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mercredi 10 mai 2023

Le tirailleur sénégalais au prisme de la chanson.

Un décret de Napoléon III de 1857 crée le corps des tirailleurs sénégalais, dont le recrutement s'étend progressivement à de nombreux territoires d'Afrique occidentale et équatoriale, sans se limiter au seul Sénégal. C’est donc par commodité qu’on désigne ces hommes comme des tirailleurs sénégalais. Jusqu’à la fin du XIX° siècle, ces soldats participent à la conquête et à l’occupation coloniale de l'Afrique. (1)

Défilé des tirailleurs de police, Douala, 1916. Frédéric Gadmer, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

En 1900, les soldats indigènes deviennent des troupes coloniales, dépendants de l'armée de terre. En 1910, Charles Mangin théorise l’utilisation des tirailleurs en Europe dans son ouvrage La Force noire. Obsédé par le danger allemand et le spectre de la dénatalité, il entend trouver en AOF les combattants qui lui manquent. Il vante la propension « naturelle » à la guerre des troupes africaines. Mangin est un ultra conservateur, convaincu que l'homme européen s'est amolli et a perdu sa capacité à combattre. Au contraire, l'homme africain, resté primitif, serait un guerrier né. En 1912, un décret établit la conscription pour les Africains de sexe masculin âgés de 20 à 28 ans et impose un service militaire obligatoire de 4 ans. Finalement, Mangin obtient gain de cause puisqu’à partir de 1912, la conscription est introduite. Le 14 juillet 1913, les tirailleurs sénégalais qui défilent aux Champs-Elysées reçoivent un accueil enthousiaste des Parisiens. 

[Ce billet existe aussi en version podcast:]  

La chanson coloniale « Bou-dou-ba-da-bouh », composée en 1913 par Albert Valsien sur des paroles de Lucien Boyer, est interprétée au front par Félix Mayol devant des tirailleurs. Le morceau met en scène un soldat noir venu défiler à Paris. Beau garçon, il subjugue le cœur des femmes et s’éprend d’une jeune couturière. Reparti en Afrique avec son unité, le malheureux trouve la mort. Le morceau porte un regard très ambivalent sur le tirailleur. Le soldat est réduit à des caractéristiques physiques. "Grand gaillard à la peau noir / aux dents comme l'ivoire", il est "l'plus beau gars / de tout' la Nouba". La mention de sa « flûte en acajou » n’est qu’un prétexte pour mieux évoquer la prétendue lubricité des soldats noirs. 

 

A l’automne 1914, la guerre apparaît comme devant durer. La mobilisation prend donc une très grande ampleur. Au cours du conflit, environ 200 000 « Sénégalais » sont enrôlés en Afrique occidentale française, qui regroupe alors des territoires du Sénégal, de la Mauritanie, du Soudan français (Mali), du Dahomey (Bénin), de Haute-Volta (Burkina Faso), de Guinée, du Niger et de Côte d’Ivoire, ainsi qu’en Afrique équatoriale française, comprenant Gabon, Moyen-Congo, Tchad, Oubangui-Chari (future République centrafricaine), et dont les hommes sont chargés de défendre les frontières coloniales de l’empire, voire de s’emparer des possessions allemandes en Afrique. Une majorité d'entre eux se rend en Europe pour y former des unités dites « indigènes ». Les 7000 « originaires » des quatre communes du Sénégal, bénéficiant du statut de citoyenneté partielle, sont incorporés dans les unités métropolitaines. La France est alors la seule puissance coloniale à faire venir des soldats d’Afrique subsaharienne en Europe. Au fil du conflit, le panachage des bataillons fait se côtoyer soldats africains et simples fantassins ou officiers « européens ». Les saignées des batailles et l’enlisement du conflit nécessitent un appel répété à l’Afrique. Or, cette mobilisation suscite de grandes résistances. Pour échapper au recrutement, certains se mutilent, d'autres désertent et fuient. Des rébellions appuyées sur les chefferies traditionnelles éclatent ainsi au printemps 1915, dans la région de Ségou en pays bambara. Le calme ne revient qu'au prix d'une terrible répression. En 1917, le président du conseil, Georges Clemenceau charge Blaise Diagne de convaincre 60 000 hommes de rejoindre les rangs de l’armée française, contre un élargissement de leurs droits. "En versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits", promet le député du Sénégal. La campagne de recrutement remporte un immense succès. Le gouvernement, qui tablait sur 50 000 recrues, en obtient 77 000.

