Dans un premier volet, nous nous sommes intéressés aux réactions musicales à l'apartheid en Afrique du Sud. Suite et fin aujourd'hui avec les nombreuses chansons qui ont accompagné la chute de ce régime raciste.
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Bundesarchiv, Bild 183-1986-0920-016 / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 DE, via Wikimedia Commons
La
remise en cause du régime de l'apartheid tient à tout un ensemble de
facteurs. A l'intérieur du pays d'abord,
l'opposition noire s'avère protéiforme. Les ouvriers, pourtant privés du
droit syndical, organisent néanmoins des grèves générales. Dépassées et
privées d'interlocuteurs réprésentatifs, les autorités sont contraintes
de légaliser le Congress of South African Trade Unions (
COSATU). Ce syndicat devient le porte-parole de la classe ouvrière
noire. Sur le plan politique, le régime de Pretoria finit par autoriser
la création de partis multiraciaux comme l'United Democratic Front en 1985. Le nouveau parti sert de vitrine légal de l'ANC, toujours interdit. En
outre, certains membres éminents du clergé anglican, comme l'archevêque
Desmond Tutu (prix Nobel de la paix en 1984) dénoncent la persistance
de la ségrégation raciale. Enfin, l'embargo économique décrété par l'ONU
se durcit fortement et contribue à l'asphyxie du pays qui avait pu
jusque là vivre en relative autarcie. La récession économique que
connaît alors l'Afrique du Sud lui aliène une partie de la population
blanche, également excédée par l'absence de liberté.
Le contexte géopolitique régional contribue à l'isolement du régime sud-africain. Depuis
1975, les Etats voisins du Mozambique et de l'Angola se sont libérés du
joug colonial portugais. Le Zimbabwe accède à l'indépendance en 1980.
En exil, les leaders de l'ANC continuent d'ailleurs la lutte depuis ces
pays.
Confrontée au racisme d’un Etat
policier toujours plus oppressif, une partie de la population noire tente
d'évacuer la fatigue et les soucis d'une journée de travail harassante dans les bars à bière
clandestins appelés shebeens. La musique festive qui y est diffusée tient lieu d'exutoire. Un exemple ici avec le groupe afro-rock Harari et le titre "Party" (1980)
Une frange de la jeunesse blanche libérale hostile à l'apartheid se réfugie dans la musique de Sixto Rodriguez, un guitariste et chanteur talentueux, originaire de Detroit (Michigan). Son album Cold Fact, composé en 1971, ne rencontre aucun succès aux Etats-Unis, mais une copie pirate introduite en Afrique du Sud entre en résonance avec les attentes de la jeunesse. Le disque évoque "la révolution sexuelle, la liberté politique ou l'absurdité du monde moderne". (source D p432) Censuré par les autorités, il devient un objet culte pour tous ceux qui ne supportent plus l'apartheid.
En 1980, l'ONU vote une résolution qui appelle à un boycott culturel de l'Afrique du Sud. Les stars internationales de la musique sont priées de se détourner du pays. Cette même année, Oliver Tambo, le leader de l'ANC en exil, lance une campagne médiatique intitulée Free Mandela, afin de donner un visage aux victimes de l'apartheid. C'est dans ce contexte que Mandela accède enfin à une notoriété planétaire. A leur manière, les musiciens s'impliquent dans la campagne internationale en faveur
de la libération du prisonnier politique.
En
1983, Jerry Dammers, leader des Specials AKA, compose un instrumental
accrocheur. Il n'a pas d'inspiration pour les paroles. Un peu par
hasard, il se rend alors dans un festival londonien organisé pour
commémorer le 65ème anniversaire de Mandela. Il découvre alors
l'existence et le combat du leader de l'ANC. Il faut dire que ce dernier
n'est pas encore l'icône planétaire qu'il deviendra. (1)
Dammers y trouve l'inspiration qui lui faisait défaut. Il décide donc
de consacrer sa chanson à Mandela. Le refrain répète inlassablement "Free Nelson Mandela". Le morceau, simple et festif, semble transformer la colère en joie, célébrant la victoire à venir. Sobrement intitulé Nelson Mandela, la chanson devient un hymne et un succès planétaire. Dammers se lance dans l'activisme, créant une association d'artistes contre l'apartheid (Artists Against Apartheid).
En 1985, Steven Van Zandt, le
guitariste du E Street Band, le groupe derrière Bruce Springsteen, crée une
sorte de super groupe afin de sensibiliser la planète àla situation sud-africaine. Ainsi Artists United
Against Apartheid enregistre Sun City, une dénonciation frontale d'un régime policier raciste et brutal. Le morceau qui rassemble Springsteen, Dylan, U2, Run DMC, etc, a un impact considérable aux Etats-Unis, d'autant plus que les paroles fustigent la politique dite du "dialogue constructif" avec Pretoria défendue par le président Reagan. Sun City est le nom d'un complexe touristique installé par un homme d'affaires dans un bantoustan. En dépit du boycott culturel, le groupe Queen, mais aussi Ray Charles ou Frank Sinatra s'y produisent. les paroles de la chanson dénoncent cette compromission. "Vous ne pouvez pas m'acheter / Je me fiche de la somme que vous êtes
prêt à payer / Ne me proposez pas Sun City / Je n'irai pas y jouer".
L'adolescent Johnny Clegg est blanc, mais il fréquente clandestinement les townships. Il s'y lie d'amitié avec Sipho Mchunu, jeune zulu, avec lequel il fonde le groupe Juluka ("sueur"). En 1985, Clegg forme Savuka ("nous sommes debouts"). Par son existence même, ce groupe composé de Blancs et de Noirs mêlant musique zoulou et rock, contrevient à la logique ségrégationniste de l'apartheid. En
1986, la formation enregistre Asimbonanga, alternant l’anglais et le
zoulou, les paroles réclament
la libération du "plus ancien prisonnier politique du monde". Le refrain, chanté en zoulou, fait: "Nous ne l'avons pas vu / Nous n'avons pas vu Mandela / A l'endroit où il est / A l'endroit où on le retient prisonnier". Dans l'un des couplets, écrits, eux, en anglais, Clegg évoque Steve Biko, Victoria Mxgengen, Neil Agget, tous trois assassinés en raison de leur opposition à l'apartheid.La chanson, belle, généreuse et engagée, rencontre un immense succès. En Afrique du Sud, le titre reste bien sûr interdit de diffusion à la radio.
