mercredi 24 avril 2019

363. Sur un air de cumbia...

Dans un pays aussi fragmenté que la Colombie, ravagé par des décennies de violences, la musique représente un des rares traits d'union comme le prouve une musique de danse (1), joyeuse et irrésistible: la cumbia. "Yo me llamo cumbia" résume assez bien l'esprit et le succès prodigieux rencontré par le genre. Dans cet énorme tube, son auteur, Mario Gareña chante : 

"Je m’appelle cumbia, où que j’aille je suis la reine,
pas une hanche ne reste immobile quand je suis là"

Les origines de ce courant musical restent obscures. Pour certains, la cumbia serait née d'un métissage culturel issu de la cohabitation forcée dans le creuset colombien des descendants d'esclaves africains, de colons espagnols et des populations amérindiennes autochtones. Pour y voir plus clair, une rapide plongée dans l'histoire colombienne s'impose.



Dans le sillage du conquistador Pedro de Heredia, les Espagnols prennent possession des plaines littorales de la côte caraïbe. Les terres sont exploitées dans le cadre d'encomiendas, de vastes plantations esclavagistes sur lesquelles triment les populations amérindiennes autochtones. Décimées par les épidémies ou jugées trop peu résistantes, ces populations serviles sont bientôt remplacées par des esclaves déportés d'Afrique centrale et du Golfe de Guinée. A partir du XVI°siècle, le principal port négrier de la grande Colombie est Carthagène des Indes. [2]


Arrachés à leur terre natale, les esclaves africains conservèrent un temps des éléments de leurs langues maternelles (3), des rythmes et des chansons du continent perdu. (4) Leurs descendants entretinrent souvent ces éléments culturels. Le 2 février de chaque année, lors de la fête de la Vierge de la Candelaria, les maîtres autorisaient leurs esclaves à jouer leur musique et faire la fête. A Carthagène, sur le cerro de la popa, ils se retrouvaient, dansaient, jouaient de la musique, interprétaient un répertoire appris, accompagnés de percussions et tambours. Ces chants se mélangèrent bientôt aux sonorités des musiques jouées par les populations amérindiennes du port. C'est dans ce cadre géographique et historique que la cumbia aurait lentement émergé. 
 La cumbia des origines associe le jeu à contretemps de flûtes de roseaux amérindiennes (zamponasgaïtas), les percussions d'origine africaines ou amérindiennes (maracas, güiro) et des tambours de tailles différentes: llamador, alegre, tambora)
Le terme même de cumbia témoigne de l'origine obscure du genre. Pour certains, il dérive de "cumbé", un mot bantou désignant des rythmes de danses festives de Guinée équatoriale. Pour d'autres, il provient du mot "cumbague", qui désignait un cacique, chef indigène de la région de Mompox. La cumbia semble, en tout cas, et avant tout, fille du métissage. 


Logo des disques Fuentes.

A partir du XVIII°s., Barranquilla devient un des principaux ports de Colombie, accueillant des migrants venant du monde entier. Dans cette ville d'entrepreneurs, la musique s'épanouit grâce à la création de studios d'enregistrement, de radios, de clubs. Fréquentés par une clientèle huppée (donc blanche), ces établissements accueillent de grands orchestres réputés dont le répertoire intègre à partir des années 1930 les danses costeñas populaires (le porro notamment). La cumbia, quant à elle, reste longtemps méprisée par les membres de la bonne société que rebutent ses origines populaires métisses. Bon an mal an, elle parvient néanmoins progressivement à triompher de la barrière socio-raciale, à s'imposer comme le rythme quasi officiel de la région et du célèbre carnaval de Barranquilla. Quatre jours avant le début du carême, les habitants de la ville vibrent au son des rythmes les plus divers, mais une nuit entière est consacrée à la cumbia: la rueda de cumbia
Depuis la côte caraïbe, la cumbia gagne bientôt l'ensemble du pays. Au gré des déplacements et des échanges commerciaux effectués le long du fleuve Magdalena, la musique se déploie dans toute la Colombie et se diffuse auprès de la population rurale. Les accents africains et indiens se mêlent désormais aux chants de labeur entonnés par les paysans. 



Autre élément propice à l'essor de la cumbia, la création de puissants médias susceptibles d'en assurer la diffusion. A Carthagène, le Colombien Antonio Fuentes fonde son label. Le fondateur des Discos Fuentes entend d'abord inventorier les musiques afro-colombiennes autour de Carthagène, Barranquilla et de la municipalité de Cienaga. Aussi enregistre-t-il d'abord des morceaux de cumbias acoustiques traditionnelles ou des vallenatos dans lesquels l'accordéon est à l'honneur. Fuentes écume les bars et les clubs de la côte afin de dégoter musiciens et chanteurs, avant d'enregistrer et produire, méticuleusement leurs titres. 
Fasciné par les arrangements de basse et de saxophones des orchestres de swing américains, "il en imprime la création musicale costeña et introduit la clarinette dans les sections de cuivres. " En 1948, Fuentes lance son propre big bandLos Corraleros de Majagual. L'orchestre devient au fil des années un vivier exceptionnel de musiciens talentueux.
Fort du succès prodigieux rencontré par son label, Fuentes installe un studio d'enregistrement dernier cri dans la capitale Medellin; il fonde en parallèle une radio et un service de transport permettant la distribution des disques dans tout le pays. Au cours des années 1950, l'onde de choc du mambo gagne la Colombie. Les deux grands orchestres costeños de Lucho Bermudez et Pacho Galan intègrent les rythmes cubains à leur répertoire et à leur cumbia, dont le premier titre gravé sur disque en 1950 se nomme "danza negra", chantée par Matilde Díaz.. 
 
Lucho Bermudez et l'Orquesta del Caribe.

La mutation constante de la cumbia permet à ce genre protéiforme de se renouveler sans cesse et d'essaimer au-delà des frontières colombiennes. 