Au front, les bataillons sénégalais, peu entraînés, souffrent de graves engelures et meurent des suites de pneumonies, ce qui incite l'état-major à les éloigner du froid lors de la période hivernale pour les envoyer dans les camps d'entraînement de Fréjus et Saint-Raphaël. Lyautey parle d'ailleurs de "soldats saisonniers". Dans les camps du Var, l’encadrement militaire est médiocre et les officiers, peu compétents, classent les hommes en « races guerrières » et «non guerrières ». En plus du dépaysement complet, la grande diversité culturelle et linguistique des peuples qui composent ces unités font que les soldats ne se comprennent pas entre eux.

Les tirailleurs arborent l’uniforme bleu horizon et le casque Adrian, qui se sont imposés dans les tranchées depuis 1915. Ils ne portent qu’à l’arrière la chéchia et les vêtements brun et rouge de l’uniforme traditionnel. Quelques timides mesures témoignent d’une amorce de prise en compte des particularismes culturels ou religieux des combattants indigènes par le monde politique : respect des interdits alimentaires, des croyances religieuses des défunts (orientation vers La Mecque, inscription en arabe d’un verset du Coran, croissant ou étoile sur la tombe des combattants musulmans défunts). 

Présents au front durant toute la durée de la guerre, les bataillons de sénégalais participent à toutes les grandes offensives du conflit : sur le front d'Orient dès 1915, à Verdun et sur la Somme en 1916, au Chemin des Dames en 1917 où leurs pertes sont effrayantes. Les autorités militaires et politiques louent les qualités militaires de ces hommes, insistant sur le loyalisme, la bravoure et la civilité de ces soldats. Les tirailleurs qui ne représentent qu'un faible pourcentage des effectifs métropolitains mobilisés (8 millions), subissent de lourdes pertes, légèrement supérieures à 20%, comparables à celles des soldats européens, ce qui contredit la légende de la "chair à canon" qu'auraient constitué ces troupes. Néanmoins, ce taux de perte reste très élevé et ne tient pas compte des nombreux décès dus à la grippe espagnole. 

La grande guerre constitue un tournant, dans la mesure où elle permet aux métropolitains de découvrir et donc de mieux connaître les populations des colonies venues servir la patrie. Leur présence prolongée en Europe modifie l'image des Noirs. Une fois passée la surprise de la découverte de ces individus à la peau sombre, les Français découvrent des hommes, très différents des "sauvages" exhibés et mis en scène dans les expositions coloniales ou décrits dans la presse.

Si la connaissance de l'autre progresse incontestablement avec la venue des troupes noires en métropole, le paternalisme n’en reste pas moins omniprésent. La représentation du Noir comme un sauvage, barbare, sans disparaître totalement, s’atténue, tandis que l'image du bon nègre doux, sociable, naïf et rigolard devient prégnante. Le tirailleur est dépeint comme un grand enfant, « bouffeur de boche ». La publicité relaie cette image comme l'atteste une publicité de 1915 promise à un bel avenir. On y voit un tirailleur tout sourire vantant les mérites d’une boisson chocolatée en s'exclamant "y'a bon banania". La chanson contribue à véhiculer ces représentations. Les populations noires sont réhumanisées, mais toujours dans une perspective raciale infériorisante. Les stéréotypes abondent. La couleur de peau des tirailleurs fascine tout particulièrement. Les paroles exaltent la bravoure des soldats, la vaillance guerrière des braves tirailleurs, également dépeints sous les traits de grands enfants naïfs et un brin benêt. Exemple avec « Ali Baba », chanson de 1933 dressant le portrait d’un séduisant soldat venu du Sénégal garder les épouses d'un sultan. 

