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mardi 16 mai 2023

"Tirailleurs tiraillés". Hommages musicaux et enjeux de mémoires.

Dans un précédent billet, nous nous sommes intéressés aux tirailleurs sénégalais et à l'image que la chanson véhiculait d'eux. Nous allons ici nous focaliser sur les enjeux de mémoires et les combats menés par les anciens combattants, puis leurs descendants pour défendre leurs droits et entretenir la mémoire. 

[version podcast avec quelques morceaux non mentionnés ici: ]


Lors de l'accession à l'indépendance des colonies d'Afrique subsaharienne, les tirailleurs sont confrontés à un dilemme. Faut-il rester en France ou revenir dans un pays qui a obtenu l'indépendance sans eux? La perception de ces hommes dans leurs pays d'origines, est souvent mauvaise dans la mesure où les soldats africains sont considérés comme le bras armé de la France, ayant réprimé les aspirations à l'indépendance en Indochine, au Maroc, au Levant... Certains parviennent toutefois à s'imposer à la tête de leurs jeunes États. Parmi ces "présidents-tirailleurs" ont peut citer Eyadema au Togo, Bokassa en Centrafrique, Seyni Kountché au Niger, Kérékou au Bénin.


La chanson "petit n’imprudent", du Malien Idrissa Soumaoro, enregistrée en 1969 pour la radio malienne, témoigne du fossé qui se creuse entre les vieux tirailleurs revenus au pays et leurs jeunes compatriotes. Face à l'impudence d'un blanc bec, un vieux chef de famille oppose son parcours irréprochable de combattant de la deuxième guerre. L'ancêtre vitupère en utilisant un jargon fondé sur le sabir appris à l'armée. Dans le parler tirailleur enseigné aux soldats, on ne conjugue pas les verbes (ex: "Toi, obéir au capitaine"). Le vieux est emporté dans une scansion qui ne semble jamais devoir s'arrêter: "Petit n’imprudent provocatèr, malappris, tu ne sais pas que je suis vié? Moi j’ai fait lé guerre mondiaux, j’ai tué allemand, j’ai tué tchékoslovaqui"
Quinze ans plus tard (1984), le Congolais Zao s'inspire de ce morceau pour
la chanson « ancien combattant ». Le chanteur se met dans la peau d’un tirailleur sénégalais qui a fait la guerre et raconte, de retour au pays, la manière dont le conflit frappe aveuglément tout ce qui bouge. "Cadavéré", voilà le destin de tous les belligérants et des civils plongés dans la guerre.
Les deux titres constituent de beaux hommages aux anciens combattants, dépeints comme des figures ambivalentes des sociétés africaines. Respectés, ils suscitent dans le même temps les moqueries des jeunes générations qui raillent le "
français tirailleur" des anciens dont les sempiternels discours sur la guerre finissent par lasser.

* La mémoire vive des derniers tirailleurs.

Beaucoup de descendants des tirailleurs ont le sentiment que leurs aïeux ont combattu pour la France, un pays qui les a négligés, oubliés et trahis.

Le morceau «365 cicatrices» de La Rumeur évoque ainsi l'invisibilisation volontaire des tirailleurs par les autorités française. « Ils étaient fiers, enrôlés tirailleurs, / Et en fin de guerre tu as su comment leur dire d'aller se faire voir ailleurs. / Et qui on appelle pour les excréments ? / Des travailleurs déracinés laissant femmes et enfants


La mémoire des tirailleurs reste une mémoire vive. L'argument de la "dette de sang ", ancien, puisqu'il remonte aux lendemains de la grande guerre, est réactivée. Lamine Senghor en 1927 dénonçait déjà les écarts de pension entre citoyens et sujets: "Nous savons et nous constatons que, lorsqu'on a besoin de nous, pour nous faire tuer ou pour nous faire travailler, nous sommes des Français; mais quand il s'agit de nous donner les droits, nous ne sommes plus des Français, nous sommes des nègres", constatait-il. Dans le même esprit, en août 1996, les représentants des sans-papiers de l'église saint-Bernard (Maliens et Sénégalais principalement) demandent leur régularisation au motif de leur longue présence en France et du sacrifice de leurs ancêtres tirailleurs venus combattre pour la France lors des deux guerres mondiales. Ils dénoncent alors l'injustice faite aux descendants de ces tirailleurs traités comme de véritables parias.

