mardi 28 février 2023

"Free Nelson Mandela". Quand les musiciens appelaient à la libération de Mandela et à la fin de l'apartheid.

Dans un premier volet, nous nous sommes intéressés aux réactions musicales à l'apartheid en Afrique du Sud. Suite et fin aujourd'hui avec les nombreuses chansons qui ont accompagné la chute de ce régime raciste.

[Ce billet peut aussi être écouté en version podcast:]


Bundesarchiv, Bild 183-1986-0920-016 / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 DE, via Wikimedia Commons

La remise en cause du régime de l'apartheid tient à tout un ensemble de facteurs. A l'intérieur du pays d'abord, l'opposition noire s'avère protéiforme. Les ouvriers, pourtant privés du droit syndical, organisent néanmoins des grèves générales. Dépassées et privées d'interlocuteurs réprésentatifs, les autorités sont contraintes de légaliser le Congress of South African Trade Unions ( COSATU). Ce syndicat devient le porte-parole de la classe ouvrière noire. Sur le plan politique, le régime de Pretoria finit par autoriser la création de partis multiraciaux comme l'United Democratic Front en 1985. Le nouveau parti sert de vitrine légal de l'ANC, toujours interdit. En outre, certains membres éminents du clergé anglican, comme l'archevêque Desmond Tutu (prix Nobel de la paix en 1984) dénoncent la persistance de la ségrégation raciale.
Enfin, l'embargo économique décrété par l'ONU se durcit fortement et contribue à l'asphyxie du pays qui avait pu jusque là vivre en relative autarcie. La récession économique que connaît alors l'Afrique du Sud lui aliène une partie de la population blanche, également excédée par l'absence de liberté. 

 Le contexte géopolitique régional contribue à l'isolement du régime sud-africain. Depuis 1975, les Etats voisins du Mozambique et de l'Angola se sont libérés du joug colonial portugais. Le Zimbabwe accède à l'indépendance en 1980. En exil, les leaders de l'ANC continuent d'ailleurs la lutte depuis ces pays.

Confrontée au racisme d’un Etat policier toujours plus oppressif, une partie de la population noire tente d'évacuer la fatigue et les soucis d'une journée de travail harassante dans les bars à bière clandestins appelés shebeens. La musique festive qui y est diffusée tient lieu d'exutoire. Un exemple ici avec le groupe afro-rock Harari et le titre "Party" (1980)

Une frange de la jeunesse blanche libérale hostile à l'apartheid se réfugie dans la musique de Sixto Rodriguez, un guitariste et chanteur talentueux, originaire de Detroit (Michigan). Son album Cold Fact, composé en 1971, ne rencontre aucun succès aux Etats-Unis, mais une copie pirate introduite en Afrique du Sud entre en résonance avec les attentes de la jeunesse. Le disque évoque "la révolution sexuelle, la liberté politique ou l'absurdité du monde moderne". (source D p432) Censuré par les autorités, il devient un objet culte pour tous ceux qui ne supportent plus l'apartheid.

En 1980, l'ONU vote une résolution qui appelle à un boycott culturel de l'Afrique du Sud. Les stars internationales de la musique sont priées de se détourner du pays. Cette même année, Oliver Tambo, le leader de l'ANC en exil, lance une campagne médiatique intitulée Free Mandela, afin de donner un visage aux victimes de l'apartheid. C'est dans ce contexte que Mandela accède enfin à une notoriété planétaire. A leur manière, les musiciens s'impliquent dans la campagne internationale en faveur de la libération du prisonnier politique.

En 1983, Jerry Dammers, leader des Specials AKA, compose un instrumental accrocheur. Il n'a pas d'inspiration pour les paroles. Un peu par hasard, il se rend alors dans un festival londonien organisé pour commémorer le 65ème anniversaire de Mandela. Il découvre alors l'existence et le combat du leader de l'ANC. Il faut dire que ce dernier n'est pas encore l'icône planétaire qu'il deviendra. (1) Dammers y trouve l'inspiration qui lui faisait défaut. Il décide donc de consacrer sa chanson à Mandela. Le refrain répète inlassablement "Free Nelson Mandela". Le morceau, simple et festif, semble transformer la colère en joie, célébrant la victoire à venir. Sobrement intitulé Nelson Mandela, la chanson devient un hymne et un succès planétaire.  Dammers se lance dans l'activisme, créant une association d'artistes contre l'apartheid (Artists Against Apartheid).