Dans la seconde moitié des années 1980, la vague « charity rock » voit se multiplier les
mégas concerts réunissant divers artistes autour d’une cause commune. Dans le cas de la lutte contre l'apartheid, on peut alors parler d'une prise de conscience planétaire à travers la musique. Ainsi, le
11 juin 1988, à Wembley, un concert organisé pour les 70 ans de Mandela
rassemble le gratin de la scène musicale mondiale. Citons pêle-mêle: Makeba, Masekela, Stevie Wonder, Peter Gabriel, Harry Belafonte... Six cents millions de
téléspectateurs assistent aux onze heures de concert diffusées en direct. Pour
l’occasion, le groupe Simple Minds interprète pour la première fois « Mandela Day»,
dont les paroles évoquent l'interminable incarcération de Nelson Mandela... et
le jour tant espéré de sa libération.
La condamnation internationale de l'Afrique du Sud de l'apartheid, la grave crise économique que traverse le pays, la persistance d'une situation pré-révolutionnaire dans les townships, contraignent progressivement les autorités de Pretoria à lâcher du lest. Après avoir traqué sans relâche les militants anti-apartheid accusés de diffuser une propagande communiste, Pieter Botha, premier ministre depuis 1978, comprend la nécessité de réformer le système pour tenter de le sauver. Les lois ségrégationnistes tombent les unes après les autres. Frederick de Klerk, élu à la présidence de la république en 1989, lève l'interdiction de l'ANC. Après d'intenses négociations, Mandela est enfin libéré, le 11 février 1990. Il aura été emprisonné pendant 27 ans.
Cette même année, Brenda Fassie enregistre "My black president". Elle y appelle de ses vœux l'accès au pouvoir d'un chef d’État noir en Afrique du Sud. Elle chante: "Maintenant
en 1990 / Le président du peuple / Est sorti de prison / A levé la main
et dit / « Vive, vive mon peuple » / Il a marché sur la longue route /
De retour, de retour à la liberté"
Lors des élections présidentielles d'avril 1994, les premières réellement
libres du pays, Mandela remporte la victoire. Madiba sait rassurer les Sud-Africains et mener à bien une politique de
réconciliation, s'employant à poser les bases d’une nouvelle démocratie, fondée sur le rejet de la haine raciale.
Au XVII° siècle, fuyant les
persécutions religieuses, des colons hollandais, et dans une moindre mesure français, trouvent refuge dans la région du Cap. Ceux que l'on désigne bientôt comme les Afrikaners imposent aussitôt une politique ségrégationniste aux autochtones: les populations noires majoritaires et culturellement diverses (xhosa, zoulou, sotho...). Au début du XX° siècle, des colons britanniques
s’emparent du pouvoir à la suite de la guerre des Boers et fondent l’Union d’Afrique du Sud,
rattachée au Commonwealth. Il faut ajouter à cette mosaïque de populations, une
importante main d’œuvre immigrée indienne et malaise.
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Le premier gouvernement nationaliste en 1948, Public domain, via Wikimedia Commons
Décidés à faire de ce territoire
un bastion blanc, et craignant d’être submergés par les populations noires, les
descendants des fermiers protestants néerlandais se dotent d’une citadelle
législative censée la protéger. (1) En 1948, le parti national remporte les
élections et engage une politique officielle de ségrégation raciale appelée apartheid. Ce mot afrikaans signifie "vivre à part". Entre 1950
et 1958, le grand architecte de cet arsenal réglementaire raciste
se nomme Hendrik Verwoerd, le premier ministre. En 1965, Vuyisile Mini, membre de l'ANC et auteur de chansons de
résistance, met en garde le théoricien de l’apartheid dans son morceau « Beware Verwoerd ».
Miriam Makeba, qui interprète le titre, chante en xhosa: «Voici l’homme noir, Verwoerd !
Attention, voici l’homme noir, Verwoerd !»
Située au sud de Pretoria, la
capitale administrative, Johannesburg, connaît un essor fulgurant après la
découverte de filons aurifères dans ses environs à la fin du XIX° siècle. Le
morceau « Johannesburg»
de Gil Scott Heron Gil dénonce la politique d'Apartheid qui sévit avec
virulence. « Dis-moi,
ma sœur as-tu entendu / parler de Johannesburg? / Ils me disent que nos frères
là-bas / défient l'Homme blanc. / On n'est sûr de rien parce que les infos qu'on a
ne sont pas fiables, man. / Je n'aime pas voir le sang couler, / mais je suis
content de voir la résistance gonfler. »
Le population registration act
de 1950 classe les individus sur des bases raciales (Blancs, métis, indiens et
Noirs). Cette classification détermine le statut social des uns et des autres. Les mariages mixtes
sont prohibés en 1949, tout comme les relations sexuelles entre Blancs et Noirs.
Le Group aeras act conduit à une ségrégation spatiale implacable
puisqu'il détermine, pour chaque groupe, une zone d'habitation. Dans le même temps, la minorité blanche soumet les
populations africaines à une stricte exploitation économique. Les Noirs se
voient réserver les tâches les plus dures : travail dans les mines ou
comme domestiques. En 1953, une loi aboutit à la création
d’équipements publics distincts. Transports, écoles, hôpitaux, cimetières sont
désormais séparés. Pour les Noirs sont créés 10 homelands ou
bantoustans, régions rurales bien délimitées qui se transforment en
"réserves" indigènes prétendument autonomes.
Le dispositif législatif repose
sur un apartheid urbain qui oblige les Noirs à vivre à l'écart des villes, dans
des agglomérations dont Soweto (acronyme de South West Townships), constitue
l'archétype. Ainsi, en 1952, est instauré un passeport intérieur qui définit
les zones où les Noirs sont autorisés à se rendre à des heures bien précises
dans le cadre de leur travail. Pour rejoindre leur job, puis rentrer chez eux, les
mineurs doivent donc parcourir de longues distances, généralement en train. En 1974, le trompettiste Hugh Masekela compose « Stimela (the coal train)».
« Il y a un
train qui vient de tout l’arrière-pays. / Ce train transporte des Africains, jeunes
et vieux, / enrôlés pour venir travailler à contrat / seize heures par jour
dans les mines d’or de Johannesburg. / Pour presque rien.»
Dans les années 1950, le
gouvernement détruit les quartiers les plus insalubres pour les remplacer par
des alignements rectilignes de baraques sans salle de bain, mais avec toilettes
au fond du jardin : les townships. Ainsi, en 1955, Sophiatown, un quartier
populaire de Johannesburg, jugé trop cosmopolite par les autorités, est vidé de
ses habitants, rasé, avant d’être repeuplé de Blancs et rebaptisé Triomf. Du
temps de sa splendeur, le quartier s’était doté d’une culture urbaine puisant
une partie de ses racines aux Etats-Unis. De fait, les bars clandestins
bruissaient de Jazz. Un an après la destruction du quartier, Miriam Makeba et
les Manhattan Brothers interprètent « Sophiatown is gone ».
