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mardi 14 mars 2023

A la découverte des merveilles du Konpa, musique et danse populaire d'Haïti.

Haïti se situe dans la partie ouest de l’île d’Hispaniola, tandis que la partie orientale constitue la République dominicaine. La majeure partie de la population insulaire est composée de descendants des esclaves déportés d’Afrique pour travailler dans les plantations de cannes à sucre. A la fin du XVIII° s., les esclaves se soulèvent. La Révolution débouche en 1804 sur la création de la première République noire au monde. Les demandes insistantes de redistribution des anciennes propriétés coloniales restent néanmoins lettres mortes et les régimes autoritaires se succèdent. 

[version podcast de l'article: ]

En 1957, le médecin hospitalier François Duvalier remporte les élections. Celui que ses soutiens surnomment « Papa Doc » jouit d’abord d’une certaine popularité avec sa promotion du vaudou et du nationalisme noir. La victoire de ce descendant d’esclaves marque également la fin de la suprématie politique des Blancs et des mulâtres. Mais très vite, le populiste muselle toute opposition, interdit les partis politiques, purge l’armée, instaure un couvre-feu, fait assassiner à tour de bras. Corruption et népotisme tiennent désormais lieu de mode de gouvernement. La censure est de mise. Impossible d’évoquer la pauvreté endémique, les inégalités sociales abyssales, les violences politiques et policières.   

 

Dans un contexte économique et social si déprimant, la musique tient lieu d’échappatoire. Au cours des années 1950, dans les campagnes, une musique racine à forte connotation spirituelle – autour de la pratique du vaudou – est jouée avec des instruments d’origine africaine. Dans les villes, de grands orchestres de danse suscitent la ferveur. L’occupation américaine de l’île, de 1915 à 1934, contribue à populariser le jazz. Or, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’île attire de riches touristes étrangers. Dans les salles de bals des palaces, de grands orchestres associent le jazz aux rythmes caribéens (son cubain, merengue dominicaine, calypso) pour leur clientèle huppée. En ralentissant la cadence du merengue, à laquelle il adjoint les musiques de danses introduites par les colons français - quadrille et contredanse - le saxophoniste Jean-Baptiste Nemours donne naissance au Konpa direct. Sa formation pléthorique comprend tambour, saxophones et trompettes, un accordéon, une guitare, un graj (racleur). De proche en proche, ce style, chanté en créole, se diffuse dans l’ensemble du pays par le biais des bals ou du carnaval. Bientôt, de nouveaux instruments d sont introduits: basse, guitare électrique, sections de cuivres...

 

En 1967, Nemours Jean-Baptiste dédie « Ti Carole » à un de ses fans, Antoine Khouri, un Tonton macoute. Cette redoutable milice armée constitue la garde prétorienne de Papa Doc. Elle pourrait avoir comme devise : racket, extorsion et crime organisé. En 1964, Duvalier s’autoproclame président à vie. A sa mort, son fils, Jean-Claude, alias Baby Doc, prend la succession de Papa. Les musiciens doivent filer droit, chanter les louanges du dictateur, opter pour des thèmes inoffensifs et consensuels ou s’exiler. 

C’est dans ce contexte qu’apparaît le mini-jazz. Les Difficiles de Pétionville sont d’éminents représentants de cette évolution du Konpa. Loin des effectifs pléthoriques des grands orchestres des années 1960, les nouveaux groupes, composé des jeunes musiciens influencés par le rock, mettent en valeur un instrument, guitare, saxophone ou batterie. La cymbale crash s’impose comme la signature du konpa. Elle permet de changer l’accent rythmique, accentuer certains temps forts, poser la pulsion (exemple avec « Bagaye la Cho » des As de Pétionville).


La diaspora haïtienne contribue à la diffusion du Konpa hors de l’île. A partir du milieu des années 1970, dans le Queens, à New York, le genre musical séduit radios, boîtes de nuit et producteurs. Des 33 tours sont produits à bon compte au Canada, aux Etats-Unis, en France pour le marché haïtien ou pour les exilés. Ces derniers cherchent à se procurer les trente centimètres pour les jouer sur les tourne-disques, tandis que les pochettes, accrochées aux murs, deviennent des éléments de décoration et un moyen de penser au pays chéri.

