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lundi 5 juin 2023

Des fortifs au périph': une balade musicale.

Le boulevard périphérique parisien fête ses cinquante ans, l'occasion de revenir sur sa genèse, sa construction et sur les représentations qu'il charrie dans la chanson et le rap. 

[ Ce billet existe aussi en version podcast: ]


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* Les fortifs et la Zone.

La ceinture parisienne est ancienne. Le tracé de Paris tel qu'on le connaît aujourd'hui, de forme plus ou moins arrondie, remonte à la Monarchie de Juillet et correspond aux fortifications, le mur d'enceinte de Thiers qui enserre la capitale. Aux pieds de l'enceinte de Thiers, côté Paris, se trouve une double rocade, routière avec le boulevard militaire, dont les tronçons prennent le nom des maréchaux d'Empire et ferroviaire avec la petite ceinture. En amont des fortifs, se trouve une zone non aedificandi de 250 à 400 mètres de profondeur, sur laquelle il est interdit de construire. Dans cette sorte de vaste terrain vague, des milliers de petits propriétaires de parcelles s'installent. La pression immobilière est forte sur ces espaces. 

En 1890, avec "Saint-Ouen", Aristide Bruant décrit le monde de misère formé par les bordures des fortifs. "C'est à côté des fortifs, / On n'y voit pas d'gens comifs / qui sent' l'musque, / Ni des môm's à qui qu'i faut / Des complets quand i' fait chaud, / C'est un lusque / Dont les goss's n'ont pas d'besoin."

Les progrès de l'artillerie ennemie rendent très vite obsolète l'enceinte fortifiée. L'abandon de la vocation militaire de cet espace à partir des années 1890, permet aux populations pauvres chassées du centre de Paris par les travaux haussmanniens et aux paysans contraints à l'exode rural, d'installer des cabanes de fortune (roulottes, bicoques, cahutes) dans ce qu'on prend l'habitude de nommer la Zone. Chiffonniers ou biffins, petits maraîchers, marchands ambulants, tous vivent dans la précarité. (1) En 1933, Fréhel fait de "la zone" un pays de cocagne. "Sur la zone, / Mieux que sur un trône, / On est plus heureux que des rois ! / On applique / La vraie République, / Vivant sans contraintes et sans lois… / Y’a pas d’ riches / Et tout l’ monde a sa niche, / Et son petit jardin tout pareil, / Ses trois pots d’ géranium et sa part de soleil… / Sur la zone !"


En 1919, les fortifications sont détruites. La ville acquiert les terrains militaires et y construit 35 000 logements. Ces habitations à bon marché sont des immeubles en briques oranges (HBM), hauts généralement de six étages. Du côté de la capitale, on construit également le boulevard des maréchaux, d'une largeur d'une quarantaine de mètres. Comme l’État n'a pas les moyens de racheter les terrains situés sur la Zone, on envisage d'installer à son emplacement un espace de parcs, avec ici et là des cités-jardins et des équipements sportifs. A l'intérieur de cette ceinture verte, il ne peut y avoir plus de 20% de surfaces construites. 

En 1938, avec "La chanson des fortifs", Fréhel toujours, revient, nostalgique, sur la destruction de l'enceinte et sa transformation. "Que sont devenues les fortifications / Et tous les héros des chansons / Des maisons de six étages / Ascenseur et chauffage / Ont recouvert les anciens talus / Le p'tit Louis réaliste est devenu garagiste / Et Bruant a maintenant sa rue."

Pour le maréchal Pétain, la Zone est une "ceinture lépreuse" garrotant la ville lumière. Aussi, le régime de Vichy décrète-t-il la Zone insalubre, ce qui permet de lancer les expropriations. Un projet de rocade routière, suffisamment large pour bien séparer Paris de sa banlieue, prend corps dans l'esprit des technocrates de l’État français. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet espace est débarrassé de ses habitants par l'armée. Il faut désormais faire place à la voiture et construire la ville de demain. L'augmentation du trafic automobile se fait à un rythme supérieur à toutes les prévisions. (2

* Inauguration du périph.

