jeudi 23 février 2023

Chanter contre le régime raciste de l'apartheid en Afrique du Sud.

Au XVII° siècle, fuyant les persécutions religieuses, des colons hollandais, et dans une moindre mesure français, trouvent refuge dans la région du Cap. Ceux que l'on désigne bientôt comme les Afrikaners imposent aussitôt une politique ségrégationniste aux autochtones: les populations noires majoritaires et culturellement diverses (xhosa, zoulou, sotho...). Au début du XX° siècle, des colons britanniques s’emparent du pouvoir à la suite de la guerre des Boers et fondent l’Union d’Afrique du Sud, rattachée au Commonwealth. Il faut ajouter à cette mosaïque de populations, une importante main d’œuvre immigrée indienne et malaise.
 
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Le premier gouvernement nationaliste en 1948, Public domain, via Wikimedia Commons

Décidés à faire de ce territoire un bastion blanc, et craignant d’être submergés par les populations noires, les descendants des fermiers protestants néerlandais se dotent d’une citadelle législative censée la protéger. (1) En 1948, le parti national remporte les élections et engage une politique officielle de ségrégation raciale appelée apartheid. Ce mot afrikaans signifie "vivre à part". Entre 1950 et 1958, le grand architecte de cet arsenal réglementaire raciste se nomme Hendrik Verwoerd, le premier ministre. En 1965, Vuyisile Mini, membre de l'ANC et auteur de chansons de résistance, met en garde le théoricien de l’apartheid dans son morceau « Beware Verwoerd ». Miriam Makeba, qui interprète le titre, chante en xhosa: « Voici l’homme noir, Verwoerd ! Attention, voici l’homme noir, Verwoerd ! »

Située au sud de Pretoria, la capitale administrative, Johannesburg, connaît un essor fulgurant après la découverte de filons aurifères dans ses environs à la fin du XIX° siècle. Le morceau « Johannesburg » de Gil Scott Heron Gil dénonce la politique d'Apartheid qui sévit avec virulence. « Dis-moi, ma sœur as-tu entendu / parler de Johannesburg? / Ils me disent que nos frères là-bas / défient l'Homme blanc. / On n'est sûr de rien parce que les infos qu'on a ne sont pas fiables, man. / Je n'aime pas voir le sang couler, / mais je suis content de voir la résistance gonfler. »

Le population registration act de 1950 classe les individus sur des bases raciales (Blancs, métis, indiens et Noirs). Cette classification détermine le statut social des uns et des autres. Les mariages mixtes sont prohibés en 1949, tout comme les relations sexuelles entre Blancs et Noirs. Le Group aeras act conduit à une ségrégation spatiale implacable puisqu'il détermine, pour chaque groupe, une zone d'habitation. Dans le même temps, la minorité blanche soumet les populations africaines à une stricte exploitation économique. Les Noirs se voient réserver les tâches les plus dures : travail dans les mines ou comme domestiques. En 1953, une loi aboutit à la création d’équipements publics distincts. Transports, écoles, hôpitaux, cimetières sont désormais séparés. Pour les Noirs sont créés 10 homelands ou bantoustans, régions rurales bien délimitées qui se transforment en "réserves" indigènes prétendument autonomes.


Le dispositif législatif repose sur un apartheid urbain qui oblige les Noirs à vivre à l'écart des villes, dans des agglomérations dont Soweto (acronyme de South West Townships), constitue l'archétype. Ainsi, en 1952, est instauré un passeport intérieur qui définit les zones où les Noirs sont autorisés à se rendre à des heures bien précises dans le cadre de leur travail. Pour rejoindre leur job, puis rentrer chez eux, les mineurs doivent donc parcourir de longues distances, généralement en train. En 1974, le trompettiste Hugh Masekela compose « Stimela (the coal train)». « Il y a un train qui vient de tout l’arrière-pays. / Ce train transporte des Africains, jeunes et vieux, / enrôlés pour venir travailler à contrat / seize heures par jour dans les mines d’or de Johannesburg. / Pour presque rien. » 

Dans les années 1950, le gouvernement détruit les quartiers les plus insalubres pour les remplacer par des alignements rectilignes de baraques sans salle de bain, mais avec toilettes au fond du jardin : les townships. Ainsi, en 1955, Sophiatown, un quartier populaire de Johannesburg, jugé trop cosmopolite par les autorités, est vidé de ses habitants, rasé, avant d’être repeuplé de Blancs et rebaptisé Triomf. Du temps de sa splendeur, le quartier s’était doté d’une culture urbaine puisant une partie de ses racines aux Etats-Unis. De fait, les bars clandestins bruissaient de Jazz. Un an après la destruction du quartier, Miriam Makeba et les Manhattan Brothers interprètent « Sophiatown is gone ».

