vendredi 20 juin 2014

284. John Lee Hooker: "Motor city burning" (bis)

Lors de la "causerie au coin du feu" du 29 décembre 1940, Franklin Delano Roosevelt déclare vouloir faire des Etats-Unis "l'arsenal des démocraties". En toute logique, Detroit s'impose comme le principal centre de production militaire du pays. Ford excepté, dans les grandes firmes chargées d'honorer les commandes de l'Etat,  la discrimination à l'embauche reste alors de mise. Le syndicaliste Asa Philip Randolph décide de porter le fer contre la ségrégation qui sévit dans le domaine de l'emploi. Au printemps 1941, afin de mettre sous pression l'administration Roosevelt, le projet d'une marche de protestation sur Washington voit le jour. Dans The Black Worker, l'organe de presse syndicale du Brotherhood of Sleeping Car porters (1), Randolph déclare à l'attention du président: "Nous vous enjoignons de combattre pour obtenir des embauches dans la défense nationale. Nous vous enjoignons de lutter en faveur de l'intégration des Noirs dans les forces armées (...) de la nation. Nous vous enjoignons de manifester en faveur de l'abolition des lois Jim Crow dans tous les services du gouvernement et dans la défense."


Affiche pour un meeting animé par A. Philip Randolph.


Un début de panique s'empare des autorités. Randolph promet l'ajournement du projet à condition que la discrimination raciale dans les usines de guerre sous contrat avec l'Etat cesse. Acculé et sous pression, F.D. Roosevelt cède, une semaine seulement avant la date officielle de la mobilisation. Le 25 juin, le président déclare: "Il est du devoir des employeurs et des organisations syndicales  de veiller à la participation pleine et équitable  de tous les travailleurs dans l'industrie de la défense, sans discrimination de race, de couleur, de croyance ou d'origine." La signature de l'ordre exécutif 8802 (Fair Employment Act) permet enfin l'embauche  de plusieurs dizaines de milliers de Noirs dans les usines de guerre. Aussi sous la pression conjuguée de la nouvelle législation et des syndicats de l'automobile affiliés au CIO (Congress of Industrial Organizations), les firmes embauchent près de 50 000 travailleurs noirs.  De mars 1942 à novembre 1944, le pourcentage de Noirs employés dans les industries de guerre passe de 2,5 à 8%. Ils restent toutefois cantonnés à des tâches pénibles et mal rémunérées.


Mécontents de la promotion de 3 ouvriers noirs dans une usine Packard, 25 000 travailleurs blancs se mettent en grève en juin 1943. Un de ces "grévistes de la haine" explique ses motivations ainsi:"Je préfèrerais voir Hitler et Hirohito gagner la guerre plutôt que de travailler à côté d'un Nègre sur une chaîne de montage."


Or, ces embauches suscitent aussitôt de très vives tensions au sein des usines. Les nouveaux venus sont perçus par les ouvriers blancs comme une concurrence menaçante et déloyale. D'aucuns considèrent ces hommes comme des briseurs de grèves, des "jaunes", de vulgaires larbins  embauchés en échange de maigres salaires et contribuant de la sorte à la fragilisation des statuts.

Dans les usines, les ouvriers noirs restent toujours très minoritaires, ce qui n'empêchent par leurs collègues blancs de trouver leur présence dans les ateliers insupportable. « On a demandé aux syndicats de faire beaucoup de sacrifices pour la défense, [...] ils les ont faits de bon cœur, mais là c’est trop demander », affirme un représentant syndical  des machinistes d'Aeronautical Mechanics.
 En plus des raisons d'ordre économique, des considérations racistes expliquent ce rejet. Les nombreux ouvriers originaires du Sud, si attachés à l'étiquette Jim Crow, prétendent l'imposer dans les usines du Nord. 
C'est dans ce contexte explosif que l'embauche de trois ouvriers noirs par le fabricant de moteurs de bombardiers Packard met le feu aux poudres. En mars 1943, les 3000 ouvriers blancs de l'entreprise cessent le travail. 
De proche en proche, ce mouvement de grèves sauvages gagne les autres usines de Detroit. Les hate strikes ("grèves de la haine") paralysent les chaînes de montage des industries de guerre. Le ministère du travail dénombre pas moins de 101 955 journées de travail perdues de mars à juin 1943.