La guerre a laissé des traces profondes sur les sociétés africaines. Elle représente incontestablement une étape cruciale dans la volonté d'émancipation chez ceux qui y participèrent à l'instar de Galandou Diouf ou Lamine Gueye. Chez nombre d'anciens combattants, le ressentiment grandit face aux promesses non tenues de la métropole, notamment en matière de citoyenneté. Une rancœur que l'on retrouve également chez de nombreux descendants de tirailleurs. La chanson « Médailles en chocolat » interprétée par Idir et Diziz la Peste témoigne de ce sentiment de trahison. « D'esclaves à chair à canon / Pour finir colonisés / Et nos propres enfants ont fini diabolisés / Merci pour les médailles / Vos médailles en chocolat / Ont fondu depuis longtemps »

Au sortir de la guerre, les tirailleurs participent à l'occupation de la rive droite du Rhin. La propagande nationaliste allemande fustige la présence de ces hommes noirs, présentés comme des sauvages, anthropophages. Des cas de viols sont imputés - à tort - à ces hommes ce qui forge le mythe de troupes coloniales à la sexualité débridée. Les contempteurs de la présence de troupes africaines en Allemagne parlent alors de "honte noire", n'hésitant pas à véhiculer les mensonges les plus grossiers. Ainsi, le tirailleur ne sachant pas compter, cela le pousserait à couper les têtes de l'ennemi pour les ramener aux officiers, afin de comptabiliser le nombre de victimes... Amateur de grigri, il se ferait également des colliers d'oreilles prélevées sur les cadavres de l'ennemi.

A l'initiative de Blaise Diagne, un décret instaure la conscription par tirage au sort pour une durée de trois ans en Afrique, mais, alors que cette durée du service est ramenée à 12 mois en métropole en 1928, elle reste de 36 mois en Afrique. Pour autant, les engagements de tirailleurs se multiplient au cours des années 1930 en raison de soldes élevées, de cantonnements au confort amélioré, de possibilités de reclassement et d'emplois réservés... Pendant l’entre-deux-guerres, les tirailleurs deviennent les « sentinelles de l’empire ». Ils sont de tous les théâtres d'opération de la France coloniale : au Maroc, dans le cadre de la guerre du Rif, mais aussi dans les mandats confiés à la France au Levant (Syrie et Liban). Les autorités emploient aussi ces troupes dans les confins sahariens encore mal contrôlés (Mauritanie, Niger, Tchad).

Aux yeux du pouvoir politique français, le recours à l'Empire s'impose plus que jamais. Les occasions ne manquent pas de célébrer "La Plus Grande France" comme l'exposition coloniale internationale de Paris en 1931. Pour l'occasion, Alibert interprète un morceau pompeusement sous-titré « Marche officielle de l’Exposition Coloniale » et intitulé Nénufar. Le chanteur y met en scène un "joyeux lascar" au nom idiot. Forcément "rigolard", il se promène "nu comme un ver". La chanson décrit un personnage stupide ("C'est aux pieds qu'il mettait ses gants") qui devient néanmoins le "fétiche des parisiennes". Dans le refrain, il est dit que "Nénufar (...) as du r'tard". On en revient donc à la prétendue "mission civilisatrice" qui incomberait aux colons européens.

Au contraire, les poètes de la négritude dénoncent le racisme, ou la condescendance dont sont victimes les tirailleurs. Dans son recueil Hosties noires, Leopold Sedar Senghor promet: "Je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France" . Gaël Faye lui fait écho dans son morceau "Lueurs".

Avec la montée des périls et l’entrée dans la seconde guerre mondiale, la France fait de nouveau appel aux soldats de l’Empire. Lors de l'offensive allemande, les unités de tirailleurs engagées dans la campagne de France paient un lourd tribut. Les Allemands réservent un traitement particulièrement dur aux soldats noirs. Faits prisonniers, ils sont souvent séparés des autres captifs et exécutés. Entre 1500 et 3000 auraient été tués selon l'historien Raffael Scheck. (2) Si les théories racistes des nazis expliquent cette violence déchaînée, elle trouve sans doute aussi son origine dans la réactivation du mythe de la« honte noire ».

De nombreux tirailleurs participent aux campagnes de la France libre depuis le ralliement de l'AEF, dès août 1940 (à l'initiative de Félix Eboué). Les soldats se battent sur divers théâtres d'opération, de Bir Hakeim à la campagne de Syrie, au cours de laquelle ils affrontent d'autres tirailleurs, restés fidèles au maréchal Pétain. C'est que l'État français entend lui aussi conserver le contrôle de l'Empire, avec l'aval de l'Allemagne nazie. Il maintient donc dans les colonies des troupes de souveraineté chargées de contrer les tentatives de débarquement des Britanniques et des Gaullistes (à Dakar en septembre 1940, au Levant en 1941, à Madagascar en 1942) puis des alliés sur les côtes algériennes en novembre 1942. Les soldats de l'armée d'Afrique et de la coloniale combattent en Tunisie, en Italie, participent au débarquement de Provence, avant d'entreprendre la remontée de la vallée du Rhône. Le titre « le bruit et l’odeur » de Zebda rappelle le rôle crucial joué par les troupes africaines dans la libération de l’Europe et l'ingratitude de la France à leur égard. « On peut mourir au front / Et faire toutes les guerres / Et beau défendre un si joli drapeau / Il en faut toujours plus / Pourtant y a un hommage à faire / A ceux tombés à Montecassino".