Dans « Parole de Soninké », Mokobé semble leur faire écho: « Ça représente quoi 30 000 familles à régulariser sur 60 millions d’habitants ? / A peine 0,05 % / Et qu’est-ce qu’on fait des sans-papiers ? / On les rafle, on les déporte / On les saucissonne comme des chiens, on les tabasse / Pour les renvoyer dans leur pays d’origine / Et les enfants scolarisés expulsés ? / Et les tirailleurs sénégalais ? / Tu te rappelles quand ils ont défendu la France ? / Qu’ils étaient au premier rang, même pas la retraite"

Au sein de la Mafia K'1 Fry, le même Mokobé, également membre du 113, enfonce le clou avec "Incompris". "Originaires du Mali, cousin d'la Mauritanie / Et du Sénégal, à la place du cœur / C'est l'continent africain qui parle / Les tirailleurs ont changé le destin d'la France / Et en récompense, aucun héritage pour leur descendance"

L'ingratitude de la France est ressentie par les survivants et leurs descendants comme un crachat au visage. On mesure l'ampleur du malaise en écoutant les paroles de « La vérité fait mal » de Keny Arkana, "Hiro" de Soprano " ou "Les Oubliés" de Rim'K du 113. La première constate: « La France était bien contente de pouvoir compter sur ses tirailleurs pour faire fuir les Allemands / Manque de reconnaissance / Quatre générations, on oublie la dette morale de la France / Enfant de l’immigration / Parqué dans des cité-dortoirs, difficile d'essuyer l'affront » Le rappeur du 113 souligne également le mépris avec lequel les tirailleurs ont été traités. "Hommage aux travailleurs immigrés, aux tirailleurs / Mo-morts pour la France, oubliés par la France / Morts pour la France, oubliés par la France"

Les logiques discriminatoires ancrées dans l’histoire de ces troupes conduisent à la cristallisation des pensions à partir de 1958. Alors même qu'ils avaient participé aux mêmes conflits que les soldats métropolitains, les  anciens tirailleurs touchaient des sommes très inférieures à celles perçues par leurs homologues européens. Elles sont gelées aux taux versés lors de l'indépendance des pays dont sont originaires les tirailleurs, donc maintenues  à un niveau ne tenant absolument pas compte de l’évolution du coût de la vie. En 2007, grâce aux mobilisations des associations d'anciens combattants, à l'implication de leurs descendants et à la sortie du film Indigènes de Rachid Bouchareb, la discrimination flagrante que constituait le gel des pensions trouve enfin  une résolution avec une décristallisation partielle des pensions des anciens combattants africains. Lino:"Mille et une vies" «On parle d'indemniser les tirailleurs juste après Indigènes».

Ces dernières années, les anciens tirailleurs survivants apparaissent comme des victimes, des oubliés. (2) Un travail de mémoire débute pourtant relativement tôt comme le prouve la pose en 1924 du monument aux héros de l'armée noire à Reims. En septembre 1940, les Allemands, qui le considèrent comme un symbole de la "honte noire", le détruisent. A son emplacement une stèle, puis de nouveaux monuments seront érigés par la suite.

Si pendant longtemps les tirailleurs n'ont pas été honorés, ils n'en furent pas pour autant oubliés. Ils ont d'ailleurs laissé une empreinte durable dans l'imaginaire collectif. Ils y entrent de manière très humiliante avec l'outrageante publicité Banania, sur laquelle un soldat africain est représenté sous des traits ridicules, construisant pour longtemps les stéréotypes du tirailleur "y a bon", grand enfant benêt, incapable de parler un français correct.

En 1938, dans le poème liminaire extrait des Hosties noires, Léopold Sedar Sengor écrit: « Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang? / Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? » . Dans une épitaphe poétique «Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France», il rend hommage à ceux tombés au champ d'honneur, mais dont la France n'a pas souhaité se souvenir: «On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. / Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme.»