ליאורה סלוצקי (אורי), CC0, via Wikimedia Commons
  

Dans le contexte de guerre froide, les autorités sud-africaines se présentent comme le meilleur rempart contre la progression du communisme dans le sud du continent. Elles obtiennent par ce biais l'indulgence de la plupart des gouvernements occidentaux. Sous couvert d'anticommunisme, les gouvernements successifs autorisent la répression de toute activité d'opposition. En 1967 est adoptée une loi sur le terrorisme, un terme à la définition si élastique qu’il permet de légaliser toutes les mesures d'exception : état d'urgence, couvre-feu, tortures, disparitions... conduisant le pays dans une dérive totalitaire. « Senzeni na ? » est une vieille chanson de lutte aux origines obscures, fréquemment chantée en xhosa ou zoulou lors des funérailles et des manifestations. « Qu’avons-nous fait ? Notre péché est d’être noir ? Notre péché est la vérité ? On nous tue / Que l’Afrique revienne »

Face au racisme institutionnalisé, les populations noires, métis, indiennes, se dotent d’un parti politique. L'African National Congress porte les revendications et protestations contre l’apartheid. Dans les années 1940, une génération de jeunes gens déterminés (Oliver Tambo, Nelson Mandela, Walter Sisulu) prend les rênes de l’organisation et optent pour une confrontation non-violente avec l’adversaire. Le PAC (Congrès panafricain d’Azanie), une émanation radicale de l’ANC, rejette pour sa part toute discussion avec les Blancs. En 1952, aux côtés du South African Indian Congress, l’organisation engage un mouvement de désobéissance civile. Les protestataires dénoncent tout particulièrement les lois interdisant les déplacements des non-Blancs à l'intérieur du pays. La répression s’abat. En 1955, l’ANC adopte une "Charte de la liberté" reposant sur quelques principes intangibles : égalité raciale, la démocratie, nationalisation des grandes entreprises, réformes agraires, instauration d'un salaire minimum... L'influence grandissante de l'ANC inquiète les autorités qui intentent une série de procès à l’encontre des leaders du mouvement.

[1], Public domain, via Wikimedia Commons

 

En 1960, ces organisations appellent à une manifestation visant à l’abrogation du passeport intérieur, qui limite les déplacements des Noirs à l'intérieur du pays. Des milliers de jeunes se massent devant les commissariats pour s’y constituer prisonniers. Le 21 mars 1960, la police ouvre le feu et abat 69 habitants de Sharpeville, un township situé dans le Transvaal, au nord-est du pays.A la suite de ce drame, le régime durcit encore sa politique. Dans « Salut aux combattants de laliberté », Pierre Akendengué se souvient : « Sharpeville 1960 Soweto juin 1976 / l'aube crache la fumée / un gamin debout sur le portail / "maman, j'ai faim, / maman pourquoi tu pleures? / maman où est parti Jerry? / maman où est parti Marcus ?" » L’opinion internationale s’émeut, tergiverse, mais se contente le plus souvent d'une condamnation verbale du régime. Les autorités décident alors de sortir du Commonwealth, d'interdire l'ANC, le PAC et de fonder au printemps 1961 la République d’Afrique du Sud. 


La lutte pacifique, désormais interdite, convainc les leaders de l'ANC de se lancer dans la résistance armée. Contraint à la clandestinité, Nelson Mandela, membre de l'organisation depuis 1943, dirige la branche armée du parti à la tête de laquelle il lance des opérations terroristes et de sabotages. En 1962, la police l’arrête. Deux ans plus tard, lors du procès de Rivonia, Mandela est condamné à perpétuité à la prison de Robben Island, au large du Cap. En 1965, Miriam Makeba interprète en xhosa «Nongqongqo »  (« pour ceux qu’on aime ») en hommage aux prisonniers de l’ANC dont elle cite les noms. Les partisans de l'ANC parvenus à échapper aux arrestations doivent s'exiler dans les pays limitrophes (Zambie, Tanzanie) pour poursuivre la lutte, tout comme les artistes.

La logique ségrégationniste affecte également le monde de la musique. Des circuits commerciaux séparés tentent de cloisonner "musiques blanches" et "musiques noires", tandis que la censure surveille les paroles critiques. Aussi, pour pouvoir continuer à s’exprimer, les artistes empruntent souvent les voies de l’exil.  C'est le cas des deux plus célèbres musiciens sud-africains: Masekela et Makeba. (2) Dès lors, cette dernière s’emploiera à dénoncer le régime de l’apartheid. C'est le cas en 1966 avec le titre "Khawuleza" qui évoque les descentes de la police dans les Townships. Le titre signifie "dépêchez-vous", le cri d'alarme lancé par les enfants à l'attention de leurs parents.

