en 2011, les activistes féministes Pussy Riot ("émeute de chattes") s'emploient à dénoncer le danger que constitue, pour elles, la présence de Vladimir Poutine à la tête de la Russie, ainsi que la collusion de l'Eglise orthodoxe avec le maître du Kremlin. L'absence de liberté d'expression, le strict contrôle des médias conduit les membres du collectif à multiplier les actions coups de poing pour se faire entendre. C'est d'ailleurs par une protestation iconoclaste visant à dénoncer le retour probable au pouvoir de l'ancien kgbiste (1) qu'elles se font connaître au delà des frontières russes.
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"Marie mère de Dieu, chasse Poutine!" [Богородица, Дево, Путина прогони
Путина прогони, Путина прогони]. Telle est la "prière punk" prononcée par cinq membres des Pussy Riot, le 21 février 2012, devant l'autel de la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, haut lieu de l'orthodoxie russe. Alors que le patriarche vient d'apporter son soutien au candidat Poutine en vue des présidentielles, les paroles du Te Deum punk dénoncent, au cœur même de l'édifice religieux, la collusion entre les pouvoirs spirituel et politique. "Le patriarche Goundiaïev [Kirill] croit en Poutine / Salaud, ce serait mieux qu'il croie en Dieu". Aussitôt diffusées sur internet, les images de la performance deviennent virales, ce qui permet à l'action "d'exister". Dans un mélange surprenant de prières et de chants, armées de guitares et de microphones, d’un ton férocement moqueur, les militantes conjurent la vierge de retirer la candidature de Poutine, à quelques jours seulement (le 4 mars) des élections présidentielles. Par
l'ironie, en détournant la liturgie, les PR cherchent à désacraliser le
sacré, pour mieux mettre en cause l'instrumentalisation de la religion à
des fins politiques.
L'arrestation de trois jeunes femmes au cours du mois de mars, suivie de leur inculpation, placent les Pussy Riot sur le devant de la scène, alors que jusque là les membres du collectif artistique et politique étaient restés dans l'anonymat. Ekaterina Samoutsevitch, Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina (2) deviennent les visages des PR, quand les autres membres du collectif se cachent afin d'échapper à la traque des services de sécurité.
Игорь Мухин at Russian Wikipedia, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons |
Le 20 juillet 2012, à l'ouverture de leur procès, les trois accusées
présentent leurs excuses à ceux que l'action a choqué, tout
en indiquant que leur geste est politique et vise Vladimir Poutine. Poursuivies pour "hooliganisme" et "incitation à la haine religieuse", les militantes encourent sept ans de camp. Pour le pouvoir, la tenue du procès doit permettre de museler l'opposition au régime. Depuis les élections législatives truquées de décembre 2011, d'importantes manifestations ont vu le jour. Le nouveau tsar ne saurait tolérer un tel affront, il faut marquer les esprits. A l'issue d'un procès hautement politique, les trois inculpées écopent finalement de deux ans de colonie pénitentiaire pour "vandalisme en bande organisée animé par la haine religieuse". Les juges insistent sur la dimension blasphématoire de l'action, pour mieux en dissimuler sa dimension politique. En voulant faire un exemple, le pouvoir braque surtout les caméras du monde entier sur trois personnalités brillantes, très loin des sorcières décervelées et hystériques dépeintes par le Kremlin.
A peine la condamnation connue, The Guardian, avec la complicité d'autres membres du collectif, met en ligne un morceau du groupe: Putin lights up the fire. L'attaque est directe, frontale: " Plus il y a d'arrestation, plus il est heureux / Chaque arrestation est menée avec enthousiasme par ce sexiste (...) Poutine allume le feu de la révolution / En silence, il s'ennuyait et avait peur des gens / Chaque exécution a pour lui le goût des framboises pourries /Chaque longue peine fait l'objet d'un rêve humide." Puis les Pussy Riot appellent leurs compatriotes à se soulever: «Vous ne pouvez pas nous enfermer dans un
cercueil / Débarrassons-nous du joug de l’ancien KGBiste (…) Le pays est en marche, le pays descend dans la rue, courageux / Le pays est en marche, le pays est en
train de dire adieu au régime/ Le pays est en marche, le pays va, porté par les féministes / et Poutine partira, Poutine partira comme un rat.» Les activistes ironisent ensuite sur la sentence à venir: "Sept ans d'emprisonnement, ce n'est pas assez / Donnez-nous-en dix-huit! / Interdire de crier, de calomnier, mais va te faire voir / et prends pour épouse ce vieux schnock de Loukachenko." (3)
La condamnation suscite aussitôt des manifestations de soutien rassemblant jusqu'à 40 000 personnes, un chiffre considérable compte tenu des risques encourus. Loin de se cantonner à la Russie, la vague de protestation gagne le monde entier. Des mouvements de soutien, relayés par des artistes (Madonna, Cat Power, Radiohead), réclament la libération des trois Pussy Riot. Les membres du collectif récusent pour autant toute forme de récupération, déclinant par exemple les invitations des superstars de la pop à se produire sur scène avec elles. "Nous sommes flattées, bien sûr, que Madonna et Björk nous l'aient proposé. Mais les seules performances auxquelles nous participons sont illégales. Nous refusons de nous produire à l'intérieur du système capitaliste, dans des concerts où l'on vend des tickets."