Au fil des décennies, de nouveaux instruments apparaissent.  La guitare, les cuivres, l'accordéon, la guacharaca, petite percussion amérindienne en bois ou en métal, des claviers s'adjoignent à la cumbia. A partir des années 1960-1970, l'électrification renforce encore l'attrait du genre en l'enrichissant de nouveaux instruments (claviers, basse...). Les grands orchestres cèdent le pas à de petits combos électriques. 
Les picos (de l'anglais pick-up), pendants colombiens des sound-system jamaïcains, apparaissent alors et deviennent de puissants vecteurs de diffusion de la cumbia. Les DJ y enchaînent les disques en quête du titre susceptible d'emporter l'adhésion de tous sur la piste de danse. Ils contribuent en outre au renouvellement du genre, dans la mesure où les DJ, en diffusant des disques venus des quatre coins de la terre, procurent de nouvelles sources d'inspiration aux musiciens locaux.
Les "cumbieros" reprennent à leur sauce ces airs exotiques donnant lieu à un syncrétisme musical remarquable. La cumbia s'enrichit par exemple de l'interaction avec les musiques cubaines, la rumba congolaise, le highlife ghanéen, l'afro-beat nigérian, les tubes woka guadeloupéens, le compas haïtien, la salsa new-yorkaise de Fania Records, tous mixés façon cumbia. [5] Au fil des décennies, le label Discos Fuentes observe, suit et encourage toutes ces mutations.
Rappelons pour finir que derrière le terme générique cumbia se cache en fait une grande diversité de styles musicaux [6] qui ne cessent de se transformer au gré des régions, des influences extérieures ou des innovations technologiques: la cumbia organique et épurée défendue par les vieux musiciens diffère ainsi profondément de la musique luxuriante interprétée par les grandes formations orchestrales ou encore de la Nueva Cumbia digitale. [7]
Pico des années 1970.

Plusieurs éléments assurent le "décollage" de la cumbia et son développement hors des frontières colombiennes pour en faire un genre clef de la sono mondiale au même titre que le reggae ou la salsa. 
- Le rythme, lancinant, hypnotique et particulièrement entraînant de la cumbia, se danse beaucoup plus facilement que la salsa, la samba ou le tango. Il s'agit d'une musique lascive, fondamentalement festive dont les paroles légères se contentent, à de rares exceptions près, de commémorer les moments joyeux de l'existence. Elle constitue donc un formidable exutoire pour des populations soumises à un quotidien parfois rude et violent. De ce fait, la cumbia constitue une puissante échappatoire.
- Comme nous l'avons vu précédemment, le rythme se révèle aisément adaptable et transposable. La simplicité de l'ossature rythmique de la cumbia rend facile son amalgame avec d'autres musiques. La cumbia essaime désormais sur tout le continent américain. Elle s'y réinvente au contact des ingrédients musicaux qu'y distillent les musiciens du cru. Au Chili, elle est mâtinée de rock (cumbia chilombiana), tandis que la cumbia sonidera mexicaine et la Nueva Cumbia argentine y incorporent des rythmes électroniques (dub, beats dancehall, hip-hop, electro). Dans sa version péruvienne - la délicieuse chicha - les sons des synthétiseurs Moog, pédales wah-wah et orgues Farfisa créent une version saturée et psychédélique de la cumbia. 



- Des clubs très réputés tels que Sofrito en Angleterre ont vu le jour et donnent une visibilité maximale à la musique colombienne. Les soirées, animées par des DJ renommés (Hugo Mendez), attirent dans les hangars désaffectés - qui tiennent lieu de dancefloors - des clubbeurs toujours plus nombreux.
- Profitant de l'engouement certain pour les musiques tropicales, anciennes et modernes, des maisons de disques (Sofrito justement, Soundway...) sortent des rééditions ambitieuses. [voir sélection discographique]
- La soif de redécouverte de pépites musicales oubliées poussent les crate diggers à explorer les disques enfouis dans les couloirs du temps. Ce gigantesque travail d'exhumation participe à la redécouverte des musiques folkloriques, jusque là largement ignorés hors de leurs zones d'élaboration. Les collecteurs européens se ruent sur ces musiques. [8] L'essor d'internet a aussi permis de  diffuser les mixes des DJ locaux et d'assurer ainsi la diffusion de ces idiomes musicaux.
- Bien sûr, la diaspora colombienne (et latino en général) a beaucoup contribué à l'exportation de la cumbia. De même, l'organisation de fêtes communautaires, ouvertes sur l'extérieur ou de manifestations comme le carnaval de Barranquilla permettent de maintenir en vie les musiques "autochtones" (porro, vallenato, champeta...).

***
Issue de la côte pacifique colombienne, la cumbia n'a cessé d'essaimer, de s'adapter, de muter, pour devenir au cours des années 1950 la danse nationale. Depuis lors, la cumbia franchit les frontières et s'impose comme un des genres les plus appréciés de la sono mondiale.

Notes: 
1. Sur la piste, au milieu des musiciens, un couple danse de manière suggestive.
2. La grande Colombie englobe alors le Panama et le Venezuela. 
3. ce qui donnera au contact de l'espagnol un créole afro-hispanique: le palenquero)
4. Des groupes d'esclaves parviennent à s'enfuir pour se réfugier dans des villages de fugitifs, les Palenque, qui constituent dès lors autant de conservatoires des pratiques culturelles ancestrales. 

5. Comme en Jamaïque, les DJ prennent l'habitude d'arracher les étiquettes des disques diffusés pour conserver le secret de leur provenance et pour s'en assurer l'exclusivité. Ce mystère savamment entretenu contribue à attiser l'intérêt de nombreux collectionneurs de disques, prêts à acheter à prix d'or des vinyles africains ou de salsa (chasseurs sonores comme Fuentes ou Terrogosa).  
6. Entre les plaines littorales et les régions montagneuses, les différences musicales sont très importantes. Cependant, les déplacements incessants des narcotrafiquants, les fêtes organisées par leurs soins, contribuèrent à leur diffusion à l'échelle nationale.
 7. La musique colombienne ne se résume pas à la cumbia, loin s'en faut. "Cumbia est un terme que choisirent les compagnies de disques dans les années 1960 pour regrouper la musique colombienne des Caraïbes, un terme qui englobe notre musique dansante et qui contribue à son exportation", note Federico Ochoa Escobar.
L'introduction de disques africains et antillais dans le port de Cartagène au cours des années 1970 donne ainsi naissance à la champeta ("musique des machettes"), fusion des rythmes issus de l'Atlantique noire.
Le rythme bullerengue fait dialoguer tambours, danses et chants antiphonaux interprétés par les "cantadoras".
8. A tel point que DJ, producteurs ou musiciens anglo-saxons s'installent en Colombie à l'instar de Quantic qui s'est installé à Cali.

Sélection discographique:






* Cumbia 1 et 2 (World Circuit). Réédition d'une prodigieuse compilation regroupant de vieilles cumbia issues des catalogues Fuentes. Absolument rien à jeter. Notre coup de cœur. Soundway livre à intervalle régulier des compilations de haute tenue consacrée aux musiques colombiennes, citons entre autre: 

- Colombia: the golden age of discos Fuentes. Comme son titre l'indique, cette compilation parcourt l'âge d'or du label Fuentes entre 1960 et 1976. Les titres sélectionnés ne se cantonnent d'ailleurs pas à la seule cumbia, mais propose aussi un peu de salsa colombienne.
- Cartagena: Curro Fuentes & the big band cumbia and descarga sound of Colombia 1962-1972. Dans la famille Fuentes, je voudrais le benjamin. Prénommé Curro, ce dernier décide de s'affranchir de la tutelle familiale pour produire ses propres disques.
 - The original sound of cumbia. Cette compilation propose une plongée dans les racines de la cumbia et de son prolongement cuivré, le porro. Elle est le résultat du travail passionné du producteur Quantic qui a sillonné les marchés colombiens pour dénicher ces pépites. Les 55 morceaux proposés ont été enregistrés sur vinyles entre 1948 et 1979. 