Le township de Soweto s'embrase le 16 juin 1976, après la décision de faire de l’afrikaans la seule langue d’enseignement. Les forces de l’ordre répriment et tuent, mais la colère ne faiblit pas. Masekela compose "Soweto Blues" en hommage aux victimes du massacre. Les images de la répression policière dans les townships révoltés font le tour du monde. On relève entre 600 et 1000 morts. L'opinion internationale prend enfin véritablement conscience de la nature du régime. Pour la première fois, la communauté internationale sort de son apathie et condamne le massacre. Le pouvoir blanc doit désormais compter avec un blocus économique international et un boycott des rencontres culturelles et sportives. L’Afrique du Sud est désormais au ban des nations.

C'est dans ce contexte explosif que Steve Biko est tué. Combattant le suprémacisme blanc, le dirigeant du Mouvement de la conscience noire est arrêté par les  services de sûreté le 18 août 1977. Après avoir enduré d’atroces  tortures pendant 26 jours, Biko est déclaré mort, officiellement des suites d’une grève de la faim. Son décès choque profondément l’opinion publique mondiale. Pour Mandela, elle est le « le premier clou dans le cercueil de l’apartheid. » En 1980, Peter Gabriel, l’ancien chanteur de Genesis, enregistre une chanson sobrement appelée Biko. (3) « Tu peux éteindre une bougie en soufflant / Mais tu ne peux pas éteindre un feu / Une fois que les flammes sont là / Le vent lui fera prendre de l'ampleur / Oh Biko, Biko, parce que Biko / Oh Biko, Biko, parce que Biko ton esprit plane, ton esprit plane / L'homme est mort / Et les yeux du monde regardent maintenant » 


En 1986, Paul Simon sort l’album Graceland. En invitant à jouer sur son disque des musiciens sud-africains, il rompt le boycott, mais contribue aussi à faire connaître en Occident des artistes de très grand talent. C’est le cas du groupe Ladysmith Black Mambazo, très populaire dans les townships. Célèbre pour ses performances a capella, les musiciens mêlent polyphonies zouloues et chants religieux. Exemple avec le célébrissime Mbube.

C° A l'aube des années 1980, la situation paraît bloquée en Afrique du Sud. La pression internationale se fait de plus en plus forte sur le régime de l'apartheid. Mandela est désormais un des prisonniers politiques les plus connus au monde et le symbole vivant de la lutte contre le racisme. Les musiciens fourbissent leurs armes afin d'abattre définitivement ce bastion ségrégationniste. A suivre.

Notes:

1. D'aucuns utilisent des fondements religieux pour justifier la ségrégation. Certains calvinistes instrumentalisent la doctrine de la prédestination qui justifierait, selon eux, la domination des Noirs par un peuple élu.

2. A l'école Saint Peter de Johanesburg où il suit ses études, Masekela est repéré par l'archevêque anglican Trevor Huddelston, hostile au racisme ambiant. L’homme offre à l’adolescent une trompette. En 1958, à 19 ans, il débute sa carrière en participant à King Kong, un spectacle musical, qui remporte un très grand succès. C’est dans ce cadre qu’il rencontre et tombe fou amoureux de Miriam Makeba, une jeune chanteuse à la voix fantastique. Courageuse et dotée d'un caractère bien trempée, la jeune femme tourne en 1959 dans Come back Africa, un film anti-apartheid. Alors qu’elle se trouve à l'étranger pour la promotion du film, Makeba apprend qu’elle est bannie par le régime. 

3. Le choc provoqué par la mort de Biko inspire d'autres musiciens qui lui rendent hommage dans leurs chansons: "The death of Steve Biko" par Tom Paxton, "Biko's kindred lament" par Steel Pulse, "Tribute to Steve Biko" par Tappa Zukie, "A motor-bike in Africa" par Peter Hammill.

Sources:

> "Quand la musique lutte contre l'apartheid", épisode de l'émission La musique fait l'histoire sur RTS la 1ère.

> "L'Afrique du Sud et le long espoir d'une unité", épisode de l'émission Concordance des Temps sur France Culture avec F.X. Fauvelle. 

> "Afrique du Sud: la musique contre l'apartheid", émission Jukebox sur France Culture.

> « Apartheid, la honte raciste institutionnalisée » (172 chansons contre l’apartheid sur le site Chansons contre la guerre.

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