ליאורה סלוצקי (אורי), CC0, via Wikimedia Commons
Dans le contexte de guerre
froide, les autorités sud-africaines se présentent comme le meilleur rempart
contre la progression du communisme dans le sud du continent. Elles obtiennent
par ce biais l'indulgence de la plupart des gouvernements occidentaux. Sous
couvert d'anticommunisme, les gouvernements successifs autorisent la répression
de toute activité d'opposition. En 1967 est adoptée une loi sur le terrorisme, un terme à
la définition si élastique qu’il permet de légaliser toutes les mesures
d'exception : état d'urgence, couvre-feu, tortures, disparitions... conduisant le pays dans une dérive totalitaire. «Senzeni na ? » est une vieille
chanson de lutte aux origines obscures, fréquemment chantée en xhosa ou zoulou
lors des funérailles et des manifestations. « Qu’avons-nous fait ? Notre péché est
d’être noir ? Notre péché est la vérité ? On nous tue / Que l’Afrique
revienne »
Face au racisme institutionnalisé, les populations noires,
métis, indiennes, se dotent d’un parti politique. L'African National
Congress porte les revendications et protestations contre l’apartheid. Dans
les années 1940, une génération de jeunes gens déterminés (Oliver Tambo, Nelson
Mandela, Walter Sisulu) prend les rênes de l’organisation et optent pour une
confrontation non-violente avec l’adversaire. Le PAC (Congrès panafricain
d’Azanie), une émanation radicale de l’ANC, rejette pour sa part toute
discussion avec les Blancs. En
1952, aux côtés du South African Indian Congress, l’organisation engage un
mouvement de désobéissance civile. Les protestataires dénoncent tout particulièrement
les lois interdisant les déplacements des non-Blancs à l'intérieur du pays. La
répression s’abat. En 1955, l’ANC adopte une "Charte de la liberté"
reposant sur quelques principes intangibles : égalité raciale, la démocratie, nationalisation
des grandes entreprises, réformes agraires, instauration d'un salaire
minimum... L'influence grandissante de l'ANC inquiète les autorités qui intentent
une série de procès à l’encontre des leaders du mouvement.
[1], Public domain, via Wikimedia Commons
En 1960, ces organisations
appellent à une manifestation visant à l’abrogation du passeport intérieur, qui limite les déplacements des Noirs à l'intérieur du pays. Des
milliers de jeunes se massent devant les commissariats pour s’y constituer
prisonniers. Le 21 mars 1960, la police ouvre le feu et abat 69 habitants de Sharpeville, un township situé
dans le Transvaal, au nord-est du pays.A la suite de ce drame, le régime durcit encore sa politique. Dans « Salut aux combattants de laliberté », Pierre Akendengué se souvient : « Sharpeville 1960 Soweto
juin 1976 / l'aube crache la fumée / un gamin debout sur le portail / "maman,
j'ai faim, / maman pourquoi tu pleures? / maman où est parti Jerry? / maman où
est parti Marcus ?" » L’opinion internationale s’émeut,
tergiverse, mais se contente le plus souvent d'une condamnation verbale du régime.
Les autorités décident alors de sortir du Commonwealth, d'interdire l'ANC, le
PAC et de fonder au printemps 1961 la République d’Afrique du Sud.
La lutte pacifique, désormais interdite, convainc les leaders de l'ANC de se lancer dans la résistance armée. Contraint à la clandestinité, Nelson
Mandela, membre de l'organisation depuis 1943, dirige la branche armée du parti à la
tête de laquelle il lance des opérations terroristes et de sabotages. En 1962,
la police l’arrête. Deux ans plus tard, lors du procès de Rivonia, Mandela est condamné à
perpétuité à la prison de Robben Island, au large du Cap. En 1965, Miriam
Makeba interprète en xhosa «Nongqongqo»
(« pour ceux qu’on aime ») en hommage aux prisonniers de l’ANC dont
elle cite les noms. Les partisans de l'ANC parvenus à échapper aux arrestations
doivent s'exiler dans les pays limitrophes (Zambie, Tanzanie) pour poursuivre
la lutte, tout comme les artistes.
La logique ségrégationniste
affecte également le monde de la musique. Des circuits
commerciaux séparés tentent de cloisonner "musiques blanches" et
"musiques noires", tandis que la censure surveille les paroles
critiques. Aussi, pour pouvoir continuer à s’exprimer, les artistes empruntent
souvent les voies de l’exil. C'est le cas des deux plus célèbres musiciens sud-africains: Masekela et Makeba. (2) Dès lors, cette dernière s’emploiera à dénoncer le
régime de l’apartheid. C'est le cas en 1966 avec le titre "Khawuleza"
qui évoque les descentes de la police dans les Townships. Le titre
signifie "dépêchez-vous", le cri d'alarme lancé par les enfants à
l'attention de leurs parents.
Le township de Soweto
s'embrase le 16 juin 1976, après la décision de faire de l’afrikaans la
seule langue d’enseignement. Les forces de l’ordre répriment et tuent, mais la
colère ne faiblit pas. Masekela compose "Soweto Blues" en hommage aux victimes du massacre. Les images de la répression
policière dans les townships révoltés font le tour du monde. On relève entre
600 et 1000 morts. L'opinion internationale prend enfin véritablement
conscience de la nature du régime. Pour la première fois, la communauté
internationale sort de son apathie et condamne le massacre. Le pouvoir
blanc doit désormais compter avec un blocus économique international et un boycott
des rencontres culturelles et sportives. L’Afrique du Sud est désormais au ban
des nations.