* "Diablos del ritmo. The columbian melting pot"
* The roots of chicha volume 1  et 2 / "Ayahuasca: Cumbias Psicodelicas Vol.1 : 70's Peru Psych Soul Rock Latin Folk Funk Music" / "Cumbian chicadelicas: peruvian psycedelic chicha" / Antologia de la cumbia peruana.


 


 Sources et liens:

- Continent musique sur France culture: le fabuleux destin de la cumbia mondiale.
- De La Hoz O'Byrne Julio. "La cumbia à Carthagène : entre légende et commerce" in "Villes en parallèle", n°47-48, décembre 2013, pp. 302-306.

- Magazine World Sound n°8: "Cartagena: entre Colombie et Afrique."
- Sur un air de Nueva Cumbia, Télérama n°3244, 14 mars 2012. 
- Portrait de Hijo de la Cumbia tiré du magazine Vibration n°137, septembre 2011.
- RFI: "Comme un air de Cumbia"

lundi 11 mars 2019

362. Soul Train ou l'émission la plus branchée d'Amérique.

A la fin des années 1960, Chicago la Black Metropolis abrite le siège de the Voice of the Negro (WVON), la radio black la plus populaire des États-Unis. Grâce à ses brillants DJ, la station permet de faire entendre les grandes voix de la Great black music et de soutenir les actions des organisations afro-américaines de la ville. (1)
En 1967, Don Cornelius n'est encore qu'un simple agent de la circulation à Chicago lorsqu'il verbalise un automobiliste pressé. Ce dernier n'est autre que Leonard Chess, le fondateur de WVON et le patron de Chess records. (2) Séduit par la voix grave et très radiophonique de Cornelius, Chess lui propose d'intégrer The Voice of the Negro pour y présenter les infos, tout en apprenant le métier de DJ. Grâce à cette solide formation, l'homme parvient bientôt à décrocher un job chez WCIU-TV, seule télé locale  de l'époque produisant des programmes pour l'importante population afro-américaine urbaine. Il y présente les nouvelles et un show intitulé A Black’s View of the News. 
 C'est ici que naît Soul Train version Chicago. Dès 1965, WCIU-TV avait innové en proposant deux émissions de danse pour la jeunesse : Kiddie-a-Go-Go puis Red Hot and Blues que l’on peut considérer comme l’esquisse de Soul Train car on y voyait danser pour la première fois un public composé de jeunes Noirs. Parallèlement à ses activités de DJ et présentateur, Cornelius joue les maîtres de cérémonie pour des tournées de concerts d’artistes locaux, qu’il baptise «The Soul Train». Dans sa version chicagoan, l'émission est tournée au 43 ème étage du Border State buildings dans un minuscule studio et présentée par Clinton "Baby" Ghent dont la mission est aussi de trouver les meilleurs danseurs de la ville. Afin de suppléer au manque de moyens, Cornelius est partout. Il filme avec l'unique caméra, l'abandonne pour venir faire une interview, puis retourner filmer. Le succès est immédiat. 

Les O Jays en 1974.
Cornelius comprend aussitôt que l'émission a beaucoup de potentiel, car il n'existe rien de tel au niveau national. Aussi décide-t-il de produire un pilote pour la chaîne 26 de Chicago afin de séduire les scènes nationales. Dans un premier temps pourtant, l'animateur peine à trouver des sponsors. Un des employés des disques Sears records se souvient: "Mon patron a dit. "C'est formidable." Il a demandé à Don de faire un pilote juste pour Sears. Ils ont fait venir tous les chargés de publicité de toutes les grandes sociétés et ils leur ont exposé cette opportunité. Pas un seul n'a montré de l'intérêt. On leur avait appris à penser différemment, que ces gens là - les Noirs - n'avaient pas d'argent. Qu'ils n'étaient pas capables de s'acheter des choses... "
Finalement, la marque Johnson, fabricant de produits capillaires pour les afro-américains, accepte de financer le projet de cet "American Bandstand  black". Lors de l'enregistrement, Cornelius peut également compter sur le soutien de la fine fleur des artistes soul de Chicago: Chi-Lites et Tyrone Davis (3) en tête. Son pilote sous le bras, Cornelius décide de faire naître une deuxième fois Soul Train à Hollywood. 

 Lorsque Soul Train déferle sur les petits écrans américains, les programmes musicaux ne manquent pas; certains d'entre eux connaissent même un succès prodigieux à l'instar du Ed Sullivan Show ou d'American Bandstand qu’anime Dick Clark depuis 1952. (4) Or, dans tous ces programmes, seuls les artistes noirs dont la musique se trouve en tête des classements peuvent espérer se produire sur les plateaux de télés. Dans ces conditions, de nombreux musiciens, pourtant très populaires, n'ont jamais droit de cité. De la même manière, le public de danseurs présents lors des enregistrements est alors exclusivement composé de jeunes blancs. Une situation somme toute peu surprenante si l'on considère que la discrimination raciale reste omniprésente dans les têtes, bien qu'officiellement proscrite par la loi. Pour vendre des disques, certaines compagnies n'hésitent alors pas à "blanchir" les pochettes des artistes soul ou rythmn and blues (le "Otis blue" d'Otis Redding est un des exemples les plus connus).

