Libérée du joug nazi par l'Armée rouge, la République tchécoslovaque tombe en 1948 dans l'orbite soviétique. Elle devient alors une dictature communiste, au sein de laquelle la Sûreté de l'Etat (Státní Bezpečnost – StB) sévit avec zèle. Une chape de plomb s'abat sur la société et les productions culturelles.
Si les autorités communistes dénoncent et fustigent le rock, une musique décrite comme "capitaliste et perverse", elles ne réussissent cependant pas à en empêcher ni l'attrait ni la diffusion. Au cours des années 1960, le pays connaît une libéralisation timide, marquée par une production culturelle d'une grande richesse, notamment dans le domaine de la musique populaire. Ainsi, à la veille du Printemps de Prague, les jeunes tchécoslovaques partagent nombre de pratiques culturelles avec leurs homologues occidentaux. Constatant l'émergence des nouvelles tendances culturelles, le régime hésite face à l'attitude à adopter. Par conformisme et peur, il opte finalement pour ce qu'il sait le mieux faire: réprimer. Dès lors, les policiers traquent tous ceux qui arborent les cheveux longs; un choix esthétique considéré comme un scandaleux symbole de liberté. La guerre aux "chevelus" est déclarée.
Au printemps 1968, Alexander Dubček engage une expérience de libéralisation du régime communiste en Tchécoslovaquie, or, dès le mois d'août, la répression, menée par les troupes du pacte de Varsovie, écrase dans le sang les aspirations à la liberté. Dès lors, les autorités engagent une entreprise de "normalisation" des productions culturelles, contribuant à mettre un terme à l'élan créateur amorcé avec le "printemps de Prague". Dès lors, tous ceux qui s'écartent de la norme font figure de dangereux opposants.
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Le zèle inquisitorial des autorités finit par transformer en dissidents des artistes et intellectuels, jusque là peu intéressés par la politique. Les groupes de Bigbit - ainsi que l'on désigne le rock en Tchécoslovaquie - font ainsi l'objet d'une surveillance tatillonne, particulièrement lorsqu'ils obtiennent du succès. C'est le cas des Plastic People of the Universe (PPU), une formation apparue en septembre 1968, alors que le "Printemps" vient d'être maté. Dans un premier temps, le groupe s'inspire de la musique du Velvet underground, de Frank Zappa (1) pour produire un rock psychédélique. (2) Par ses formes et références, la musique de PPU peut être qualifiée d'« underground ». A
l'instar des groupes californiens, les musiciens proposent
des happenings où les jeux de lumières, les tenues bariolées et les
sonorités psychédéliques fascinent un public nombreux. Malgré l'absence de toute forme de militantisme actif, ces choix
esthétiques se trouvent en opposition complète avec la volonté des autorités
d'imposer les
valeurs soviétiques.
En 1969, les formations musicales se voient dans l'obligation de se produire devant une commission d’experts pour obtenir le renouvellement de leurs licences professionnelles. Or les conditions sont drastiques: coupe des cheveux, contrôle du répertoire... Sans surprise, les PPU perdent le droit de jouer en public, au motif que leur musique, trop"morbide", risquerait d"'avoir un impact social négatif". Les instruments et enregistrements du groupe font ainsi l'objet d'une réquisition. Désormais, les musiciens ne jouent plus que dans des fêtes et des anniversaires privés, des lieux clandestins connus des seuls initiés. Parfois, la police découvre ces concerts sauvages et procède à des matraquages accompagnés d'arrestations. A Budovice, en mars 1974, la police interrompt ainsi un concert du PPU. Une centaine de spectateurs sont tabassés et entassés dans des trains à destination de Prague.
A partir de 1972, avec l'intégration du saxophoniste
Vratislav Brabenec, le PPU se dote d'un répertoire
original, désormais chanté en tchèque. Le groupe rencontre à l'époque Egon Bondy (l'alias de Zbynek
Fiser 1930-2007). Les écrits de ce poète surréaliste dissident sont interdits de publication officielle, mais s'imposent en revanche comme la principale source d'inspiration des musiciens. Le groupe enregistre l'album Egon Bondy's Happy Hearts Club Banned. (3) La plupart des titres n'ont rien de
politique, mais les paroles empruntées à Bondy se situent aux antipodes des canons du réalisme politique. Voilà de quoi accentuer encore la surveillance du groupe. Au fond, c'est bien l'acharnement des autorités à traquer
les PPU qui rend le groupe subversif, non le contenu même des enregistrements. Pour autant, la censure reste vaine; rien ne peut contrer
l'engouement suscité par les chansons. Pour les jeunes tchécoslovaques, la musique devient un puissant
vecteur d'affirmation et d'opposition indirecte au régime. Les enregistrements pirates
s'échangent sous le manteau, tandis que l'annonce d'un concert
clandestin est vite connue grâce au bouche à oreille ou aux revues samizdat. Le mouvement rock
propose une seconde culture (4), nécessairement dissidente et marginale.
En 1977, les Plastic People adaptent un poème de Frantisek Vanecek intitulé 100 points. [vidéo ci-dessus] A la dixième minute d'un morceau jusque là instrumental, les mots du poète dénoncent les abus du régime communiste qui ne peut se maintenir au pouvoir qu'en opprimant et écrasant mais qui n'a aucune prise sur la société tchécoslovaque: "ils ont peur des vieux pour leur mémoire, ils ont peur des jeunes pour leur innocence, ils ont peur même des enfants qui vont à l'école, (...) ils ont peur des tombes et des fleurs que les gens y déposent, (...) ils ont peur des conventions qu'ils signent, (...) ils ont peur de Marx, ils ont peur de Lénine (...) ils ont peur du socialisme".