C'est dans ce contexte explosif que Steve Biko est tué. Combattant le suprémacisme blanc, le dirigeant du Mouvement de la conscience
noire est arrêté par les services de sûreté le 18 août 1977. Après avoir enduré d’atroces tortures pendant 26 jours, Biko
est déclaré mort, officiellement des suites d’une grève de la faim. Son décès choque profondément l’opinion publique mondiale. Pour Mandela, elle est le
« le premier clou dans le cercueil de l’apartheid. » En 1980, Peter
Gabriel, l’ancien chanteur de Genesis, enregistre une chanson sobrement appelée
Biko. (3)
« Tu peux éteindre une bougie en soufflant / Mais tu ne peux pas éteindre un
feu / Une fois que les flammes sont là / Le vent lui fera prendre de l'ampleur
/ Oh Biko, Biko, parce que Biko / Oh Biko, Biko, parce que Biko ton esprit plane,
ton esprit plane / L'homme est mort / Et les yeux du monde regardent
maintenant »
En 1986, Paul Simon sort l’album Graceland. En invitant à jouer sur son disque des
musiciens sud-africains, il rompt le boycott, mais contribue aussi à faire connaître en Occident des artistes de très grand talent. C’est le cas du groupe
Ladysmith Black Mambazo, très populaire dans les townships. Célèbre pour
ses performances a capella, les musiciens mêlent polyphonies zouloues et chants
religieux. Exemple avec le célébrissime Mbube.
C° A l'aube des années 1980, la situation paraît bloquée en Afrique du Sud. La pression internationale se fait de plus en plus forte sur le régime de l'apartheid. Mandela est désormais un des prisonniers politiques
les plus connus au monde et le symbole vivant de la lutte contre le racisme. Les musiciens fourbissent leurs armes afin d'abattre définitivement ce bastion ségrégationniste. A suivre.
Notes:
1. D'aucuns utilisent des fondements religieux pour justifier la ségrégation. Certains calvinistes instrumentalisent la doctrine de la prédestination qui justifierait, selon eux, la domination des Noirs par un peuple élu.
2. A
l'école Saint Peter de Johanesburg où il suit ses études, Masekela est
repéré par l'archevêque anglican Trevor Huddelston, hostile au racisme
ambiant. L’homme offre à l’adolescent une
trompette. En 1958, à 19 ans, il débute sa carrière en participant à King Kong,
un spectacle musical, qui remporte un très grand succès. C’est dans ce
cadre
qu’il rencontre et tombe fou amoureux de Miriam Makeba, une jeune
chanteuse à la voix fantastique. Courageuse et dotée d'un caractère bien
trempée, la jeune femme tourne en 1959 dans Come back Africa, un film anti-apartheid. Alors qu’elle se trouve à l'étranger pour la promotion du film, Makeba apprend
qu’elle est bannie par le régime.
Située dans le Pas-de-Calais, dans l'arrondissement de Lens, la Compagnie des mines de Courrières exploite de riches filons charbonniers grâce à 12 puits, sur une superficie de 6 000 hectares. Très rentable, elle bénéficie d'un gisement favorable avec des
veines très épaisses (2 ou 3 mètres d'épaisseur pour la veine Joséphine
par exemple). Le
monde de la mine est très hiérarchisé avec une coupure très nette entre
le monde des dirigeants, des ingénieurs et celui des ouvriers, lui-même
extrêmement contrasté. Les porions, des ouvriers montés en graine, sont
chefs d'équipe. Ils ont sous leurs ordres les galibots, de jeunes
apprentis mineurs.
Le 10 mars 1906, 1425 mineurs relèvent les équipes de nuit aux fosses 2 (Billy-Montigny), 3 (Méricourt) et 4 (Sallaumines) des mines de Courrières. Depuis plusieurs jours, un incendie couve dans une veine abandonnée, appelée Cécile. Les briques accumulées pour arrêter le feu semblent inefficaces, rendant l'air franchement irrespirable. Le 8 mars, Simon (dit "Ricq"), le délégué mineur de la fosse 3, a bien fait un rapport pour signaler le danger, sans que les ingénieurs ne s'alarment pour autant. Vers 6h30 du matin, deux accidents combinés provoquent une catastrophe d'une ampleur inédite. Dans un des puits d'exploitation, à plus de 300 mètres de profondeur, la poussière de charbon en suspension (1) dans les galeries s'embrase.Ce coup de poussier résulte du soulèvement des poussières au sol des galeries, de leur embrasement, peut-être par une explosion initiale provoquée par la présence de grisou (2) ou par la lampe à flamme nue portée par les mineurs. L'inflammation des poussières produit de la chaleur, un souffle, qui soulève de nouvelles poussières, qui s'enflamment à leur tour. Un grondement long résonne alors, un peu comparable au roulement du tonnerre. Les poussières détonnent tranche par tranche. Une véritable langue de feu parcourt 110 kilomètres de galeries en moins de deux minutes, dévastant tout sur son passage. Le feu laisse en héritage des gaz dans les galeries. Sous l'effet de la déflagration, les mineurs meurent brûlés vifs, asphyxiés, ensevelis, percutés par les boisages disloqués ou fracassés sur les parois de la mine.
Domaine public (Wikimedia Commons)
A l'annonce de l'explosion, l'effervescence bat son plein sur le carreau de la mine. Femmes, vieillards, enfants se ruent hors de leurs corons. Près de 10 000 personnes se regroupent bientôt dans
l’attente de nouvelles, d’un mari, d’un père ou d’un fils. Pendant deux jours, elles restent confinées derrière des grilles, puisqu'elles n'ont pas l'occasion de rentrer sur les fosses, pas même pour reconnaître les premiers cadavres qu'on a pu remonter. La catastrophe fait l'objet d'une médiatisation immédiate et massive avec l'arrivée très rapide de journalistes, qui contribuent à colporter les premières images du drame, également diffusées sous la forme de cartes postales.
La direction
de la Compagnie et les ingénieurs redoutent une nouvelle explosion. Convaincus que les galeries sont obstruées par les éboulements, ils tergiversent, hésitant
sur la procédure à suivre. Les premiers secours tiennent de l'improvisation. Dans des conditions périlleuses, sans équipements ni méthodes, les hommes encore disponibles s'élancent dans les puits et les galeries pour tenter de dégager les survivants. Les opérations de sauvetage s'avèrent particulièrement périlleuses car de nouvelles explosions sont à craindre. Le feu continue de faire rage dans de nombreuses galeries, où l'air est irrespirable. Des éboulements se produisent toujours. Les galeries sont encombrées, effondrées. Ceux qui descendent marchent littéralement sur les cadavres des hommes et des chevaux. Dix-sept sauveteurs trouvent la mort dès les premières heures des recherches. Il s'agit pour la plupart de mineurs, partis en quête de leurs proches sans grande précaution. En fin de journée, quelques centaines de mineurs sont remontés, certains grièvement blessés. Pour soigner les brûlures, des
ambulances arrivent avec des bandages et des baquets d’acide picrique.
* Compassion et solidarité.