 

* Soul Train: les recettes d'un succès.
Le 17 août 1970, une première émission est diffusée dans tout le pays. "Soul Train, l'émission la plus branchée d'Amérique, 60 minutes non stop des plus grands tubes du monde enflammé de la Soul. Et voici votre hôte, Don Cornelius!"
En prenant le contrepied de ce qui existe alors, le programme Soul Train fait mouche d'emblée. Première émission intégralement consacrée aux musiques noires, Soul Train est également présentée par un Afro-américain charismatique à la stature imposante. Pour son show, Cornelius décide d'inverser la tendance: Soul Train ne reçoit pratiquement que des artistes noirs et le public est composé quasi-exclusivement de danseurs afro-américains.
Grâce à son bagout, l'animateur se constitue un épais carnets de relations et parvient à travailler avec les plus grands studios (Capitol Records) ou agences artistiques. L'émission s'impose ainsi comme un passage obligé pour les artistes consacrés ou en devenir. 
Les raisons du succès sont multiples. Sur son plateau, Cornelius rassemble les cadors de la soul (Aretha Franklin, James Brown, Al Green, Marvin Gaye, Jackson Five), mais aussi les chanteurs et groupes du moment dont les tubes attirent les danseurs sur la piste comme les mouettes dans le sillage du chalutier.
EN outre, il émane du Soul Train une intense joie de vivre. Le téléspectateur est pris d'une irrépressible envie de bouger son corps, de chanter, de danser.
L'émission qui met à l'honneur la musique, constitue également la plus fabuleuse des pistes de danses. Lors de chaque enregistrement, des dizaines de danseurs se déhanchent sur la piste au rythme des notes jouées par les musiciens sur la scène. Le point d'orgue de l'émission est d'ailleurs sans aucune doute la Soul Train Line, une mise en scène apparue dans une boîte de nuit appelée le Birdland. Des couples de danseurs improvisent les pas les plus spectaculaires possibles au milieu d'une haie d'honneur composée par les autres danseurs présents pour l'enregistrement. Il découle de cette situation une saine émulation entre les gambilleurs. Chacun tente de se distinguer grâce à des acrobaties spectaculaires, des vêtements classes, un style cool... Grâce à leurs chorégraphies fascinantes (danse du robot, black sliding), les Something special, les Electric boogalos, les Lockers, les Outrageous waack dancers sont les principaux groupes de danseurs à percer lors des enregistrements de l'émission.
La popularité de l'émission repose également sur Don Cornelius dont le charisme, la coolitude, la classe naturelle, la sérénité, la voix grave, la soul emportent tous les suffrages. Très proche de certains artistes, il conclut chaque show par une formule  maison: "Et comme toujours, on vous souhaite: Amour, Paix et Soul."

 
Don Cornelius et les 5th Dimension en 1974.

 Au bout du compte, l'émission sert de point de ralliement à de nombreux jeunes afro-américains.  "J'ai pu m'identifier à ça. J'ai enfin pu comprendre qu'on était importants, que notre musique avait de l'intérêt, qu'on avait une voix. On pouvait enfin exprimer notre culture de manière significative", se souvient Kevin Toney, le clavier des Blackbyrds. 
En pleine affirmation de la black pride, l'émission est en prise avec son temps. "Faisant sien le slogan 'black is beautiful', toute une génération d'hommes et de femmes redécouvrirent avec fierté leur héritage africain ou caribéen" (source B p 368), note C. Rolland-Diamond. Or, "l'égalité des droits individuels ne pouvait suffire à garantir la libération des Noirs américains. Il fallait aussi obtenir la reconnaissance de l'égalité intrinsèque de la culture des communautés noires vis-à-vis de la culture dominante blanche. De plus en plus populaire à partir du milieu des années 1960, ce mouvement de 'fierté culturelle' ( cultural pride) prit des formes variées, comme l'illustre (...) la popularité de l'esthétique et de la (...) soul (...)." Ainsi, " la musique joua un rôle crucial dans la promotion de ce sentiment d'appartenance à une communauté, à un mouvement et à une diaspora. Un nouveau son caractérisa la musique africaine américaine alors que les artistes noirs se détournaient de la pop du début des années 1960, déconsidérée parce qu'elle attirait un public blanc et était dépourvue de message politique."
Présentée par un animateur afro-américain, produite par une maison de production noire (Don Cornelius Production), Soul Train constitue en soi un message politique fort. Première émission entièrement consacrée à la musique noire, programmée tous les samedis matin à 11 heures, Soul Train opère une révolution, montrant à la jeunesse noire que le ghetto n’est pas une fatalité et qu’un Noir peut désormais être producteur et animateur d’une émission populaire.
Sans être particulièrement engagée, l'émission n'en relaie pas moins à l'occasion les messages de lutte contre les discriminations. Les coupes afro, les tenues ou encore le scrumble board (5) participent également d'une affirmation culturelle assumée. Par le biais de Soul Train, Don Cornelius entend diffuser un sentiment de fierté, un message positif et communautaire au sein d'une population trop longtemps dénigrée. Dans cette optique, la danse, la musique deviennent de formidables antidotes pour surmonter la frustration. 
L'émission, conçue au départ pour un public afro-américain, parvient bientôt à séduire de nombreux Américains blancs, tout en popularisant la musique soul qui passe alors d'un monde audio à un monde visuel. Des pantalons pattes d’éléphant aux chemises à col pelle à tarte, les Blancs s’habillent désormais comme des Noirs et leur empruntent leurs expressions («groovy» ou «sho ’nuff»). (6)

 

Pour durer, l'émission doit évoluer afin de coller aux transformations des goûts musicaux, s'adapter aux nouveaux courants au risque de paraître dépassée. Lorsque le disco supplante tous les autres genres dans la deuxième moitié des années 1970, les artistes soul doivent se convertir au nouveau langage musical en vogue. (7) Dans le sillage de Michael Jackson, de Sister Sledge ou de Marvin Gaye, l'émission sort à son tour la boule à facette. De même, lorsque le rap et le hip hop émergent au tournant des années 1980, Soul Train s'adapte encore.
En 19993, Don Cornelius décide de jeter l’éponge. L’émission, présentée par d’autres, continue d’exister jusqu’en 2006. Le 1er février 2012, souffrant, depuis quinze ans, de crises d’épilepsie et atteint par la maladie d’Alzheimer, Don Cornelius se tire une balle dans la tête.

Sources:
A. Le documentaire "Show me your soul. Les années soul Train." dans le cadre de la série Summer of soul diffusée sur Arte. 
B. Caroline ROlland-Diamond: "Black America. Une histoire des luttes pour l'égalité et la justice (XIX-XXI° siècle)", éditions la Découverte.
C. Eric Dahan: "Soul Train, révolution télévisée", Libération, 12 juillet 2013. 
D. Le monde: "Don Cornelius, créateur de l'émission Soul Train"

Notes:  
1. La radio travaille avec l'opération Bread basket de Jessie Jackson.
2. "Le fondateur du fameux label de blues Chess Records avait acquis, quelques années plus tôt avec son frère Phil, la station de radio WHFC, aussitôt rebaptisée WVON (pour The Voice of The Negro) et dévolue au rhythm’n’ blues."
3. Dont le titre "Can I change my mind" cartonne.
4. La formule est simple: on passe des disques, un artiste chante en playback et on voit des adolescents danser. 
5. Ce jeu a pour but de rappeler aux jeunes spectateurs un personnage important de la culture black américaine. Les lettres étaient accrochées au tableau et il fallait les remettre dans l'ordre. 
6. En 1975, d'aucuns accusent Don Cornelius de pratiquer une ségrégation inversée. Afin de faire taire les critiques, il décide d'inviter des artistes blancs tels que Gino Vanelli, David Bowie ou Elton John.
7. A partir de 1973, l’émission remplace son ancien générique - Soul Train (HotPotato) de King Curtis - par l’exubérant TSOP (The Sound ofPhiladelphia) interprété par MFSB et signé du duo choc Kenneth Gamble et Leon Huff, responsable un an plus tôt du Love Train des O’Jays. Sortie en 45 tours début 1974, la chanson TSOP se classe n°1 des charts aux Etats-Unis et devient l’hymne disco mondial.