Revenons sur la genèse du groupe, ses combats et modes d'action. Les Pussy Riot sont formées en septembre 2011 par une dizaine de féministes russes, afin de protester contre la volonté de Poutine de se représenter aux élections présidentielles de 2012. Les jeunes femmes s’inscrivent dans la mouvance de « Voïna » (4), un groupe d’artistes radicaux, partisans d’actions de rue pour secouer le conformisme de la société russe. Les membres du collectif s'inspirent des actionnistes viennois (5) des années 1960, des punks anglais ou du mouvement Riot Grrrl. Bien plus qu'une simple formation musicale, les PR tiennent de la nébuleuse d'artistes dont le nombre permet, en cas d'arrestations, de poursuivre le combat. Le message prime sur les personnalités, ce qui incite les membres à dissimuler leurs visages derrière une cagoule balaclava tricotée de couleur vive. Guitares électriques et poings levés, masquées, arborant robes colorées et collants bariolés, elles déferlent par surprise dans l'espace public. Les "concerts" ne durent que quelques minutes et s'apparentent à un long hurlement de protestation. "Il n'y a pas besoin de chanter très bien. C'est punk, il suffit de beaucoup crier", rappelle une des membres du collectif.
Denis Bochkarev, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons |
Les PR inscrivent leurs performances dans une démarche longuement réfléchie et engagée. Trois à huit femmes investissent par surprise les lieux publics fréquentés et/ou symboliques tels que le métro de Moscou, les toits de trolleybus, du tramway ou d’une prison. Prenons quelques exemples. Le 20 janvier 2012, huit d'entre elles investissent la place
Rouge pour y interpréter « Poutine a fait dans son froc », en
référence aux manifestations de l'opposition. En 2014, elles profitent de la réception des JO d'hiver à Sotchi en Russie pour chanter des slogans anti-Poutine. En 2017, des membres s'introduisent dans la Trump Tower, à New York, pour y déployer une banderole demandant la libération d'un cinéaste ukrainien dissident. Lors de la finale de la coupe du monde de football 2018 en Russie, quatre PR vêtus d'uniformes de policiers envahissent le terrain pour protester contre la violation des droits humains. Par
leurs actions de guérilla culturelle, Pussy Riot parvient à populariser une opposition civile à Poutine, jusque là très confidentielle. Pour le philosophe Mikhaïl Iampolski, « ce genre d’action
ne prend un sens qu’à travers la réaction qu’elle suscite ». En emprisonnant les trois jeunes femmes, « l’Etat montre qu’il n’est pas en mesure de répondre à la
plus élémentaire des opinions. Il ne peut que produire de l’absurde. En
démontrant cela, les Pussy Riot ont fait preuve d’efficacité. » Comme le rappelle Maria Alekhina, "nos
performances sont un genre d’activité civique qui prend forme en
réaction à la répression menée par un système politique corporatiste qui
dirige son pouvoir contre les droits fondamentaux de la personne et les
libertés civiles et politiques."
Poutine, torse nu à la première occasion, est devenu l'incarnation du virilisme ambiant. En réaction au machisme de la société russe, les membres du collectif portent haut une voix féministe jusque là invisibilisée (Kill the sexist), soutenant le droit inconditionnel à l'avortement, revendiquant une liberté sexuelle totale et militant contre l'homophobie.
C°: Telles les vigies soucieuses de signaler les écueils, Pussy Riot a su mettre en lumière la dangerosité de Poutine. Dix ans après la prière punk, l'invasion de l'Ukraine, cautionnée par le patriarche Kirill, montre que rien n'a changé et que le combat des Pussy Riot est plus que jamais d'actualité.
Notes:
1. Poutine occupe la présidence pendant deux mandats, de décembre 1999 à mai
2008. La constitution l'empêchant de briguer trois mandats successifs, il désigne son premier ministre, Dmitri Medvedev, comme successeur et s’approprie la fonction de ce dernier. En 2012, l'homme de paille s'efface au profit de Poutine. Après son retour au pouvoir, et pour éviter d'avoir à se retirer de nouveau, le chef d’État fait voter une révision constitutionnelle qui l'autorise à briguer deux nouveaux mandats présidentiels. Il pourrait ainsi se maintenir au Kremlin jusqu'en 2036.
2. Les trois jeunes femmes sont des figures connues de l'activisme politique en Russie : Nadjeda Tolokonnikova est une militante de la cause homosexuelle et membre, comme Ekaterina Saloutsevitch, du collectif d'artistes Voïna tandis que Maria Alekhina est l'une des principales militantes écologistes en Russie.
3. Le dictateur biélorusse, et fidèle allié de Poutine, accapare le pouvoir depuis 1994.
4. A Saint-Pétersbourg, le 15 juin 2010, les membres du collectif dessinent un énorme phallus sur le pont mobile Litieïny, au dessus de la Neva. Dans les heures qui suivent, à chaque passage des bateaux, l’érection de près de 65 mètres se dresse face
au quartier général de la FSB, la police secrète russe (ex-KGB).
5. Comme les actionnistes, les Pussy Riot se servent de leur corps comme d'un moyen d'indignation.
Sources:
- Stan Cuesta: "Sous les pavés les chansons", Glénat, 2018.
- "Les Pussy Riot ne demanderont pas la grâce présidentielle à Poutine" (RTS)
- Dossier Pussy Riot sur France Info.
- Marie Jégo: "Pussy Riot, icônes anti Poutine", Le Monde, 30août 2012.
- "Patriarcat de Moscou: la voix du Kremlin" [Cultures monde sur France culture]
- "Les temps changent: les Pussy Riot, les militantes dévouées" [RTBF]
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