L'annonce du drame suscite un immense élan de solidarité dans le monde entier. Les dons affluent de toute part. Plus de 8 millions de francs sont récoltés et distribués aux familles endeuillées. La Compagnie des mines de Courrières, passablement dépassée, reçoit l'aide de mineurs belges de la région de Mons, de sapeurs pompiers de Paris, de 19 volontaires allemands
venus de la Rhur, équipés d'appareils respiratoires. Il s'agit là d'un phénomène de
solidarité ouvrière, parfois motivée par le socialisme. Dans des conditions épouvantables, les équipes de sauvetage aspergent les corps de lait de chaux, les enrobent de draps imprégnés de phénol, avant de les remonter à la surface. Brûlés, démembrés par l'explosion, les corps sont difficilement identifiables. Quatre jours après la catastrophe, les ingénieurs et les pouvoirs publics décident toutefois d'arrêter les recherches. Les autorités partent du postulat qu'il ne peut y avoir de survivants compte tenu de la violence de l'explosion. Pour étouffer l'incendie, la solution retenue consiste donc à arrêter l'arrivée d'oxygène, en "fermant" la mine.
* Une catastrophe à rebondissement.
Le 13 mars, les obsèques des 75 premières victimes de l'explosion rassemblent près de quinze mille personnes dans sept localités. A Méricourt, une fosse commune accueille les corps non identifiés. Il neige. Toutes les cloches des villages environnants sonnent. Ministres, députés, évêques suivent le cortège. Lecture est faite d'un télégramme consolateur de Pie X. Le recueillement cède rapidement face à la colère. Émile Basly, ancien mineur, député-maire socialiste de Lens et dirigeant du Vieux syndicat,
s'exclame: "Je le jure sur cette tombe qui nous glace d'horreur, sur
ces cercueils que des mains tremblantes viennent de retirer d'une fosse
pour les descendre dans une autre [...] justice sera rendue aux morts, justice
sera rendue aux vivants, justice sera rendue à l'humanité!" L'ingénieur en chef, traité d'«assassin», ne peut prendre la parole comme prévu. Dans leur quête effrénée de profit, les compagnies sont accusées d'avoir négligé la sécurité et interrompu prématurément les recherches. L'objectif reste de remettre en exploitation, le plus rapidement possible, les veines qui ne seraient pas trop touchées.
JÄNNICK Jérémy, Public domain, via Wikimedia Commons
Le conflit social qui éclate alors prend d'emblée des proportions inédites. Entamée aux mines d'Ostricourt, près de Dourges, la grève gagne le Nord, déborde sur la Belgique, puis s'étend à la Loire, au Gard et au Centre. Venue de la base, instinctive, spontanée, émotionnelle, elle concerne bientôt près de 60 000 mineurs.
La tension est vive, la soif de revanche immense. Des piquets se
dressent devant les puits, tandis que des patrouilles de grévistes
traquent les "jaunes" qui poursuivent le travail. Le conflit social démarre en dehors des organisations syndicales, qui se contentent de prendre le train en marche. Dans le Bassin du Pas-de-Calais, la division syndicale règne. Le Vieux Syndicat réformiste d'Émile Basly s'oppose aux anarcho-syndicalistes du Jeune Syndicat, affilié à la CGT, et dirigé par Benoît Broutchoux. Le premier considère ses rivaux, comme des "gibiers de bagne, repris de justice, vautours de l'anarchie", quand le second s'en prend à "Basly la jaunisse". Les appels à l'union syndicale lancés par Jean Jaurès ne sont pas entendus. Le 17 mars, Georges Clemenceau, le nouveau ministre de l'intérieur, se rend à Lens pour exiger le calme et le respect de la liberté du travail. Devant le comité de grève, il assure que le droit de grève ne sera pas remis en cause, tant que la loi est respectée. Il s'engage également à ne pas faire donner la troupe, cantonnée pour l'heure sur les carreaux des fosses. Clemenceau fait également remettre au procureur général de Douai, chargé de l'instruction du dossier, le registre, dans lequel les délégués mineurs avaient fait part de leur vive inquiétude dans les jours précédents l'explosion. (3) Ce geste permet de couvrir la compagnie de Courrières et d'accréditer la thèse de l'accident imprévisible.
Le 18 mars, des représentants des ouvriers et des compagnies se rencontrent au ministère des travaux publics, à Paris. Les secondes consentent à des concessions minimes. Le 20, lors d'un meeting agité des dirigeants du comité de grève, à Lens, Broutchoux est arrêté. Le dirigeant syndical est condamné par le tribunal de Béthune à deux mois de prison pour violences à agent et rébellion. Arguant d'une atteinte à l'ordre public, le ministre de la guerre envoie alors des renforts dans le bassin minier. Jusqu'à la fin du mois de mars, il n'y a pas d'accrochage majeur avec la troupe.
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C'est alors que, le 30 mars, vingt jours après
la catastrophe, treize survivants parviennent à s'extraire du ventre de
la terre. Le 4 avril, un dernier mineur refait surface. (4) Plongés dans le
noir complet, les rescapés ont survécu en buvant leur urine, en
mangeant les casse-croûtes trouvés sur les cadavres (les briquets), l'avoine et les carottes trouvés dans une écurie, de l'écorce de bois et la
viande crue d'un des chevaux utilisés au fond de la mine. A la vue de ces "cadavres vivants", la colère explose. Un groupe de femmes demande des comptes au siège de la direction à Courrières. (5) Des grilles des corons sont renversées, des
maisons de non-grévistes attaquées. A cette occasion, l'un d'entre eux abat Georges Bottel, un jeune protestataire. L'inflexibilité du patronat conduit par le directeur des mines de Lens, durcit encore le mouvement social. Les incidents violents se multiplient dans tout le bassin du Nord-Pas-de-Calais. La grève tient désormais de l'insurrection. La gendarmerie de Liévin, qui retient des mineurs prisonniers est prise d'assaut. Le 18 avril, le marché de la ville est pillé, tout comme les maisons d'ingénieurs de la Société des mines de Lens. Les mineurs tiennent la ville jusqu'au 21. La veille, à Lens, les manifestants ont érigé des barricades. Au cours des affrontements, le lieutenant Lautour est tué. La troupe, submergée, ne reprend véritablement le dessus qu'avec l'arrivée de nombreux renforts (21 000 hommes).