mercredi 16 janvier 2019

361. Margaret Thatcher et la grande grève des mineurs de 1984.

Troisième épisode de notre série sur les années Thatcher en chansons:
1. L'avènement.
2. La ville fantôme

Au mois de mars 1984 en Angleterre éclate un conflit social d'une ampleur inédite. Le syndicat des mineurs britanniques (NUM) s'oppose à la fermeture des mines de charbon décidée par le gouvernement conservateur. En quelques jours, à l'appel du NUM, 80 000 mineurs se dressent derrière les piquets de grève. Très vite, le ton se durcit, le mouvement s'amplifie, les négociations stagnent. 
Deux camps irréconciliables se font face. D'un côté, le dirigeant du tout puissant syndicat des mineurs, Arthur Scargill, semble prêt à tout pour faire plier le gouvernement conservateur. Face à lui se dresse l'intransigeante première ministre: Margaret Thatcher. Depuis son accession au pouvoir, "la dame de fer" entend briser les syndicats pour imposer le nouvel ordre social et économique qu'appellent de leurs vœux les partisans de l'idéologie libérale de l'école de Chicago.
Au fil des mois, la grève des mineurs engendre une situation quasi insurrectionnelle sur tout le territoire. Les affrontements entre grévistes et non grévistes se succèdent. La liste des altercations avec les policiers s'allonge car à Londres le mot d'ordre est clair: il faut éradiquer cette menace de l'intérieur. Les autorités cherchent à mobiliser contre les mineurs en utilisant toute la panoplie répressive de l’État: tentatives d'interdiction du mouvement, dissolution des syndicats, envoi de la police anti-émeutes dans les houillères...

                                                                       *********

Le pays est alors marqué par une conflictualité sociale très importante. Le nombre de jours de grèves en Grande Bretagne est alors quatre fois plus importants qu'en France. Partout dans l'île, dans tous les secteurs d'activités (1), les salariés entament des grèves pour dénoncer les coupes budgétaires, la vie chère, la stagnation voire la baisse des salaires. Les mineurs, dont le taux de syndicalisation atteint des records, représentent alors le maillon fort du mouvement syndical.
Principal bailleur de fonds du parti travailliste grâce aux cotisations versées, le National Union of Mineworkers (NUM) s'impose comme un redoutable adversaire pour les gouvernements hostiles au mouvement. A une époque où le charbon représente 80% de la production d'électricité, le NUM dispose d'un moyen de pression redoutable. En cas de succès, il peut plonger le pays dans le noir en quelques jours. Les gouvernements Wilson en 1968, Heath en 1972, Thatcher en 1981 l'ont appris à leur dépens. 

* Le "roi Arthur".
Au cours de l'hiver 1972, un grand mouvement de grève perturbe déjà les houillères, obligeant le premier ministre à ordonner la semaine de trois jours pour économiser l'électricité. Contraint et forcé, le gouvernement doit accepter toutes les revendications des mineurs qui remportent une victoire totale. Deux ans plus tard, la grève reprend. En quelques jours, plus une once de charbon n'est extraite du sous-sol britannique. Les coupures d'électricité se multiplient. Pris à la gorge, le premier ministre conservateur Edouard Heath cède aux revendications des mineurs avant d'être renversé lors des élections législatives anticipées.
Au cours de ces deux mouvements sociaux, un individu est à la manoeuvre, il s'appelle Arthur Scargill. L'homme est combattif, pugnace, son profil plaît et rassemble. A la pointe de tous les combats, il perfectionne la technique des piquets volants: de petits groupes de grévistes très mobiles se déplacent d'un puits de mine à l'autre afin de convaincre les travailleurs de voter la grève. Efficace, Scargill gravit les échelons si bien qu'à la fin des années 1970, les mineurs l'élisent à la tête de leur syndicat. L'organisation compte alors 180 000 membres. Plus que jamais, le "roi Arthur" paraît invincible. En 1983, il lance à la presse qu'il n'accepterait pas "d'être encombré de ce gouvernement pendant 4 ans" et que l'action extraparlementaire est "le seul chemin ouvert aux classes laborieuses". 


Arthur Scargill. National Portrait gallery. Tim Jokl [CC BY-NC 2.0]

* Maggie Thatcher entre en scène.
La crise économique pousse l’État britannique à nationaliser plusieurs grands secteurs d'activités à l'instar des industries aéronautique, sidérurgique ou automobile. Cette politique a un coût important, puisque les dépenses atteignent 50% du PNB du pays en 1979. En proie à des difficultés budgétaires majeures, le Royaume-Uni est contraint d'accepter un plan d'aide du FMI. C'est dans ce contexte bien particulier que Margaret Thatcher fait son entrée en scène, au printemps 1979. Anticommuniste farouche et néo-libérale convaincue, Thatcher s'installe au 10 Downing Street. Un vent économique aux inspirations atlantistes souffle désormais sur le Royaume Uni. Très vite, la première ministre affiche son intention d'en finir avec le contre pouvoir syndical. Pour imposer la "révolution libérale" qu'elle appelle de ses vœux, la cheffe du gouvernement doit affronter les mineurs dans une lutte à mort. En 1974, alors ministre de l'éducation du gouvernement Heath, elle avait assisté à la chute politique de son mentor. Elle entend désormais prendre sa revanche et mettre les syndicats britanniques à genoux, en particulier le NUM. Dès 1981, elle confie un comité secret à Sir Robert Wade dont la mission consiste à s'assurer que le gouvernement serait capable de supporter une longue grève des mineurs. Afin de faire face à une pénurie, des stocks de charbons sont constitués à proximité des grandes centrales électriques. Des négociations secrètes s'engagent avec les entreprises privées de transporteurs routiers pour pallier une éventuelle grève de solidarité des cheminots. En cas de besoin, il suffirait d'activer ce plan d'action anti syndicat ultra-secret. En parallèle, Thatcher cherche à mobiliser contre les mineurs en utilisant toute la panoplie répressive de l’État. La cheffe du gouvernement fait par exemple voter des lois limitant les libertés d'actions syndicales (3) et le droit de grève. Les piquets de grève secondaires sont désormais interdits et la responsabilité financière des syndicats engagée en cas de non respect de la nouvelle législation. Cet arsenal législatif est taillé sur mesure pour rogner les marges de manœuvre des trade unions et, à terme, les briser.
A l'aube de la grande grève de 1984, les forces en présence se vouent une haine inextinguible.  Dans cette logique de guerre à mort, l'issue des futurs conflits sociaux ne peut que se solder par la victoire totale d'un des deux camps sur l'autre.  Pour Thatcher, l'affrontement relève d'une véritable guerres et le NUM est assimilé à un ennemi de l'intérieur. Le 19 juillet 1984, elle déclare au Daily Express: "Comme nous avons vaincu aux Falkland l'ennemi de l'extérieur, nous avons à battre l'ennemi de l'intérieur qui est beaucoup plus difficile mais aussi beaucoup plus dangereux pour les libertés."