Hitler et Gobbels décorent et félicitent leur allié objectif: Jim Crow. (2)

 Le climat de tensions raciales exacerbées affecte particulièrement les "war boom towns" comme Detroit. Dans ces "arsenaux de la démocratie", l'appel à la main d’œuvre ouvrière de tout le pays provoque de profonds bouleversements sociaux, mal supportés par les gens du cru. Devant l'afflux massif de migrants noirs, les citadins blancs redoutent d'être marginalisés. Ils refusent en outre toute promotion sociale pour les Noirs, considérés comme des inférieurs. 
Les troubles n'affectent pas que les usines et concernent l'ensemble d'une ville en surchauffe.
Avec l'entrée en guerre, l'afflux massif de migrants venus du Sud (blancs et noirs) contribue au surpeuplement de certains quartiers. Le manque d'infrastructures, en particulier de logements, impose une très forte concurrence au sein de la ville. Les migrations intérieures suscitent un rejet grandissant de la part des citadins implantés de longue date. Hélène Harter rapporte ainsi les propos d'un habitant de Willow Run, non loin de Detroit: "avant que l’usine de bombardiers soit construite, tout était parfait ici. [...] Puis est venu avec cette usine un flot de racailles, la plupart originaires du Sud. On ne peut pas être sûr de ces gens-là ». Les nouveaux venus sont alors accusés de tous les maux. Ils seraient responsables pêle-mêle de la promiscuité des logements, de l'insalubrité,  de la pollution, de l'insécurité grandissante, mais aussi de la dévalorisation immobilière et foncière de quartiers jusque là cotés. Les nouveaux venus sont perçus comme des "péquenauds" indécrottables, sales, dangereux, inassimilables. Si ces reproches s'adressent à tous les migrants, ils visent tout particulièrement les Noirs aux conditions de vie pourtant sordides.


Contrôle de police en février 1942..

En février 1942, la construction d'un ensemble résidentiel (Sojourner Truth Homes) destiné à accueillir des travailleurs noirs embrase le quartier concerné et dégénère en affrontements avec la police. La pénurie de logements bon marché conduit les Afro-américains à chercher des logements hors des quartiers noirs.  Cette remise en cause potentielle de la stricte ségrégation raciale suscite aussitôt de vifs heurts.
Les pauvres, blancs et noirs se livrent alors à une terrible compétition pour les mêmes postes et les mêmes habitations bon marché. Et c'est dans ce contexte explosif qu'éclatent les premiers affrontements directs.








A Detroit, dans l'après-midi du dimanche 20 juin 1943, un accident de voiture sur le pont de Belle Isle Park dégénère. Dans une ville chauffée à blanc par les tensions raciales, ce banal incident charrie les rumeurs les plus folles. Pour les uns, un Noir a violé, puis tué une petite fille blanche, tandis que, dans l'autre camp, ce sont une jeune noire et son enfant qui ont été noyés par un groupe de marins blancs. Sous l'effet de la haine, ces racontars prennent vite consistance.
Les émeutes durent au total 30 heures.
Dans le ghetto de Paradise Valley, des bandes en colère prennent pour cible les commerces tenus par des Blancs. Au Sud de la ville, les passants noirs subissent les quolibets et les coups.


Au Sud de la ville, les passants noirs subissent les quolibets et les coups.