Les mineurs grévistes parcourant les corons. (domaine public, Wiki Commons)
Le gouvernement redoute que le 1er mai 1906 ne se transforme en une journée révolutionnaire. Clemenceau agite alors le spectre d'un complot antirépublicain réunissant les syndicats de gauche et l'extrême-droite. Il en profite pour faire procéder à l'arrestation des responsables syndicaux. Pierre Monatte, alors
jeune journaliste et permanent syndical à la CGT, est ainsi arrêté dès son
arrivée en gare de Lens, le 23 avril. La répression systématique imposée par la présence massive de soldats (un pour trois mineurs) tient pourtant de l'état de siège. En
dépit de la détermination des grévistes, les positions patronales restent inflexibles. Harassés, désespérés, affamés, les grévistes se résignent à la reprise du travail. Dans le bassin, les familles ouvrières, déjà frappées par la perte d'un ou plusieurs de leurs membres, connaissent une situation désespérée. L'argent ne rentre plus, la misère, la faim et le froid s'installent dans les foyers. Seules les distributions de vivres permises par l'élan de solidarité nationale permettent de ne pas totalement sombrer dans l'abîme. Le 7 mai, le travail reprend dans la morosité.
Dans l'immédiat, le mouvement se solde par une lourde défaite. Les avantages obtenus s'avèrent bien minces: des augmentations salariales dérisoires, l'engagement à ne pas discriminer sur des critères syndicaux ou politiques lors des recrutements, la fixation d'un âge minimal d'embauche à 12 ans. En revanche, les licenciements s'abattent sur les mineurs les plus engagés. Pourtant, au delà de la défaite apparente, les mineurs gagnent la bataille de l'opinion. La catastrophe et les protestations qui s'ensuivent contribuent "à l'émergence d'une identité fondée sur l'image héroïque du"«soldat-mineur» et de la «gueule noire»." (source C p 64) Devant la Chambre des députés, Paul Doumer salue les « obscurs et vaillants soldats […] héros dont le dur labeur est l’élément essentiel, la base même de la civilisation moderne. […] Ils sont morts au devoir, et par conséquent à l’honneur. »
L'ampleur du drame et des protestations obligent les politiques à réagir. Les pouvoirs publics s'empressent ainsi de réformer le code minier. Les lampes à feu nu, sans doute à l'origine de l'étincelle dévastatrice, sont interdites. D'autres mesures contribuent à renforcer la sécurité des mineurs: l'amélioration de la ventilation, l'utilisation accrue d'explosifs de sécurité, le recours à l'arrosage des galeries, la mise en place d'arrêt-barrages pour empêcher la flamme de se propager... En juillet 1906, le gouvernement fait voter une loi instaurant le repos hebdomadaire, une importante revendication ouvrière. En
octobre 1906, lorsque Georges Clemenceau remplace Sarrien à la tête du
gouvernement, le nouveau président du conseil crée un ministère
du Travail (et de la Prévoyance sociale), confié à René Viviani. La législation évolue également avec
la rédaction d'une réglementation qui aboutira au Code du Travail en
1910. La
révolution n'a pas eu lieu, mais l'esprit de réforme sociale commence à
pénétrer une classe politique jusque là obnubilée par le conflit religieux.
La grève de Courrières a des répercutions nationales. Le 3 avril, à l'Assemblée, Jaurès réclame, en vain, la nationalisation des mines: "Si vous voulez la véritable responsabilité, si vous voulez donner à tous ceux qui ont la propriété des mines un nécessaire avertissement, ce n'est pas la responsabilité secondaire et dérivée des seuls ingénieurs qui doit être mise en cause, c'est surtout la responsabilité collective, impersonnelle, de ces vastes assemblées d'actionnaires, qui ne demandent à leurs représentants à la mine que le maximum de dividendes, sans se préoccuper de la sécurité." Conclusion: "C'est la nation elle-même qui doit reprendre en main la gestion, l'administration de ce domaine." La nationalisation des houillères n'interviendra qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Si les politiques infléchissent leurs positions, il n'en va pas de même des responsables de la Compagnie des mines de Courrières. Guidés par la recherche d'un profit immédiat, ils ont pourtant largement négligé les mesures de sécurité élémentaires. Non contents de s'en sortir à bon compte et en dépit de leur immense responsabilité dans le drame, ils agissent avec un cynisme sans nom: les veuves doivent ainsi libérer leurs logements, attribués alors à une nouvelle fournée de main-d’œuvre. Le bilan
officiel sera de 1 099 morts, auquel il convient d'ajouter 16 sauveteurs. Un tiers des
victimes avait entre 13 et 18 ans.
En 1887, sur l'air du Furet du bois joli, Jules Jouy adapte des paroles décrivant les conséquences d'un coup de grisou. "Il court, il court le grisou / Le méchant grisou des mines / Il court, il court le grisou / Nos parents sont dans le trou / Chez les voisins les voisines, il sème la mort partout." Le chansonnier-poète montmartrois, qui se produit au Chat noir, dénonce à longueur de chansons les conséquences sociales du capitalisme. Ici, il insiste sur le cortège des malheurs accompagnant le grisou: la mort des mineurs en premier lieu, mais aussi les "famines", "les orphelines"... De fait, ce sont 562 veuves et 1133 orphelins qui survivent aux mineurs tués par l'explosion.
Coup de grisou, écrit courant 1943 par Henri Contet sur une musique de Louis Guglielmi (Louiguy), raconte l'histoire d'un mineur de fond, noir de charbon et de chagrin lorsque la fille qu'il aime le quitte. La chanson romance une histoire d'amour difficile entre un "gars du Nord", mineur, habitué au noir, fuyant presque la lumière, et une fille des plaines. Mais derrière ce drame d'un amour impossible se dessine celui de la mine et des mineurs. Elle a les cheveux roux tandis que lui, on l'appelle "coup de grisou". "Quand l'vrai grisou s'en est mêlé / A eux deux ils ont fait sauter / La terre, la mine et tout l'fourbi! / Après trois jours on l'a r'monté / Avec sa part d'éternité / Et quand on l'a sorti du puits, / La lumière se moquait de lui".
La situation nous est résumée par ces deux vers clichés: "Elle l'a trompé par un beau jour / Avec un qu'aimait le ciel bleu". On pourrait croire à une chanson de Berthe Sylva si ce Coup de grisou ne se terminait comme un morceau de Trenet. Abandonnant le premier degré, Contet décrit la scène finale - une explosion au fond de la mine - avec tant de poésie qu'il court-circuite toute grandiloquence: "Et quand on l'a sorti du puits / La lumière se moquait de lui / Le soleil donnait un gala / Pour l'embêter une dernière fois / Mais coup de grisou était guéri / Il avait épousé la nuit..." La voix de Piaf porte le malheur poignant de cet homme "aux yeux brûlés" de lassitude et d'amour... "Le malheur fou de ce mineur amoureux s’impose au fil d’un crescendo de
plus en plus pressant. L’espace musical est comme saturé. La ligne
mélodique, la puissance vocale, l’orchestration s’enflent jusqu’à la
sensation d’un tumulte interne insoutenable. Cet indicible là est plein
de fureur et de bruit. Il gronde comme un volcan." (source D)
Pour terminer notre exploration, citons une composition du mineur Henri Candelle, intitulée "grisou trompeur".