Par Rob Bogaerts / Anefo [CC0]

* Mars 1984.
 Thatcher a nommé Ian MacGregor à la tête de l'organisme d’État en charge des mines de charbon, le National Coal Board. L'ancien patron du British Steel envisage une politique de réduction drastique des effectifs des charbonnages, avec la fermeture des puits non rentables des vieilles régions minières de l’Écosse, du Yorkshire ou du pays de Galles. Ce plan "de redressement", présenté au cours de l'hiver 1983-84, prévoit une baisse de la production de l'ordre de 25 millions de tonnes de charbon et une réduction de près de 60 000 mineurs sur un total de 202 000. Le 6 mars 1984, le National Coal Board annonce déjà la suppression de 20 000 emplois. Dans la foulée, la décision des charbonnages britanniques de fermer la mine de Cortwood met le feu aux poudres. Dès le lendemain de cette annonce, des grèves démarrent dans les principaux bassins miniers de Grande Bretagne, en particulier dans le Yorkshire et en Écosse. Selon la volonté de Scargill, les débrayages se font au niveau local et les piquets de grèves "volants" se déplacent de puits en puits afin de convaincre les récalcitrants. Il faut montrer le soutien massif derrière chaque piquet de grève afin d'inciter les mineurs attentistes ou hésitants à rejoindre le mouvement.
Le mouvement social procède de la bataille médiatique. Pour contrecarrer l'image de bolchévique mégalomane véhiculée par la presse, Scargill s'efforce de populariser la grève auprès des populations en insistant sur le fait que les mineurs ne cherchent pas à obtenir des privilèges, mais bien à préserver leur emploi et, par ricochet, l'emploi industriel britannique.
Au début indécis, de nombreux mineurs viennent grossir les rangs des grévistes. Une décision difficile car entrer dans le mouvement signifie être prêt à l'affrontement avec les "bobbies" (les policiers britanniques) et les jaunes, endurer les privations, enfin se confronter à un avenir incertain.
Dans son bras de fer, Scargill choisit de passer outre la constitution des mineurs qui imposait dans son  article 43 la tenue d'un vote national avant de déclencher une grève générale. Cette décision se révèle être une grave erreur tactique. Les non-grévistes ont dès lors les coudées franches pour ne pas se mettre en grève. Le non respect de la constitution empêche également tout soutien tactique apporté au mouvement par le parti travailliste.


Simon Speed [CC0], from Wikimedia Commons

Dans un premier temps cependant, la grève prend de l'ampleur. A la fin du mois d'avril 1984, 131 puits sur 174 sont à l'arrêt. Après deux semaines de grève, la pression demeure très forte. Les forces policières doivent escorter les non-grévistes jusqu'à leur lieu de travail, parfois même en fourgons blindés. A proximité des puits de mines, les affrontements entre grévistes, non grévistes et policiers se multiplient, entraînant un grand nombre de blessés; des centaines de manifestants sont arrêtés, puis traduits en justice. 
Le 18 juin, les heurts entre les grévistes et la police se concentrent sur le dépôt d'Orgreave, dans le sud du Yorkshire. Si officiellement le gouvernement n'intervient pas dans le conflit, officieusement, il envoie les policiers pour assurer l'accès aux mines des non grévistes.  Pour les mineurs, Orgreave est un lieu symbolique qu'il faut conserver à tout prix. Scargill y envoie plusieurs piquets de grèves. Dans le même temps, les unités de la police anti-émeutes déployées entourent le site. Aux jets de pierres des manifestants répondent les canons à eau des policiers. Partout, la police montée charge les grévistes qui ripostent en tranchant les jarrets des chevaux.  La situation dégénère. Des centaines de manifestants tentent d'empêcher des convois de charbon de décharger dans des aciéries de Scunthorpe.
La répression policière est violente. Des unités héliportées bloquent les véhicules des militants syndicaux avant leur arrivée sur les carreaux de mines. Les interpellations se multiplient, dont celle de Scargill en personne pour obstruction sur la voie publique. Plusieurs centaines de blessés sont à déplorer.
Le gouvernement, inflexible s'emploie à attiser les divisions entre grévistes et non-grévistes. 
Il s'agit de démoraliser l'adversaire, d'utiliser les médias afin de brocarder l'attitude "irresponsable" des grévistes présentés comme des fauteurs de troubles. Le charbonnage des mines fait savoir que le mouvement ne fera qu'accélérer le licenciement prévu de 20 000 mineurs. De son côté, Thatcher prend à parti l'opinion: "Vous avez vu les scènes à la télévision hier soir. Je dois vous dire qu'il s'agit là d'une tentative de substituer le règne de la canaille à celui du droit et cela ne sera pas toléré (...). Je rends hommage au courage de ceux qui sont allés travailler en traversant des piquets de grèves. On les appelle des jaunes, ce sont des lions."

BY Chris FPage  (cc BY 2.0)
Le pays est en ébullition. Pendant ce temps, les négociations entre les mineurs et la société nationale des charbonnages patinent. En dépit du coût exorbitant du conflit - estimé entre 2 et 4 milliards de livres sterling - Westminster joue la montre et parie sur l'épuisement des mineurs à la rentrée de septembre. Le pourrissement du conflit attise les tensions au sein des manifestants dont la situation économique devient critique. Alors que les aides sociales sont suspendues pour les grévistes, il devient impératif  d'organiser des collectes pour recueillir des fonds. Ainsi, au cours de l'été 1984, les défilés des femmes de mineurs rassemblent plusieurs milliers de personnes à Londres. 
Malgré les apparences, la situation diffère très fortement de celle de 1974. Le gouvernement dispose de stocks de charbon pour au moins 6 mois. En outre, les organisations de mineurs paraissent divisées entre elles. Le NUM n'arrive pas à obtenir le soutien des syndicats des autres branches industrielles. Lorsque les dockers se mettent finalement à leur tour en grève, Thatcher accède rapidement à leur revendication afin d'empêcher la constitution d'un large front de contestation.