En
février 1976, au cours du festival de la seconde culture de Bojanovice, la
police interrompt le concert du PPU, arrête des spectateurs et saisit les instruments
du groupe. En septembre, les membres du Plastic comparaissent devant un tribunal pour “trouble volontaire à l’ordre
public” et "hooliganisme". Ivan Jirous et Vratislav Brabenec écopent de
peines de prison ferme. Mais, de nouveau, loin de réduire au silence la jeunesse, la répression et les poursuites judiciaires contribuent au contraire à l'essor de la dissidence, ainsi qu'à la rencontre entre le monde de l'underground musical et celui des intellectuels. Dans Le Procès, Vaclav Havel écrit: « On ne
pouvait se défendre d’une certaine émotion à la pensée qu’il existe
encore parmi nous des gens qui engagent leur existence pour affirmer
leur vérité, et qui n’hésitent donc pas à payer chèrement leur
conception de la vie. » Pour le grand dramaturge d'avant-garde et opposant déclaré au régime, le procès permet une prise de conscience, car il est mené contre de jeunes gens « qui ne désiraient que vivre dans la vérité, faire la musique qu’ils aimaient, chanter leur vie réelle, vivre librement, dignement et dans la fraternité.» Le régime ne s'attendait absolument pas à un tel élan de solidarité pour un groupe de rock.
Le procès déclenche une série de mobilisations qui débouchent sur la formation
de la dissidence tchécoslovaque et la rédaction de la Charte 77. (5) Jiri Nemec et Vaclav Havel, deux des huit auteurs de la Charte, sont des intimes des accusés. Le document pointe les violations systématiques des libertés fondamentales par les autorités, en dépit des engagements pris lors de la signature des accords d'Helsinki en 1975. Amers, les auteurs constatent qu'aucune "opinion politique, philosophique ou scientifique ou encore aucun manifeste artistique qui se détacherait, ne serait-ce qu'un peu, du cadre étroit de l'idéologie ou de l'esthétique officielle, ne peut être public.» Pour appuyer leur propos, les auteurs se réfèrent au procès engagé contre les Plastic People.
Après la Charte 77, le régime ne désarme pas. C’est tout un système de surveillance qui est mis en place au printemps 1976 avec « l’opération groupe de musique », dont les premières grandes victimes sont les membres de l’underground. L’objectif de l’opération est de cartographier l’activité des groupes de rock de la « jeunesse libre » dans toutes les régions de la république. Tous les départements locaux de la StB sont donc mobilisés pour surveiller toutes sortes de manifestations musicales et convoquer si nécessaire leurs protagonistes pour les rappeler à l’ordre s’ils ne répondent pas aux critères de bienséance édictés par le régime ou simplement les interdire.Une des opérations les plus connues est l’opération Asanace (assainissement), qui visait à pousser les individus indésirables, et notamment les signataires de la Charte 77, à l’émigration. Les signatures sont nominales et la police
secrète ne tarde pas à concentrer ses forces sur ceux qu'elle considère
comme des opposants au pouvoir. Les citoyens étrangers sont amenés à
rentrer dans leur pays. L'un des musiciens des Plastics, Paul Wilson,
quitte ainsi le pays avec, dans ses poches, quelques enregistrements du groupe
et aide à faire connaître ce dernier à l'ouest.
La publication de la Charte 77 constitue la genèse de la "révolution de velours" qui aboutira au renversement en douceur du régime communiste et la transition vers la démocratie à la toute fin de l'année 1989. Cette année là se tient le Rockfest, le premier festival national de rock tchèque, dans le cadre duquel se produisent plusieurs groupes jusque là interdits.
Tout au long des années de répression, les Plastic People ont cherché à préserver leur identité, sans transiger sur leur liberté de création. Le régime considérait une telle attitude comme la pire rébellion. Par son intransigeance et sa paranoïa, il fut pourtant le seul responsable de la transformation des musiciens en dissidents.(6)
Notes:
1. Le nom du groupe s'inspire d'ailleurs d'une chanson de Zappa ("Plastic people").
2.
PPU rassemble Milan Hlavsa, bassiste, Josef Janick, guitariste, Ivan
Jirous, directeur artistique, tous trois issus d'une première formation
psychédélique appelée Primitives Group. Le violoniste Jiri Kabes, le chanteur Paul Wilson, un professeur d’anglais canadien débarqué à Prague en 1967, rejoignent ce noyau initial.
3. Banned signifie "censuré" en anglais.
4. Le concept de "seconde culture" est théorisé par Jirous. Il trouve une application concrète avec l'organisation de festivals clandestins.
5. En France, ce mouvement bénéficie de relais et d' un comité de soutien qui compte l'écrivain Vercors ou Yves Montand dans ses rangs (d'anciens compagnons de route du PCF).
6. Il faudra attendre 2003 pour que le jugement condamnant les Plastic People soit enfin cassé.
Liens et sources:
- "Histoire Parallèles" sur l'excellent blog d'Eric Rullier.
- "Le Rock uderground, sous la normalisation communiste".
- "Les cœurs joyeux du ghetto." [Rythmes croisés]
- "En attendant le velours" [Jukebox sur France Culture]
- Mathieu Marly: "La dissidence rock'n'roll" in Chroniques de l'Europe, sous la direction de Sonia Bledniak, Isabelle Matamoros et Fabrice Virgili, CNRS Editions, 2022.
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