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lundi 17 septembre 2018

355. "99 luftballons" de Nena ou le spectre de l'apocalypse nucléaire en chanson.

Au début des années 1980, dans le contexte de la guerre froide, le sol européen atteint un degré inédit d'armements. Après une période de détente (1962-1975) au cours de laquelle les relations entre les deux grands (EU/URSS) ont semblé s'améliorer, le monde entre dans une nouvelle période de turbulence que les historiens ont pris l'habitude de nommer "guerre fraîche" (1975-1985). Sur fond de querelle politique et stratégique entre les dirigeants de chaque camp, le déploiement des missiles SS 20 soviétiques, puis des Pershing américains, plonge les populations européennes dans l'angoisse. La crise des euromissiles fait craindre l'engloutissement de l'Europe dans une apocalypse nucléaire.


Mars 1983. Ronald Reagan s'adresse à la nation depuis le bureau ovale.
La crise des euromissiles atteste d'un durcissement des relations entre les deux grands. En cette fin des années 1970, l'URSS semble avoir pris l'ascendant sur son adversaire américain, durement éprouvé par sa défaite militaire au Vietnam et le scandale du Watergate. Dans ce contexte, les Russes multiplient les provocations. En 1977, profitant de failles dans les accords SALT I de limitation des armements stratégiques, les Soviétiques installent sur leur sol des missiles SS 20 dont la portée (500 à 5000 km) place sous la menace nucléaire toute l'Europe de l'ouest. (1)
Très inquiet, le chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt réclame une prise de position ferme de la part des membres du Pacte atlantique. Lors du sommet de l'OTAN du 14 décembre 1979, une double décision est prise avec l'annonce du déploiement de missiles en Europe occidentale face aux SS-20 soviétiques d'ici à 1983 et l'ouverture simultanée de négociations pour en obtenir la non installation...

Au sein des opinions publiques du bloc occidental, la hantise d'une guerre nucléaire suscite des peurs irrationnelles. (2) Cette paranoïa est d'autant plus forte qu'elle coïncide avec un regain de pacifisme très marqué à l'Ouest.
- En RFA, des manifestations massives ont lieu contre l'installation de missiles sur le territoire national. "Plutôt rouges que morts" peut-on lire sur les pancartes brandies par les manifestants.
- En Angleterre, la Campaign for Nuclear Disarmament (CND) organise de vastes mouvements de protestation. Le 26 octobre 1980 par exemple, 70 000 personnes se rassemblent à Trafalgar Square pour protester contre le déploiement des missiles croisière. D'autres rassemblements ont lieu devant les bases de la Royal Air Force. Après les années d'engagement antiraciste, les musiciens britanniques  se fédèrent autour du désarmement nucléaire. Les Clash, les Specials, les Jam proposent ainsi leurs chansons pour l'album Life in the European Theatre (1982), tandis que le festival de Glastonbury devient le principal soutien financier de la CND. 


Ronald Reagan et Youri Andropov par Alfred Leslie, couverture du magazine Time, janvier 1984. Flickr.

Les négociations en vue d'une réduction des armes nucléaires s'avèrent très difficiles. A peine élu, le nouveau président américain Reagan qualifie l'Union soviétique d'"Empire du mal", quand son homologue soviétique Andropov l'accuse de négocier "en alternant les grossièretés et les sermons hystériques."
L'échec annoncé des négociations et la rupture des relations diplomatiques laissent augurer du pire. Les Européens redoutent tout particulièrement un découplage entre la sécurité des Etats-Unis et de leurs alliés de l'OTAN. Les Américains prendront-ils le risque de riposter en cas d'attaque à l'encontre d'un de leurs alliés européens si leur territoire national est épargné? Pour certains, l'installation de missiles de croisière en Europe de l'ouest, loin de la protéger du feu nucléaire soviétique, transformerait au contraire le continent en cible potentiel en cas d'épreuve de force entre les deux Grands.
Au sein du bloc de l'ouest, des divergences se font jour. En vertu de la doctrine de la "destruction mutuelle assurée" (Mutual Assured Destruction), Margaret Thatcher considère que la dissuasion nucléaire empêchera toute attaque atomique. Reagan, au contraire,  compare cette doctrine à "deux cow-boys dans un saloon qui braquent leurs armes sur la tête de l'autre éternellement." Fasciné par les prophéties bibliques, le président américain veut être celui qui empêchera " l'Armageddon atomique".