 En 1985, Steven Van Zandt, le guitariste du E Street Band, le groupe derrière Bruce Springsteen, crée une sorte de super groupe afin de sensibiliser la planète à  la situation sud-africaine. Ainsi Artists United Against Apartheid enregistre Sun City, une dénonciation frontale d'un régime policier raciste et brutal. Le morceau qui rassemble Springsteen, Dylan, U2, Run DMC, etc, a un impact considérable aux Etats-Unis, d'autant plus que les paroles fustigent la politique dite du "dialogue constructif" avec Pretoria défendue par le président Reagan. Sun City est le nom d'un complexe touristique installé par un homme d'affaires dans un bantoustan. En dépit du boycott culturel, le groupe Queen, mais aussi Ray Charles ou Frank Sinatra s'y produisent. les paroles de la chanson dénoncent cette compromission. "Vous ne pouvez pas m'acheter / Je me fiche de la somme que vous êtes prêt à payer / Ne me proposez pas Sun City / Je n'irai pas y jouer".


L'adolescent Johnny Clegg est blanc, mais il fréquente clandestinement les townships. Il s'y lie d'amitié avec Sipho Mchunu, jeune zulu, avec lequel il fonde le groupe Juluka ("sueur"). En 1985, Clegg forme Savuka ("nous sommes debouts"). Par son existence même, ce groupe composé de Blancs et de Noirs mêlant musique zoulou et rock, contrevient à la logique ségrégationniste de l'apartheid. En 1986, la formation enregistre Asimbonanga, alternant l’anglais et le zoulou, les paroles réclament la libération du "plus ancien prisonnier politique du monde". Le refrain, chanté en zoulou, fait: "Nous ne l'avons pas vu / Nous n'avons pas vu Mandela / A l'endroit où il est / A l'endroit où on le retient prisonnier". Dans l'un des couplets, écrits, eux, en anglais, Clegg évoque Steve Biko, Victoria Mxgengen, Neil Agget, tous trois assassinés en raison de leur opposition à l'apartheid. La chanson, belle, généreuse et engagée, rencontre un immense succès. En Afrique du Sud, le titre reste bien sûr interdit de diffusion à la radio.


Dans la seconde moitié des années 1980, la vague « charity rock » voit se multiplier les mégas concerts réunissant divers artistes autour d’une cause commune. Dans le cas de la lutte contre l'apartheid, on peut alors parler d'une prise de conscience planétaire à travers la musique. Ainsi, le 11 juin 1988, à Wembley, un concert organisé pour les 70 ans de Mandela rassemble le gratin de la scène musicale mondiale. Citons pêle-mêle: Makeba, Masekela, Stevie Wonder, Peter Gabriel, Harry Belafonte... Six cents millions de téléspectateurs assistent aux onze heures de concert diffusées en direct. Pour l’occasion, le groupe Simple Minds interprète pour la première fois « Mandela Day », dont les paroles évoquent l'interminable incarcération de Nelson Mandela... et le jour tant espéré de sa libération.

La condamnation internationale de l'Afrique du Sud de l'apartheid, la grave crise économique que traverse le pays, la persistance d'une situation pré-révolutionnaire dans les townships, contraignent progressivement les autorités de Pretoria à lâcher du lest.  Après avoir traqué sans relâche les militants anti-apartheid accusés de diffuser une propagande communiste, Pieter Botha,  premier ministre depuis 1978, comprend la nécessité de réformer le système pour tenter de le sauver. Les lois ségrégationnistes tombent les unes après les autres. Frederick de Klerk, élu à la présidence de la république en 1989, lève l'interdiction de l'ANC. Après d'intenses négociations, Mandela est enfin libéré, le 11 février 1990. Il aura été emprisonné pendant 27 ans.


Cette même année, Brenda Fassie enregistre "My black president". Elle y appelle de ses vœux l'accès au pouvoir d'un chef d’État noir en Afrique du Sud. Elle chante: "Maintenant en 1990 / Le président du peuple / Est sorti de prison / A levé la main et dit / « Vive, vive mon peuple » / Il a marché sur la longue route / De retour, de retour à la liberté" 

Lors des élections présidentielles d'avril 1994, les premières réellement libres du pays, Mandela remporte la victoire. Madiba sait rassurer les Sud-Africains et mener à bien une politique de réconciliation, s'employant à poser les bases d’une nouvelle démocratie, fondée sur le rejet de la haine raciale.

Sources:

A. "Quand la musique lutte contre l'apartheid", épisode de l'émission La musique fait l'histoire sur RTS la 1ère.

B. "L'Afrique du Sud et le long espoir d'une unité", épisode de l'émission Concordance des Temps sur France Culture avec F.X. Fauvelle. 

C. "Afrique du Sud: la musique contre l'apartheid", émission Jukebox sur France Culture. 

D. Guillaume Blanc:"Décolonisations. Histoires situées d'Afrique et d'Asie (XIXe - XXIe siècle)", Éditions du Seuil, 2022.

E. « Apartheid, la honte raciste institutionnalisée » (172 chansons contre l’apartheid sur le site Chansons contre la guerre.

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