Au début de l'automne 1984, alors que le mouvement piétine, le Sunday Time affirme que Scargill aurait reçu 150 000 £ du colonel Kadhafi pour financer son mouvement. Or la Libye est placée depuis six mois sur la liste noire du Foreign Office. Une semaine plus tard, le syndicat de mineurs britanniques reconnaît être entré en contact avec l'URSS pour obtenir des fonds. Cette immixtion étrangère aliène une grande partie de l'opinion publique britannique aux mineurs. Scargill apparaît décrédibiliser; son impopularité grandissante joue désormais contre les mineurs.
Dans le Yorkshire, 50 000 gueules noires s'opposent toujours aux fermetures. Malgré les privations, les tensions, les frictions avec la police, ils veulent aller jusqu'au bout.
Les grands médias s'accordent en général à présenter la grève comme une insurrection contre la démocratie menée par un démagogue. Dans le même temps, ils font leur gorge chaude des tensions et violences qui ne tardent pas à apparaître parmi les mineurs. Les journaux insistent sur les violences ou les pressions dont sont l'objet les non-grévistes et leurs familles. Thatcher souffle sur les braises. "La police est là pour faire respecter la loi, non pour soutenir le gouvernement. Il ne s'agit pas d'un conflit entre les mineurs et le gouvernement. C'est un conflit entre les mineurs entre eux...", déclare-t-elle le 9 avril 1984.

La lutte se situe aussi sur le terrain financier. L'arsenal anti-syndicat adopté par les conservateurs à la veille du mouvement vise à l'étranglement financier du syndicat. En novembre 1984, la séquestration des fonds du NUM par décision de justice (3) empêche ce dernier d'apporter l'aide pécuniaire indispensable aux grévistes. Les conditions de vie des mineurs, dont certains ont cessé le travail depuis 9 mois, deviennent particulièrement difficiles à l'approche de l'hiver. 
En solidarité, la CGT française organise plusieurs grands convois à destination du Royaume Uni. Au départ de Montreuil, ils envoient vêtements, jouets, produits hygiéniques à destination de Calais, avant de rejoindre le Ferry pour rejoindre Douvres. 
"150 000 mineurs avec leurs familles! En grève depuis 8 mois, on a jamais vu ça en Europe et, je crois, dans le monde. Personne n'a fait autant que les mineurs britanniques. C'est émouvant, ça mérite le respect et surtout, ils ont besoin d'être aidés parce qu'ils crèvent de faim. Voilà la vérité. Il ne faut pas qu'ils soient battus pour manque de solidarité. Leur lutte à eux, c'est aussi la nôtre. C'est ce que je vais leur dire tout à l'heure à Douvres. Je vais leur dire que c'est à nous de les remercier parce que, en luttant pour leur charbon, ils nous aident à lutter pour le nôtre", déclare Henri Krasucki. Le dirigeant syndical français remet alors un chèque de 700 000 francs à Arthur Scargill. A Liévin, pour Noël, des mineurs du nord de la France accueillent également une quarantaine d'enfants britanniques dans le cadre de l'action christmas CGT.
Si le soutien des familles, de la communauté, des syndicats européens retarde l'échéance de la sortie de grève, elle ne permet pas de faire plier le gouvernement.

* La grève se brise. 
Dans certains puits, on trouve des accords sur les salaires et la protection de l'emploi. La compagnie nationale des charbonnages offre une prime de Noël à tous ceux qui reprendront le travail avant le 25 décembre. Dans ces conditions, le nombre de grévistes baisse de manière significative, d'autant qu'avec le froid, sans argent pour acheter du charbon, les familles grelottent et ont faim. Au fil des semaines, la mobilisation s'essouffle. Jour après jour, les mineurs sont de plus en plus nombreux à reprendre le travail, démoralisés ou convaincus que dans ce conflit, aucune issue acceptable n'est envisageable. Au début de l'année 1985, les syndicats de mineurs se disent prêts à revenir à la table des négociations. Inflexible, Thatcher impose des conditions très dures à la réouverture des négociations. Lâché par le parti travailliste, isolé des autres syndicats de mineurs, Scargill ne peut plus compter que sur une dizaine de milliers de mineurs sur un total de 80 000. La grève prend fin le 3 mars 1985 après 358 jours de grèves, ce qui en fait le plus long conflit social de l'histoire. Les mineurs reprennent le travail sans avoir rien obtenu. Le coup est dur dans les houillères tant pour les travailleurs que pour les syndicats.

* "De quel côté est-tu?"
Dès le début du mouvement, les musiciens se manifestent pour chroniquer la souffrance des mineurs et de leur famille ainsi que pour apporter un véritable soutien moral, matériel et financier. (4) La grande grève des mineurs inspire également plusieurs titres aux chanteurs pop-rock britanniques. Citons parmi d'autres: Dire Straits: "Iron hand", Sting:"We work the black seam", Style Council:"A stone's throw away", Pulp "Last day of the miners strike", Evan McCole:"Daddy what did you do in the strike", The Enemy within:"Strike!".

Pour de nombreux musiciens, la grève des mineurs constitue une prise de conscience. Des activistes musiciens s'engagent alors pour la cause des mineurs. C'est le cas de Billy Bragg qui apporte un soutien sans failles aux mineurs tout au long du mouvement. A plusieurs reprises, Bragg organise des concerts de soutien afin de rassembler des fonds pour les mineurs.
Dans une interview accordé à Emmanuel Tellier des Inrockuptibles, le chanteur revient sur sa prise de conscience: "La politique a toujours été ma principale source d'inspiration. (...) J'ai besoin d'un cadre social fort, j'ai besoin de raconter des histoires qui sont situées dans leur époque, dans notre société. Ce genre d'écriture s'est imposée à moi de manière évidente : la grande grève des mineurs en Grande-Bretagne a débuté en 84, soit un an après mon premier album. J'étais chez moi, bossant sur des idées de chansons et d'un seul coup, j'ai senti que mon destin était là. Je n'ai pas hésité un instant : il était évident que ma place était aux côtés des travailleurs. Ma musique n'était plus qu'un prétexte. Il fallait qu'elle se mette à disposition des idées que nous défendions. C'est sur cette idée de mise à disposition, de réquisition de la musique au nom des idées, que nous avons bâti le Red Wedge. Je me fichais complètement de mon statut d'artiste, de mon image. Au moment des grèves de mineurs, il y avait quelque chose d'historique dans l'air (...). C'est là qu'il fallait que je sois, en première ligne. Ce n'était pas une question de choix tactique, c'était une évidence."[Les Inrocks: "Billy Bragg: une couleur rouge", 23/04/2017]
En 1985, Billy Bragg reprend à son compte tout en l'adaptant "Wich side are you?"(5), une titre puissant composé par Florence Reece à l'occasion de la grève des mineurs du Kentucky en 1931. La chanson revient sur le nécessaire engagement du travailleur auprès du syndicat, sur la confrontation inévitable avec le patron et ses complices: la police, les jaunes, le pouvoir politique et son  arsenal législatif antisyndical.