Élu sur un programme très anti-soviétique, Reagan bande ses muscles. En mars 1983, il annonce le lancement d'une nouvelle Strategic Defence Initiative, surnommée Star Wars, en référence au film à succès sorti peu auparavant. 
En dépit de quelques divergences de vue initiales, les dirigeants occidentaux coopèrent finalement avec leur homologue et allié américain en validant l'installation de Pershing II en Europe de l'ouest.
En janvier 1983, le président français François Mitterrand justifie son choix devant le Bundestag: « Seul l'équilibre des forces peut conduire à de bonnes relations avec les pays de l'Est, nos voisins et partenaires historiques. Mais le maintien de cet équilibre implique à mes yeux que des régions entières de l'Europe ne soient pas dépourvues de parade face à des armes nucléaires dirigées contre elles. » Quelques mois plus tard, il constate goguenard: « Je suis moi aussi contre les euromissiles, seulement je constate que les pacifistes sont à l'Ouest et les euromissiles à l'Est. » 
Helmut Kohl, nouveau chancelier de la RFA depuis 1982, tout comme Margaret Thatcher, sont également des partisans de la fermeté face à l'URSS.
En novembre 1983, conformément à ce qui avait été prévu par l'OTAN trois ans plus tôt en cas d'échec des négociations, les Américains déploient leurs fusées Pershing II en Europe de l'Ouest.

La fermeté affichée des deux camps relève surtout du bluff, le déclenchement d'une guerre atomique étant alors peu probable. Il n'empêche que la rhétorique outrancière des principaux dirigeants politiques associée à une intense propagande et à la prolifération des armes destructrices alimentent les peurs et font redouter une explosion nucléaire imminente. 
Au cours de l'année 1983, plusieurs événements accréditent cette idée:
- Le 1er septembre 1983, un avion civil sud-coréen est abattu au-dessus de l'extrême-orient soviétique, provoquant la mort de 269 personnes. Aussitôt, Washington dénonce un acte de barbarie. "Les Soviétiques étaient embarrassés: cette initiative montrait les défaillances d'une défense où des militaires pouvaient décider localement d'abattre une cible sans guère se soucier de vérifier sa nature. Ils affirmèrent donc qu'il s'agissait d'un avion espion; les Américains violaient en effet régulièrement l'espace aérien soviétique pour glaner des renseignements  et tester les systèmes de défense." (cf: P. Grosser p48-49)
- Au cours de l'automne débute l'installation des 108 missiles Pershing II (d'une portée de 1800 km) en RFA  et 464 missiles de croisières en Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne de l'ouest, Pays-Bas et Italie.
- Le spectaculaire exercice militaire Able Arch mené par des troupes de l'OTAN suscite l'inquiétude de Moscou qui y voit le prélude d'une offensive occidentale réelle.

Dans ce contexte particulièrement anxiogène, le Bulletin of the Atomic Scientists  déplace en 1984 la grande horloge symbolique de la fin du monde à trois minutes avant minuit, sa position la plus avancée depuis le l'invention de la bombe H en 1953

Graphique de l'horloge du jugement dernier [Wiki C]
La crainte lancinante d'une guerre atomique devient le thème central de nombreuses fictions aux titres évocateurs: The Day After, Maleviles, War Games, When the wind blows, Mad Max 2...
Le sujet inspire également aux musiciens pop des dizaines de chansons telles que "1999" de Prince (1982), "Two Tribes" de Frankie Goes to Hollywood (1984), "Money go round" de Style Council (1984), "Final Day" des Young Marble Giants, "Man at C and A" des Specials, "Breathing" de Kate Bush, "Russians" de Sting, "The Earth Dies Screaming" par UB 40.