La décision de construire un boulevard périphérique est adoptée en décembre 1954 par le conseil municipal de Paris. Le chantier dure de 1956 à 1973, date à laquelle le premier ministre Pierre Messmer inaugure la boucle, un espace sans feu rouge entièrement dédié à l'automobile. Loin de la simple rocade routière, initialement prévue, il s'agit bel et bien d'une autoroute urbaine, généralement  composée de deux fois quatre voies. Déconnectée du tissu urbain alentour, sans connexion possible avec les rues de Paris et les communes de banlieues, le périph' nécessite la construction de portes et d'échangeurs aux débouchés des autoroutes (Porte de la Chapelle au Nord, Porte de Bagnolet, d'Italie). 

Quand la circulation est bonne, le périphérique permet de traverser plutôt rapidement sa boucle de 35,5 km , dont 6,5 km en viaducs ou ponts (18%), 7,1 km en remblai (20%), 21,1km en tranchée (60%) ou à niveau (2%). D'une largeur de 80 mètres en moyenne, le bp possède 55 portes, dont 34 connectées. Il est le reflet d'un âge où tout devait être adapté aux voitures. Son emprise au sol est énorme avec ses échangeurs, ses bretelles d'accès, ses ponts. Depuis 2014, la vitesse y est limitée à 70 km/h.

Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Infrastructure détestée, mais vue comme un mal nécessaire, le périphérique s'insère différemment dans le territoire en fonction des zones traversées. Le périphérique est parfois à niveau, parfois en talus, parfois en viaduc (coins pauvres), parfois en tranchée.  Au niveau du Bois de Boulogne, au contact des arrondissements et des communes les plus riches, il est souterrain ou couvert afin de limiter les nuisances induites pour les riverains fortunés. Au contraire, le périph est construit en viaduc, donc très visible quand il fait la connexion entre des quartiers ouvriers et les communes populaires de l'est. Ce dont témoigne Koma dans "C'est ça qui nous rend plus fortnotre champ de vision s’arrête là où commence le périphérique/ Les tours de ciment, l’horizon caché, la vie gâchée par les flics»"

La promesse de vitesse et de fluidité tombe très vite à l'eau. Dès l'inauguration, le périph' est embouteillé, la voirie saturée. Les nuisances sonores, paysagères sont maximales pour les très nombreux riverains. La pollution empêche d'ouvrir les fenêtres, tandis que l'absence de double vitrage pendant une longue période, rend les logements proches du périph' particulièrement bruyants. Les cas de dépressions nerveuses, insomnies sont légions. L'installation de murs anti-bruits, longtemps jugés inesthétiques, n'intervient que tardivement. 

Le périph' est souvent perçu comme une frontière étanche séparant deux mondes. Cette coupure morphologique est encore renforcée par la fracture politique entre une une ville longtemps restée de droite entourée par des communes aux mains de la gauche: la fameuse banlieue rouge.

*Représentations: une frontière. Au delà de la ceinture d'asphalte se trouve la banlieue, un espace largement fantasmé engendrant un discours médiatico-politique qui remonte à loin. Quand elle existait encore, la Zone était dépeinte comme un lieu de refuge des bandes d'apaches et malandrins de tous poils, qui cherchaient à se mettre à l’abri de poursuites policières et traverser la Zone pouvait être dangereux. Cette idée, inconsciemment, reste parfois présente dans l'esprit de certains Parisiens pour lesquels passer le périph reste une barrière psychologique, ridicule certes, mais réelle. 

Rappeurs et chanteurs s'emparent à leur tour du stigmate, dépeignant souvent le périph' comme une frontière, de part et d'autre de laquelle tout diverge. Une fois franchi la ceinture routière, tout paraît plus dangereux. Les règles ne sont plus les mêmes de l'autre côté de la ceinture d'asphalte comme le suggère le parcours de «Jimmy », auquel Booba donne vie. « Jimmy n'a pas peur du shérif, il est de l'autre côté / De l'autre côté du périph', ses jours comptés, numérotés / Jimmy veut qu'on le paye cash et comptant / Sinon il coupera la musique, te fumera en chantant / Il n'éteindra pas en sortant, Jimmy ne vivra pas longtemps».