Conclusion: Si la catastrophe ne transforme pas fondamentalement les conditions de travail des mineurs, le drame marque en revanche très durablement les mémoires, par le biais de la littérature, des souvenirs des familles, des chansons. Si il n'existe plus de témoin de l'explosion, elle n'a cependant pas sombré dans l'oubli.
Notes:
1. Les poussières en suspension, provenant de l’abattage, de
la chute et du transport du charbon.
2. Prisonnier du charbon, ce gaz inodore et incolore, composé d'hydrogène, de carbone et de méthane, s'accumule dans les galeries et finit par exploser à la moindre étincelle.
3.
Les
mineurs ont toujours été très soucieux de se protéger et d'obtenir de l’État qu'il les protège. En 1890, ils obtiennent la création de
délégués à la sécurité minière, chargés de descendre dans la mine pour
examiner dans quelles conditions les ouvriers travaillent. Deux fois par mois, ces ouvriers, élus par leurs pairs, procèdent à une
visite des installations. Une fois remontés, ils consignent leurs
observations dans un registre spécial.
4. Pour
désigner les quatorze survivants de la mine, la presse parisienne
s'empare du mot wallon "rescapés". Le terme est dès lors consacré par
la langue française.
5. Tout au long de la grève, les femmes jouent un rôle essentiel. Car, dans les corons, "ce
sont elles qui sont chargées des questions relatives à l'intendance, et
leur attitude face au mouvement déclenché influe largement sur la
détermination de leurs époux, compagnons, fils ou frères. Ici, elles
mèneront, avec leurs enfants, des manifestations contre lesquelles les
forces de l'ordre n'oseront pas charger." (source C)
Sources:
A. Diana Cooper-Richet: "Drame à la mine", Le Monde, 26 novembre 1979.
L’Argentine connaît une succession de dictatures civiles ou
militaires, du milieu des années 1960 au début des années 1980. Dans le pays, le poids de l’armée est
considérable, perturbant fréquemment le jeu politique. En 1966, une junte
chasse du pouvoir le président Arturo Illia, élu trois ans plus tôt. Les
militaires voient des marxistes partout, et mettent au pas les étudiants dont
les organisations sont progressivement interdites. Aux antipodes des aspirations sécuritaires et nationalistes des nouveaux dirigeants, la jeunesse
urbaine s’entiche du rock, reléguant au placard la Nueva Cancion. Des groupes comme Los Gatos ("La balsa"), Almandra ("Muchacha"), Arco Iris (« Camino »), Manal ("Jugo de tomate frio") innovent
en chantant en espagnol.
[version podcast de cet article à écouter grâce au lecteur ci-dessous: ]
Rubén Andón, Public domain, via Wikimedia Commons
En 1973, une violente guérilla menée par des factions armées
met à mal la dictature du général Lanusse, contraignant ce dernier à organiser
des élections, remportées par l’ancien dictateur Juan Perón. Quelques mois plus
tard, le dirigeant populiste meurt. Le pouvoir tombe dans l’escarcelle de sa
femme Isabelle. Cette dernière s’appuie sur Lopez Rega, un conservateur qui
s’emploie à neutraliser les militants de gauche. Pour ce faire, il utilise une organisation paramilitaire, la triple A. Ses membres, qui voient des rouges
partout, tuent et capturent les militants d’extrême-gauche. Multipliant les
descentes, ils traquent cheveux longs, mini jupes et baisers langoureux dans
l’espace public. En dépit de la répression sociale féroce qui s’abat sur le pays,
et à condition d’éviter une confrontation brutale, la musique représente alors
une des seules formes d’expressions politiques possibles.
Le pianiste Charly Garcia s’impose alors comme une figure
centrale du rock argentin. En 1974, son groupe Sui Generis sort son
troisième album, une critique en règle, mais toujours subtile, d’un régime qui
ne cesse de se durcir. Dans « les
aventures incroyables du monsieur ciseaux », Charly Garcia décrit le
censeur, un rond de cuir installé dans son bureau tout gris. Dans un couplet
censuré, Charly Garcia chante : «Moi je déteste les gens qui ont
le pouvoir d’expliquer ce qui est bien, ce qui est mal. / Seul le peuple, mon
ami, est capable de comprendre. / Les censeurs d’idées trembleront d’horreur
devant l’homme libre à la lumière du soleil.» En référence à
la répression terrible que mènent les formations paramilitaires à l’encontre
des mouvements sociaux, des leaders de gauche et de toute forme d’opposition,
« El show de los
muertos» offre la description saisissante d’un bal macabre. « J'ai
tous les morts ici / Qui veut que je vous les montre ? / Certains assis,
d'autres debout / Tous morts à jamais. (…) » Les
morts, les disparus, dont certains n’ont plus de visages, hantent le pays,
tandis que les assassins en col blanc rentrent tranquillement chez eux une fois
leur sanglante besogne accomplie. Le narrateur l’interpelle :
« Quelque chose
ne va pas, monsieur. / c'est quoi ce rouge sur ton pantalon ?»
Le morceau « Juan
represion» esquisse le portrait d’un tortionnaire. « C’est l’histoire d’un homme / qui
voulut être surhumain / et la réalité, alors / lui échappa des mains» Dans un
couplet censuré de « Bostas
Locas » ("Botte folle"), Garcia s’en prend directement à l’armée. « On nous demande
d’aimer la patrie, mais si eux, c’est la patrie… alors je préfère être
étranger.»
En mars 1976, une junte dirigée par trois généraux
renverse Isabel Perón. Les putschistes accroissent encore la répression, imposant
un ordre moral réactionnaire. La lutte
contre la subversion et les syndicats autorise tous les abus. Le terrorisme
étatique se traduit par la multiplication des enlèvements perpétrés par des
hommes armés et par l’usage de la torture.
Public domain, via Wikimedia Commons
La censure s’accroît : les radios sont réquisitionnées,
les disques jugés subversifs rayés au couteau, les paroles des chansons
vérifiées par un comité de censure. Malgré une pression permanente des
autorités, des concerts continuent d’être organisés. Les militaires surveillent
et les évacuations de salle sont courantes, sous prétexte d’alertes à la bombe.