Une des chansons les plus réussies sur ce thème sinistre est sans doute "99 luftballons", un morceau composé et interprété par le groupe Nena (3) en 1983. Le titre, qui aborde avec une bonne dose d'humour noir la crise des euromissiles, possède une grande puissance d'évocation. Derrière la rengaine inoffensive se cache une dénonciation efficace de la course aux armements en pleine guerre froide. Sur un ton enjoué, la chanteuse imagine un nuage de 99 ballons de baudruche que les états majors prennent par erreur pour une frappe nucléaire, ce qui provoque un cataclysme. Les paroles décrivent avec justesse le processus conduisant au surgissement d'une guerre (nucléaire) "accidentelle", provoquée par la psychose ambiante. La fin de la chanson laisse toutefois entrevoir un mince espoir puisqu'un ultime ballon parvient à s'envoler sans exploser. (4)
   
C°: Au total, la crise des euromissiles dure environ 10 ans, du milieu des années 1970 au milieu des années 1980.  Sans précipiter directement la chute du bloc soviétique, elle en souligne en tout cas les faiblesses. La riposte reaganienne a obligé l'URSS à poursuivre la course à l'armement, alors qu'elle n'en avait plus les moyens financiers comme technologiques. (5)


Note:
1. Les Soviétiques prétextent le nécessaire remplacement des missiles SS 4 et SS 5 à courts rayons d'action pour justifier l'installation des SS-20.
2. Deux exemples parmi d'autre:
- Au Royaume-Uni, à la demande du Times et sous la pression de l'opinion, le ministère de l'Intérieur publie en 1980 une brochure intitulée Protect and Survive. Pour cinquante pence, les Britanniques y apprennent à construire des abris antiatomiques à l'aide de caisses ou à étiqueter les cadavres de leurs proches. Censée rassurer la population, la brochure suscite l'effroi.
- En octobre 1983, près de cent millions d'Américains regardent The Day After, un programme si anxiogène que le ministre des affaires étrangères, George Shultz, intervient à l'issue du générique pour bien préciser qu'il ne s'agit que d'une fiction.
3. Gabriele Susanne Kerner naît en 1960 à Hagen en Allemagne de l'Ouest.  Lors d'un voyage familial en Espagne, la petite fille de 3 ans gagne le surnom de Nena (déformation de Niña). En 1981, la jeune femme s'installe à Berlin Ouest, elle y forme avec quelques camarades le groupe ... Nena. Cette formation s'intègre dans ce que l'on nommera bientôt la Neue Deutsche Welle ("la nouvelle vague allemande"), un courant musical ouest-allemand issu du post-punk et de la new wave. En ce début des années 1980, ce mouvement consacre l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle génération qui n'a connu ni la guerre ni l'immédiat après-guerre et qui aspire à faire table rase de la culture hippie parentale. La nouvelle vague s'inspire des claviers synthétiques de la new-wave et de l'urgence du punk. Initialement très underground, le mouvement est bientôt récupéré à des fins commerciales.
4. "99 luftballons" est un des rares morceaux chantés en allemand a avoir connu un succès international. Dès sa sortie, la chanson se place en tête des ventes de disques non seulement en Allemagne, mais aussi en Angleterre, ou aux Etats-Unis.
5. Dès son accession à la tête de l'URSS en 1985, Mikhaïl Gorbatchev constate que son pays n'a plus les moyens de suivre le rythme imposé par les Etats-Unis dans la course aux armements, d'autant plus que le projet américain de "guerre des étoiles" risque de rendre caduc tout l'arsenal détenu par l'URSS désormais incapable d'atteindre sa cible.
En outre, en plein lancement du programme de réforme interne (Perestroïka), Gorbatchev a besoin du soutien des Occidentaux. Dès lors, le dialogue sur le désarmement entre les deux Grands commence vraiment et aboutit le 8 décembre 1987 avec la signature des accords de Washington qui prévoient l'élimination et l'interdiction permanente de missiles balistiques à portée intermédiaire (500 à 5500 km). 