Parmi les formations les plus populaires de l’époque, on peut citer les Loups Noirs, Skah Shah, les Shleu Shleu, les Difficiles de Pétionville, les Vikings, Tabou Combo, Frères Dejean. Leur musique propose un konpa modernisé qui se caractérise par des riffs de cuivres chaleureux, l’incontournable tchac tchac des cymbales et des guitares déchaînées comme celle que l’on entend sur le « Fem Confiance » des Difficiles de Pétionville.  


Fuyant la dictature, de nombreux musiciens s’exilent aux Etats-Unis ou en Europe, contribuant à exporter le konpa. Tabou Combo s’installe ainsi à Brooklyn et obtient un très grand succès, en 1974, avec New York City. Le titre exprime la nostalgie et le mal du pays que ressentent la plupart des émigrés haïtiens. En 1975, Barclay récupère les droits du disque qui atteint rapidement le premier rang des hit-parades français. Au total, ce sont plusieurs millions d’exemplaires qui seront vendus en Europe. Sortie en 1975,"Haïti" du Ska Shah est une chanson sur l'éloignement et le manque ressenti par tous ceux qui aspirent un jour à revenir au pays. "Le matin, je me lève et ouvre les yeux./ Il y a une tristesse au fond de mon cœur. / Il y a une tristesse au fond de mon cœur. Mon pays me manque, mon Haïti chéri!... / Les gens au pays pensent que je suis heureux. / Quand je n'écris pas, ils me critiquent, / sans se douter que mon cœur se déchire à new York... / Mes amis, vous ne me donnez pas de nouvelles! / Mes amis, comment allez-vous?"

 

L’exil des musiciens de Konpa contribue à exporter leur musique dans tout l’arc caribéen. Dans les Antilles françaises, le genre musical jouit d'une grande popularité. Des formations très talentueuses comme les Aiglons, les Vikings de la Guadeloupe ou les Martiniquais de La Perfecta l'intègrent à leurs styles respectifs.

Dans le contexte répressif de la dictature, cette musique, apparemment futile, a permis à toute une partie de la population de s’évader. Pour éviter la censure, les textes évitent les thèmes sociaux et politiques, se cantonnant au registres festifs et amoureux. L'usage des cantiques ou la référence à la religion dans certains morceaux de konpa («la foi» des Frères Dejean, « la prière » et « Huitième sacrement » du Tabou Combo, « Les évangiles selon Shleu Shleu ») témoigne bien sûr de la profonde foi catholique de la population haïtienne, mais aussi de la souffrance subie par les habitants d’une île qui n’espèrent plus qu’en Dieu.

Terminons avec La Tulipe du Scorpio Universel. huit  minutes d’une intensité inouïe. La guitare funk de Robert Martino, le son chaud des cuivres, des claviers moogs psychédéliques, des cymbales crash en furie, plongent l’auditeur dans une transe délicieuse. 

 

C°: L’essor et le succès mondial du zouk au cours des années 1980 précipite le déclin et contribue à la dévaluation du Konpa qui passe aux yeux de certains pour une musique gentillette. Nénamoins, au cours de la décennie suivante, l’entrée dans l’ère du digital donne un second souffle au Konpa avec l'apparition de nouveaux groupes (T-Vice).  Aussi fabuleuse soit elle, cette musique a souffert de sérieux handicaps: le contexte dictatorial bien sûr, la difficulté pour les musiciens de vivre de leur art avec une absence de structures de diffusion des disques en Haïti. Derrière sa dimension joviale, le konpa est une musique complexe. La virtuosité des musiciens s'épanouit sur des morceaux parfois très longs, correspondant mal au calibrage radio de chansons de trois minutes. Enfin, le fait de chanter en créole a sans doute freiné l'essor du genre hors des Caraïbes, même si le succès du Tabou Combo permet de relativiser cet élément. Ces dernières années, de belles compilations ont permis la découverte ou la redécouverte de certains morceaux emblématique du Konpa (voir références ci-dessous).


Sources:

- "Le kompa, la musique qui a failli conquérir le monde", chronique de Bertrand Dicale sur France Info.  

- Le site de la médiathèque caraïbe Bettino Lara propose de riches dossiers sur les musiques régionales, dont le konpa.  

- "Haïti, la danse contre la dictature", émission Jukebox diffusée sur France Culture le 18 mai 2019.

Pour ceux qui souhaitent découvrir cette musique, voici quelques très belles rééditions de konpas.

"Haïti direct", une compilation de trente titres rassemblés par le label Strut en 2014.

Le guide d'écoute en quinze albums proposé par la médiathèque Bettino Lara.

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