La situation devient si chaotique que les autorités en appellent aux troupes fédérales. Or, pour pacifier la ville, ces dernières utilisent la manière forte. 
L’enquête diligentée par le ministre de la Justice, quelques jours après les troubles, impute la mort de 17 émeutiers aux "forces de l'ordre". Cette répression reste toutefois très sélective car toutes les victimes sont noires. Pour les enquêteurs, les violences découlent directement des tensions raciales accumulées et non d'une intervention extérieure.
Au total, le bilan définitif des émeutes s'avère très lourd puisqu'on déplore 34 morts (dont 25 Noirs),  7500 blessés et 1000 de sans-abri. 


La situation devient si chaotique que les autorités en appellent aux troupes fédérales.


En dépit de leur gravité, les émeutes de Detroit tombent rapidement dans l'oubli. Plusieurs éléments expliquent ce phénomène. Dans le contexte de la guerre, un évènement chasse l'autre avec une grande rapidité. Surtout, la lutte contre l'Allemagne nazie au nom des valeurs démocratiques n'incite guère à faire de publicité à ces débordements de haine racistes. 
Pour éviter que de tels actes ne se reproduisent, des comités municipaux chargés des questions interraciales voient le jour. "Trois missions principales leur incombent : faire en sorte que tous les habitants de la ville bénéficient de l’égalité des chances quelle que soit leur « race », éviter les troubles interraciaux et intervenir au cas où ces tensions n’auraient pas pu être empêchées." (cf: Hélène Harter)

En 1943, lorsque les émeutes éclatent,  John Lee Hooker vient de quitter son Mississippi natal  pour tenter sa chance dans les bars et salles de spectacle de Hasting Street, la grande artère musicale du Detroit noir. Témoins impuissant, le bluesman est durablement marqué par ces journées chaotiques. Et lorsqu'il compose en 1967 Motor City is burning - un morceau consacré aux émeutes de 1967 ( déjà évoquées ici) - c'est avec, en tête, les souvenirs de 1943.





John Lee Hooker:"The Motor City is burning" (1968)
My own town burnin' down to the ground
Worse than Vet Nam
I just don't know what it's all about
Well, it started on 12 th and Clairmont this mornin'
I just don't know what it's all about
The fire wagon kept comin'
The snipers just wouldn't let'em pit it out (...)
An' soldiers was ev'rywhere

Ma propre ville calcinée jusqu'au sol
Pire que le Viet Nam
Je n'sais vraiment pas c'qui s'passe
Ouais, ça a commencé au coin de la 12ème rue et de Clairmont ce matin
je n'sais vraiment pas c'qui s'passe
Les camions d'pompiers qu'arrêtent pas d'débouler
Les snipers qui n'veulent pas les laisser s'activer (...)
Et y'a des soldats tout partout


Notes:
1. Le syndicat des porteurs Pullman.
2. Les "lois Jim Crow" imposent dans tout le Sud des Etats-Unis un régime de stricte ségrégation raciale.
3 Non loin du ghetto noir de Paradise Valley.


Sources: 
- Gerri Hirshey:"Nowhere to run", rivages rouges, 2013. Une lecture passionnante chroniquée ici.
- Pierre Evil:"Detroit Sampler", Ollendorff & Desseins, 2014.
- Pap Ndiaye:"Les Noirs américains. En marche pour l'égalité", Découvertes Gallimard, 2009. 
- Hélène Harter: "Les difficultés d'intégration de la communauté noire américaine pendant la seconde guerre mondiale."


Liens:
- Detroit dans l'histgeobox: Ford et la Ford Model T, les Big Three transforment la ville en Motor City, l'effort de guerre et les Rosies, les émeutes de 1967 #1 et #2 .
- Photos du magazine LIFE.
- 1943: A race riot there will be.
- Motor City is burning: symphonie pour une émeute. (Article 11)
- 1943 riots.
- Les émeutes de Detroit: 1863, 1943, 1967. (en anglais)
- The 1943 Detroit race riots.
- "Detroit in ruins."

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