Signature des accords de Washington (1987). Public domain Wiki C
 

"99 Luftballons" Nena (1983)
Hast du etwas Zeit für mich / Dann singe ich ein Lied für dich / Von neun und neunzig Luftballons / Auf ihrem Weg zum Horizont / Denkst du vielleicht g'rad an mich / Dann singe ich ein Lied für dich / Von neun und neunzig Luftballons / Und das sowas von sowas kommt
Neun und neunzig Luftballons / Auf ihrem Weg zum Horizont / Hielt man für UFOs aus dem All / Darum schickte ein General / 'ne Fliegerstaffel hinterher / Alarm zu geben, wenn's so wär' / Dabei war'n da am Horizont / Nur neun und neunzig Luftballons

Neun und neunzig Düsenflieger / Jeder war ein grosser Krieger / Hielten sich für Captain Kirk / Das gab ein grosses Feuerwerk / Die Nachbarn haben nichts gerafft / Und fühlten sich gleich angemacht / Dabei schoss man am Horizont / Auf neun und neunzig Luftballons


Neun und neunzig Kriegsminister / Streichholz und Benzinkanister / Hielten sich für schlaue Leute / Witterten schon fette Beute / Riefen: Krieg und wollten Macht / Mann, wer hätte das gedacht / Dass es einmal soweit kommt / Wegen 99 Luftballons

Neun und neunzig jahre Krieg / Liessen keinen Platz für Sieger / Kriegsminister gibt's nicht mehr / Und auch keine Düsenflieger / Heute zieh' ich meine Runden / Seh' die Welt in Trümmern liegen / Hab' 'nen Luftballon gefunden / Denk' an dich und lass' ihn fliegen

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99 ballons de baudruche
Si tu as un peu de temps pour moi / Alors je te chanterais une chanson / à propos de 99 ballons / qu'on a lâché à l'horizon / Peut-être penses-tu à moi en ce moment/ Alors je te chanterais une chanson / à propos de 99 ballons / Comment en est-on arrivé là?

99 ballons / en route vers l'horizon / On les prenait pour des ovnis venant de l'espace. / C'est pour cela qu'un général a envoyé / Une escadrille d'avions à leur poursuite / C'était pour donner l'alarme si c'était ainsi / Et pourtant, il n'y avait là à l'horizon / Que 99 ballons

99 pilotes d'avions / Chacun d'entre eux était un grand guerrier /Ils se prenaient pour le capitaine Kirk / Cela a donné un grand feu d'artifice / Les voisins n'ont rien pigé / Et se sentaient tout de suite provoqués / On a tiré à l'horizon / Sur 99 ballons

99 ministres de la guerre / Allumettes et le bidons d'essence / Ils se prenaient pour des gens malins / Ils flairaient un gros butin / Ils criaient la guerre et voulaient le pouvoir / Mais qui aurait pu penser cela / Qu'on en arrive là un jour / A cause de 99 ballons

 99 années de guerre / Aucune place pour les vainqueurs / Plus de ministres de la guerre / Et dans le ciel plus un chasseur / Aujourd'hui je fais mes rondes / Il n'y a plus que des ruines dans le monde / Sauf un ballon que j'ai trouvé / Pour toi je le laisse s'envoler



By User:VargaA [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html) or CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], from Wikimedia Commons


Sources:
Source A. Dorian Lynskey:"33 Révolutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons", vol. 2, Payot, 2012.
Source B. Pierre Grosser: "La guerre froide", La documentation photographique n°8055, 2007.
Source C. Tubes and Co: "Nena narre l'histoire. Comment dit-on "apocalypse nucléaire" en allemand". 
Source D. La Fabrique de la guerre froide: "La crise des euromissiles"  
Source E. La crise des euromissiles.   

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