Il n’empêche, le public toujours présent, fait des musiciens les hérauts du
mouvement de contestation. La musique représente un espace de respiration
collective et de résistance. Désormais, les musiciens doivent user de
métaphores pour dribbler la censure. En 1981, Serú Girán, le nouveau groupe
de Charly Garcia, sort « Alicia in el pais » ("Alice au pays"). Loin du pays des
merveilles, la jeune fille vit dans un pays sous le joug. « Les innocents sont les
coupables, dit sa seigneurie, le roi des épées / Ne dis pas
ce qu'il y a derrière ce miroir, / tu n'auras aucun pouvoir / Pas d'avocats,
pas de témoins. / Allume les lampes que les sorciers veulent éteindre / pour brouiller
notre chemin. »
La
pratique des enlèvements se généralise, semant la terreur dans les rues. Les
victimes sont emmenées dans des Ford Falcon noires sans plaque d’immatriculation. Les yeux bandés, ils sont ensuite enfermés dans des camps de
détention clandestins. Enchaînés dans des cellules non répertoriées, ils subissent les tortures. Les
« vols de la mort ». En 1984, Jean-Pierre Mader chante Disparue, un titre
inspiré par le
destin tragique du mannequin franco-argentin Marie Anne Erize, kidnappée en
1976.« Je t'ai cherchée dans les
rues, / Dans les cafés. / Même tes amis n'ont pas su / Me renseigner. / Des
voisins t'ont vue partir / Avec deux hommes / Qui t'ont poussée sans rien dire
/ Dans une Ford Falcon. / Disparu, tu as disparu. / Disparu, tu as disparu / Au
coin de ta rue. / Je t'ai jamais revue", chante Mader.
Le phénomène des disparus ne se cantonnent
malheureusement pas à l’Argentine, affectant également d’autres dictatures
latino-américaines, dans lesquelles la société dans son ensemble est classée
par degré de dangerosité et soumise à une étroite surveillance. La «lutte antisubversive» se déploie a l’échelle régionale
dans le cadre du plan Condor. Institutionnalisé lors d’une réunion secrète à Santiago
en 1975, il planifie et organise la
surveillance, la persécution et l’assassinat d’opposants en exil par l’échange d’informations et la mise en place d’opérations
conjointes. Le
Chili, l’Argentine et l’Uruguay
comptent parmi les membres les plus actifs du plan. Te recuerdo Amanda de
Victor Jara évoque ainsi l’idylle impossible entre Amanda et Manuel. Le Chilien
chante : « tu
avais rendez-vous avec lui, / avec lui ( …)qui partit dans les
montagnes / qui jamais ne fit de mal, / qui partit dans les montagnes,
/ et en cinq minutes / fut mis en pièces. Sonne la sirène / de retour au travail, / beaucoup ne sont pas
revenus, / Manuel non plus. »
Le titre « Desaparecidos» du Panaméen Ruben Blades,
star de la salsa, pourrait s’appliquer au Chili de Pinochet (1973 à 1989), au Paraguay de
Stroessner (1954-1989), à la Bolivie de Banzer (1971-1978) et bien sûr l'Argentine de Videla. Sur un rythme reggae, les paroles adoptent le point de vue de personnes
parties à la recherche de disparus. Le dernier couplet incite l’auditeur à ne
pas oublier. «Où
vont les disparus? / cherche dans l'eau et dans les buissons / et pourquoi
disparaissent-ils? / Parce
que nous ne sommes pas tous égaux / et quand reviennent-ils? / A chaque fois
que l'on pense à eux. / et comment les appelle-t-on? / lorsqu'une émotion nous
serre le cœur.»
Depuis 1977, les mères de victimes d'enlèvements organisent des rondes sur la
place de Mai, face au palais présidentiel. Leur objectif est de conserver intact le souvenir et la mémoire des disparus. Une
comptine de María Elena Walsh écrite dans les années 1960, donc bien avant le
Proceso (le nom de la dictature militaire), est censurée par les militaires. En effet, les paroles d’«El-país-de-nomeacuerdo»
("Le-pays-de-jenemesouvienspas"), symbolise le danger des politiques de l’oubli. «Au pays de
Je-ne-me-souviens-pas / Je fais trois petits pas et je me perds. / Un petit pas
par ici, / Je ne sais plus si je l’ai fait. / Un petit pas par là / J’ai
horreur de tout cela ! / Un petit pas vers l’arrière / Et je ne fais plus
rien / Parce j’ai déjà oublié / Où j’avais mis mon autre pied.»
Les portraits des disparus tenus à bout de bras par les mères de la place de Mai constituent une terrible contre-publicité pour un
régime sur la sellette. En effet, au début des années 1980, la
situation économique devient intenable : le chômage ne cesse d’augmenter,
le peso argentin s’effondre. Pour redorer leur blason, en octobre 1981, les militaires convient le groupe britannique Queen à se produire lors de cinq concerts à
Buenos Aires. Le show fait l’objet d’un encadrement strict de la part des
militaires qui croient percevoir des relents martiaux dans le tube We will
rock you. Freddy Mercury est musclé, porte des cheveux courts, la moustache, la panoplie du parfait petit soldat. Les militaires ne peuvent envisager que le chanteur
soit homosexuel, une déviance scandaleuse à leurs yeux. Le concert débute sous les meilleurs auspices. La foule acclame le groupe qui fait monter sur scène Diego Maradona, l'étoile montante de la sélection de football argentine. Puis le show prend une direction inattendue quand Freddy Mercury invite sur scène les Mères de la place de
Mai à prendre la parole. La retransmission télévisée du concert
s’interrompt aussitôt.
Cinq mois plus tard, la guerre des Malouines provoque
la déroute militaire de la junte, qui doit abandonner le pouvoir. Les musiciens peuvent enfin exulter. En 1983, Charly García compose "Dinosaurios". Il s'y félicite de la disparition d'un régime brutal et sanguinaire, dirigé par des militaires (les dinosaures) responsables de l'enlèvement et de l'assassinat de trente mille personnes. «Les
amis du quartier peuvent disparaître, / les chanteurs de radio peuvent
disparaître, / ceux qui sont dans les journaux peuvent disparaître, / la
personne que tu aimes peut disparaître. / Ceux qui sont en l'air peuvent
disparaître dans l'air, / ceux qui sont dans la rue peuvent disparaître, dans
la rue, / les amis du quartier peuvent disparaître, / mais les dinosaures vont disparaître. »