A l’issue des combats, les soldats éprouvent une grande rancœur qui vient s'ajouter à d'autres motifs de mécontentement. A l'approche de l'Alsace et avant de pénétrer en Allemagne, on remplace les tirailleurs, des combattants pourtant aguerris et courageux, par des résistants intérieurs. On parle de "blanchiment". Faute d'équipement, les soldats noirs doivent donner leurs armes. De Gaulle sacrifie ainsi la présence des tirailleurs sur l'autel de l'unification des résistances. Un épisode terrible sur le plan symbolique qui explique frustrations et mouvements d'indisciplines naissants.

D’une part, Les tirailleurs doivent attendre de longs mois leur rapatriement faute de navires disponibles; d’autre part, les autorités ne versent pas toutes les primes et soldes promises. Ces mesquineries provoquent des mutineries ou des refus d'embarquement comme à Morlaix le 4 novembre 1944 (les tirailleurs réclament le règlement de leurs soldes, pensions). C'est dans ce contexte qu'éclate la révolte des tirailleurs rassemblés dans le camp de Thiaroye, près de Dakar en novembre 1944. La troupe tire et provoque au moins 35 morts: c'est un massacre. Moha La Squale s'en fait l'écho dans son titre « 5 juillet 1962 ». «Été 45, les tirailleurs tombent pour la France / Ils nous ont promis la liberté, et comme d'hab', ils ont menti / Comme Pétain, ils ont trahi, et d'ça jamais on sera guéris ".

Les soldats coloniaux, souvent en butte au racisme d'une administration civile et militaire engoncée dans ses préjugés, bénéficient en revanche du soutien d'une population curieuse mais amicale.

A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les troupes de tirailleurs se professionnalisent. En 1951, la terminologie officielle remplace le terme de tirailleurs sénégalais par celui de tirailleurs africains. Le goût de l’aventure, la certitude d’une bonne solde et l’apprentissage d’un métier motivent la plupart des engagés. Les gouvernements de la IVème République utilisent ces soldats pour réprimer les grandes grèves de 1948. Le commandement français utilise aussi ces troupes pour réprimer toute contestation à l'intérieur de l'Empire. Les tâches les plus ingrates incombent ainsi aux tirailleurs, chargés des terribles répressions lors de l’insurrection de Madagascar en 1947, de la guerre d’Indochine (60 000 hommes) et d’Algérie (5 000). Léopold Sedar Senghor, qui a dédié de sublimes poèmes aux tirailleurs, dénoncent désormais "les dogues noirs de l'Empire". L'image des tirailleurs se brouille, notamment au Maghreb. A suivre...

Notes:

1. Ils viennent à bout des résistances rencontrées (El Hadj Omar en 1857, Lat Dior en 1864, Béhanzin en 1894, Samory Touré en 1898…). Ainsi, en un demi-siècle, quelques centaines de Français et environ 12 000 tirailleurs conquièrent d’immenses territoires formant l’Afrique occidentale et l’Afrique équatoriale française. 

2. Dans la région lyonnaise, un espace commémoratif conserve la mémoire de ces massacres racistes.

Sources:

Guyon Anthony, "1919: du combattant au soldat africain", Outre-Mers, 2018/2 (N) 400-401), p19-35. 

"Tirailleurs sénégalais, les colonies au service de la France", Le Cours de l'histoire sur France Inter du jeudi 30 juin 2022. 

"Les tirailleurs sénégalais", entretien accordé par Anthony Guyon au podcast "Quoi de neuf en Histoire?"

"Tirailleurs sénégalais: comment expliquer une si lente reconnaissance?" [La question du jour sur France Inter] 

"Les hommes noirs étaient vus comme inférieurs et primitifs".

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