L'outre-périph est dépeint comme une zone dangereuse, mais à l'intérieur de laquelle les rapports de force s'inversent. Perdue dans un espace peu familier, la police opère désormais en terrain hostile. « De l’autre côté de la rue » du 113. «J'habite de l'autre côté d'la rue, où ça ? / Un cauchemar pour l'commissaire Broussard / Du mauvais côté du périph' / Loin des contes féeriques / Confronté au périple, le moral pollué / Toxique comme l'air, comme l'herbe / Tard le soir, rencontre du 3ème type / Face au contrôle de police, on met notre ruse en pratique » 

Dans de nombreux titres, le périph et ses abords sont dépeints comme le terrain de prédilection des activités illicites. Exemple avec "Paris la nuit" de Rim'K. "Dans les business parallèles on fait du mal à l'économie / J'fais des tours de périph pour tuer l'insomnie". Dans le "Nouveau western", MC Solaar convoque la mythologie du western pour évoquer les lieux. "L'habit ne fait pas l'moine dans la ruée vers l'or / Dès lors, les techniques se perfectionnent / La carte à puce remplace le Remington / Mais Harry à Paris n'a pas eu de chance / On le stoppe sur le périph' avec sa diligence / Puis on le place à Fresnes pour que Fresnes le freine / Victime des directives de ce que l'on appelle / Le nouveau western" Dans le même esprit, Booba, que nous avons écouté précédemment, Souchon que nous entendrons bientôt, mobilisent la figure du shérif.

Le périph demeure un espace paradoxal. Si il fracture le territoire, comme une grande balafre circulaire, il n'en est pas moins emprunté chaque jour par des milliers d'automobilistes. La nuit, il devient un lieu propice au vague à l'âme des cœurs brisés. Ainsi avec le titre "Le périph" Mano Solo noie son chagrin en faisant des tours de périphs. Pour les chauffards invétérés, les têtes brûlées, il se transforme en circuit automobile. Ainsi, dans de nombreux raps, les compteurs s'affolent. Lefa:"TMCP #8 - Périph"

Décidément ambivalent, le périph on l'aime autant qu'on le déteste. Pour ceux qui le pratiquent, il charrie de nombreux souvenirs. Des expériences douloureuses, mais dont on se souvient parfois avec nostalgie. Le titre "Périphérique" de Souffrance décrit les épisodes de galère passées, mais aussi la beauté que revêt parfois le bitume. Il rappe: "Et tu t’rappelles les jours de hess / Quand tu comptais tes pièces / Quand tu partais d’la tess à sept dans une caisse à moitié HS / Pas d’délicatesse, contrôle pour délit de faciès / Ils t'connaissent, t’appellent par ton blase, sont d’jà venus à ton adresse / Roule sur le périph’ le coffre chargé de beuh et ouane / Tu sors à Porte de Montreuil et tu te fais soulever par la douane / Tous les soirs sur le périph’ quand la nuit baisse le voile / Les lumières de la ville répondent aux étoiles 

Roule sur le périph’, roule pour l’oseille, roule des spliffs / Roule contre le sommeil, roule roule sur le périph’ roule / Du coucher jusqu’au lever du soleil"


Pour Paris, il s'agit d'une artère vitale assurant la desserte et l'alimentation et en cas de blocage la capitale viendrait à manquer de tout. Dans de nombreuses chansons l'interprète se place dans la peau d'un automobiliste faisant des tours de périph' sans buts précis, perdu dans la contemplation des monuments construits le long de la boucle par des architectes plus ou moins prestigieux. Citons le parc des princes, le stade Charléty, l'institut du judo, la Maison de l'Iran, la tour Bois le Prêtre, la résidence étudiante de la porte de Bagnolet, les Mercuriales, la Philharmonie, le tribunal de grande instance, la tour Triangle, les Tours duo, les grands moulins de Paris...

L'installation de part et d'autre du périph est vue comme une ascension sociale dans le cas d'un emménagement intra-muros ou au contraire comme un déclassement pour ceux qui déménagent en banlieue. (3) De fait, le périph' est l'incarnation physique du rapport de domination que Paris entretient avec sa banlieue, des territoires pourtant très divers que la capitale continue parfois à considérer comme un réservoir d'emplois et de services indispensables à son fonctionnement, y remisant espaces de stockages, parkings, fourrières, incinérateurs d'ordures et travailleurs. Cette coupure fonctionnelle et sociale inspire "J'aime plus Paris" à Thomas Dutronc.