Conclusion:
La grève aura coûté chère. On parle de 30 milliards de livre sterling au cours d'aujourd'hui, soit plus de 35 milliards d'euros de perte. Sur le plan humain, le bilan de cet épisode est tout aussi dramatique avec une dizaine de morts dont 6 mineurs et plus de 20 000 personnes blessées lors d'affrontements entre grévistes et non grévistes ou avec la police. 
 La stratégie jusqu’au-boutiste de Thatcher pour mettre un terme à la grève des mineurs et au poids des syndicats au Royaume Uni était osée: promulguer un arsenal de lois antisyndicales, déployer sur le terrain un large contingent de forces de l'ordre et de soldats, puis laisser jouer la montre jusqu'à ce que l'adversaire perde patience et commette des fautes. La conséquence directe du conflit social est la décapitation du mouvement minier de son cadre syndical, partout dans l'île.
De manière plus générale, la grande grève des mineurs s'inscrit dans une décennie au cours de laquelle les rapports de force s'inversent, avec la défaite du monde du travail face à l'émergence du système néo-libéral. Dès lors, on assiste au recul des conquêtes sociales acquises au cours des décennies antérieures par le mouvement ouvrier. 



       
Wich side are you on?
This government has an idea / and Parliament made it law / It seems like illegal / to fight for the union any more 
Wich side are you on ,boys? / Wich side are you on? (x2) / We set out / To join the picket line / For together we cannot fail
We got stopped by police / at the county line / They said: "Go home boys or you're going to jail"

It's hard to explain to a crying child / Why her daddy / Can't go by / So the family suffer / But it hurts me more / To hear a scab say: / "Sod you Jack"

I'm bound to follow my conscience / And do whatever I can / But it'll take much more / Than the union law / to knock to fight out / or working man

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"De quel côté es-tu?"
Ce gouvernement a eu une idée / Et le Parlement en a fait une loi / Il semblerait qu'il soit illégal / De se battre pour un syndicat.

Refrain: De quel côté es-tu mon gars? / De quel côté es-tu? (x2) / On est partis rejoindre les grévistes / Parce qu'ensemble / rien ne peut nous arrêter /

 On s'est fait arrêter par les flics / qui nous ont dit: / "Rentrez chez vous ou c'est la taule."

Refrain 

Pas facile d'expliquer / à une gamine qui pleure / Pourquoi son père ne rentre pas / Alors les familles dégustent, / mais ça fait encore plus mal /  d'entendre un jaune dire: / "Faites chier les gars"
Refrain

Pas d'autre choix que / de suivre ma conscience /  et de faire ce que je peux / Il faudra plus qu'une / loi antisyndicale / pour empêcher les travailleurs de se rebeller
Notes:
1. notamment les électriciens, les dockers, les postiers.
2. une loi prévoit l'organisation du vote formel de tous les militants avant de lancer une grève nationale. Cette législation constitue indéniablement un frein à l'action des syndicats.
3. Sans doute encouragé en sous-main par les autorités, un groupe de non-grévistes entament une action contre la haute-cour du Yorkshire pour obtenir l'indemnisation de leur préjudice. Scargill est condamné à verser 1000 £ à titre personnel et le NUM 200 000£.
4Les concerts de soutien se multiplient à travers le pays, certains artistes n’hésitant pas à reverser les bénéfices de leurs disques aux grévistes. 
Les cinéastes suivent également le mouvement. La grève et les violences sociales induites inspireront de grands succès du cinéma populaire britannique: Which side are you on de Ken Loach, Les Virtusoses, Billy Elliot ou plus récemment Pride.
5. Lors d'une grève de mineurs, En 1931, Florence Reece (1900-1986) s'inspire d'une chanson traditionnelle anglaise intitulée "Jack Munro" pour composer "Wich side are you?". Sam Reece, son mari, mène alors la lutte aux côtés d'autres mineurs du Kentucky contre la police locale aux ordres des patrons. Cette guerre de Harlan County fait de nombreux morts.
 A propos de la naissance de cette chanson, Florence Reece se souvient: " Le Sheriff J.H. Blair et ses hommes sont venus à la maison à la recherche de Sam – c’est mon mari – qui était l’un des leaders du syndicat. J’étais seule à la maison avec nos sept enfants. Ils ont dévasté la maison, puis sont restés en regardant dehors, en attendant de descendre Sam quand il rentrerait. Mais il n’est pas rentré cette nuit. Ensuite, j’ai déchiré une feuille du calendrier du mur, et j’ai écrit les mots : « De quel côté êtes-vous ? » sur un vieil hymne baptiste [intitulé] « Couche doucement le lys ». Mes chansons s’adressent toujours aux déshérités, aux travailleurs. Je suis l’une d’entre eux, et je sens que je dois être avec eux. Il n’y a rien comme la neutralité. Tu dois être d’un côté ou de l’autre. Il y a des gens qui disent « je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis neutre », mais ça n’existe pas. Dans ta tête, tu es d’un côté ou de l’autre. Dans le comté de Harlan, il n’y avait pas de neutres. Si tu n’étais pas un nervi, tu étais un syndicaliste. Il le fallait. " [Source G]
En 1937, Alan Lomax enregistre la chanson pour le compte de la Bibliothèque du Congrès. Trois ans plus tard, Pete Seeger et les Almanac Singers enregistrent une version légèrement remaniée du titre.  

Sources:
Source A. Affaires sensibles: "La Dame de fer, le Roi Arthur et la grève des Mineurs". 
Source B. L'Atlas histoire du Monde diplomatique: "Et Margaret Thatcher brisa les syndicats". (pdf
Source C. Télérama: "Sur les traces de Margaret Thatcher (3): les mineurs du Yorkshire n'ont pas décoléré".
Source D. Le Monde diplomatique: "Wich side are you on?"
Source E. "Quand les mineurs sifflaient en travaillant (ou sans travailler)"
Source F. Les Inrocks: "Billy Bragg - une couleur rouge"
Source G. Pete Seeger: "Wich side are you on?"

Liens: 
- Courrier international, 1/6/2018: "Le chiffre du jour. Seulement 33 000 Britanniques ont fait grève en 2017."
 - Playlist d'Hugo Cassaveti: "rock anti-Thatcher".