Depuis lors, la place essentielle occupée par les tirailleurs dans la culture populaire ne s'est pas démentie comme le prouvent de nombreuses œuvres. Des Bandes dessinées, des  romans: "Frères d'âme" de David Diop, "Le terroriste noir" de Tierno Monénembo, "Galadio" de Didier Daeninckx pour n'en citer que quelques uns. Des films: "Indigènes" de Rachid Bouchareb, "Nos patriotes" de Gabriel Le Bomin ou le récent "Tirailleurs" de Mathieu Vadepied... Mais aussi de très nombreux titres de rap mentionnent, au moins brièvement, les tirailleurs et leur  trace dans nos mémoires. Un des titres les plus forts est le morceau « Tirailleurs » d'Abd Al Malik. « Tiraillé entre ici et ailleurs, parents tirailleurs ? / Mon rap, mon art n'est pas vengeur, même si nous ne fûmes point vainqueurs / Au-delà, au-delà, la justice voit au-delà de toute appartenance / Une dernière danse à la mémoire de ceux qui ont cru en la France »

 

Les anciens tirailleurs toujours vivants sont aujourd'hui très peu nombreux, mais une série de mesures ou d'initiatives cherche à reconnaître ce que la France leur doit. En 2017, François Hollande accorde la nationalité à 28 d'entre eux. En juillet 2020, le ministère des armées diffuse une liste avec les noms de 100 soldats africains de la Seconde Guerre Mondiale afin d'inspirer les communes pour l'attribution des futurs noms de rues. De la même manière, en mars 2021, le ministère de la ville établit une liste de 318 noms. En 2023, une décision permet aux soldats de rentrer dans leurs pays d'origine, tout en touchant leurs pensions, alors qu'ils devaient jusque là rester six mois en France pour en bénéficier.

Black M : « Je suis chez moi » « J'pensais pas qu'l'amour pouvait être un combat / A la base j’voulais juste lui rendre hommage / J’suis tiraillé comme mon grand-père ils le savent, c’est dommage / Jolie Marianne / J’préfère ne rien voir comme Amadou et Mariam / J’t’invite à manger un bon mafé d’chez ma tata / Je sais qu’un jour tu me déclareras ta flamme, aïe aïe aïe » En 2016, dans le cadre des commémorations du centenaire de la bataille de Verdun, le rappeur Black M est invité à se produire sur scène. Mais, sous la pression d'une campagne de haine raciste fomentée par l'extrême-droite, le concert est annulé. Le rappeur s'était pourtant réjoui de l'invitation, qui lui aurait permis de rendre hommage à son grand-père, Alpha Mamoudou Diallo, qui avait combattu lors de la seconde guerre mondiale au sein des tirailleurs sénégalais.

Notes:

1. Dans la région lyonnaise, un espace commémoratif conserve la mémoire de ces massacres racistes.

2. 2. Parmi les pays africains appartenant auparavant à l'AOF et l'AEF, peu entretiennent la mémoire des tirailleurs. Quelques monuments sont érigés. En 2004, le président sénégalais Aboulaye Wade fait du 23 août la journée nationale du Tirailleur. Il en appelle au devoir de mémoire et se prononce en faveur de l'enseignement de l'histoire des tirailleurs en Europe. Il fait enfin réinstaller devant la gare de Dakar, la statue de Dupont et Demba, érigée à la gloire des poilus français et africains à la fin de la grande guerre et démontée au moment des indépendances. 

Sources:

A. Anthony Guyon:"Les tirailleurs sénégalais. De l'indigène au soldat, de 1857 à nos jours", Paris, Ministère des Armées/Perrin, 2022, 380p. Accessible et complet, d'une lecture très agréable, l'ouvrage offre une très belle synthèse autour de ce sujet. Nous vous le recommandons chaudement.

B. Guyon Anthony, "1919: du combattant au soldat africain", Outre-Mers, 2018/2 (N) 400-401), p19-35. 

C. "Tirailleurs sénégalais, les colonies au service de la France", Le Cours de l'histoire sur France Inter du jeudi 30 juin 2022. 

D. "Les tirailleurs sénégalais", entretien accordé par Anthony Guyon au podcast "Quoi de neuf en Histoire?"

E. "Tirailleurs sénégalais: comment expliquer une si lente reconnaissance?" [La question du jour sur France Inter] 

F. "Les hommes noirs étaient vus comme inférieurs et primitifs". [Au coeur de l'histoire sur Europe 1]

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