« Ici et là » d'Alain Souchon insiste sur la fracture socio-spatiale que constitue à ses yeux le périph. "Le regard que nous portons sur ce hasard / Ces quarante mètres de goudron qui nous séparent / Tu sautes le périph, hop allez / I shot the sheriff / Ici et là, ici et là / Ici et là"

Les prix du logement sont inabordables dans Paris, mais le respect de la règle des 20% de logements sociaux fait que certains bastions populaires de la capitale résistent à la gentrification. C'est le cas  des grands groupes HLM construits au cours des années 1960 entre les maréchaux et le périphérique. Le quartier décrit par Hugo TSR dans "Périmètre", au nord du 18ème arrondissement, permet ainsi de relativiser la rupture paysagère et sociale qu'incarnerait le périph. "Je suis la note de bas de page / J'crois que je suis né dans un tombeau / Odeur de conso, quartier tracé par le périph' et les ponts glauques"

*Quel avenir?

Comment transformer le périph? Plusieurs options existent: reconvertir l'autoroute urbaine en un boulevard urbain classique, dédier une voie au covoiturage, développer davantage de nature dans l'esprit de la ceinture verte, implanter un corridor boisé sur le terre-plein central et les talus du périphérique et ses abords. Faut-il densifier et urbaniser davantage  les portes et abords du périph ou au contraire végétaliser et constituer des réserves foncières, ce qui ne manquerait pas d'attiser les intérêts des promoteurs et aménageurs?

Les projets du Grand Paris se limitent souvent à la destruction de quartiers populaires existants que l'on rase pour faire place nette en les remplaçant par des espaces privés, sans se soucier des histoires et du passé que l'on engloutit. Des aménagements conçus et pensés depuis les bureaux de centre-ville. 

Comment réduire les nuisances? 

> Baisser la vitesse réduirait la pollution et fluidifierait le trafic. 

>Limiter le nombre d'usagers en invitant les gens à moins ou ne plus utiliser le périph. Dans cette logique, le projet du Grand Paris Express prévoit la création de lignes de métro situées en rocade autour de la capitale afin d'étendre le réseau existant et de connecter les villes de banlieues entre elles (en région parisienne, 70% des déplacements se font de banlieue à banlieue).

>Faciliter le franchissement de la double frontière constituée par les maréchaux et le périph grâce à des passages au dessous - comme à la Porte Pouchet - ou au dessus de la boucle routière.

>Enfin repenser la logistique parait indispensable.

Terminons avec le groupe Java, dont le titre Mona (du nom d'une ligne du RER C) propose une critique en règle des politiques d'aménagement toujours conçues et pensées depuis Paris, sans tenir suffisamment compte du point de vue et des usages des banlieusards: "Elle était belle mon enfance, c'était loin d'être la misère / À la petite couronne j'ai accroché de beaux souvenirs / Mes parents avaient des livres, bien assez de bif / Pour me payer quand je voulais la traversée du périph’ / Tout l'monde était raciste, mais tout l'monde vivait ensemble / Et beaucoup s'en sortirent au milieu des grands ensembles / Alors j'en parle au passé car je suis parti / Moi, le fils d'intégrés, l'enfant nanti / Mais même de l'autre côté, quand j'écoute les princes / Parler de la banlieue, j'entends l’wagon qui grince / Je vois le haut d’la pyramide qui gaspille des milliards / Et mes yeux pleurent des flammes / Comme un banlieusaaaaard!"

Notes:

1. Les Roms occuperont 150 ans plus tard ces mêmes espaces aux marges de la ville.

2. Dans les années 1960, la France gagne près de 100 000 voitures supplémentaires par mois. Le niveau de vie augmente ce qui permet au plus grand nombre de s'équiper. 

3. Phénomène de gentryfication qui repousse une partie des habitants de Paris de l'autre côté du périph s'amorce à partir des années 1990 sous l'effet de politiques publiques de requalification des espaces populaires, avec l'implantation d'équipements culturels. Elle se prolonge dans les communes de petite couronne (Montreuil, Aubervilliers, Pantin).

Sources:

A. "Le périph, après tout". Quatre émissions concoctées par Camille Juza pour la Série Documentaire de France culture sous le titre "le périph' après tout. On y entend les points de vue des urbanistes, architectes, artistes. C'est passionnant et instructif.

B. Du gris au vert: les trois âges du périphérique parisien" [géographie à la carte sur France Culture] 

C. "Le périph': un boulevard ou une frontière?" [Ces chansons qui font l'actu sur France Info]

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