jeudi 13 avril 2017

La chanson de Craonne

La chanson de Craonne est aujourd'hui le morceau le plus connu et le plus enregistré de tous ceux nés de la Grande Guerre. Grâce aux travaux des historiens, et en particulier Guy Marival, nous en savons désormais davantage sur la genèse de cette chanson. 
La Chanson de Craonne est une parodie (au sens propre une chanson reprenant la mélodie et la métrique d'un morceau célèbre) de la chanson Bonsoir M'amour, composée par Charles Adhémar Sablon. (1) Ci-dessus: Livret d'une partition à "dix sous" de Bonsoir M'amour. La vente de partition à "dix sous" assure la diffusion du morceau à des centaines de milliers d'exemplaires.

* une lente élaboration.
Nous devons le texte stabilisé de la Chanson qui s'impose après la guerre à Paul Vaillant-Couturier, qui le retranscrit en 1934 pour Commune, la revue des intellectuels communistes. L'écrivain note:"La Chanson de Craonne qui a de nombreuses variantes (chanson de Lorette, de Verdun, etc...) exprime cette sorte de «bolchevisme des tranchées» qui ne demandait qu'à être orienté pour devenir irrésistible." En 1919, la "Chanson de Lorette" estjà mentionnée dans La guerre des Soldats, un recueil de souvenirs écrit par Paul Vaillant-Couturier et Raymond Lefebvre. Dans une scène qu'il situe à l'hiver 1916, ce dernier mentionne la chanson qu'il qualifie de "complainte de la passivité triste des combattants" tout en déplorant les "mauvais vers" de "l'auteur illettré qui la composa sur ce funeste plateau de Lorette où il devait lui aussi laisser sa peau." La version présentée de la Chanson de Lorette ne comprend pas le refrain final de ce qu'on appellera la Chanson de Craonne. 
 Le texte de la Chanson de Lorette, puis de la Chanson de Craonne est le fruit d'une élaboration lente et de l'amalgame de plusieurs versions antérieures.
Les conditions de transmission de la chanson expliquent assurément la multiplicité des versions. Apprise par cœur, transmise oralement, elle se diffuse clandestinement et circule pendant plusieurs mois d'un secteur à l'autre du front. 
Les paroles de ce qui s'impose comme la chanson de Craonne "définitive" proviennent pour l'essentiel d'un texte antérieur, un morceau appris par cœur, transmis oralement et transformé par les combattants dès 1915. Son titre, Chanson de Lorette, se réfère aux violents combats qui ont lieu en Artois, autour de Notre-Dame de Lorette, au printemps 1915. Au gré des affections et des aléas du conflit, le texte initial de la chanson de Lorette se transforme. Le plateau mentionné dans le refrain se situe tantôt en Artois, tantôt en Champagne ou dans le secteur de Verdun. Ainsi, les paroles de la version ci-dessous se réfèrent à la défense du fort de Vaux (au nord-est de Verdun), attaqué par les Allemands à partir du 9 mars 1916.

"Quand on est au créneau, [ouverture dans le parapet de la tranchée]
ce n'est pas un fricot, [un passe-droit]
d'être à quatre mètres des Pruscaux. [les Prussiens]
En ce moment la pluie fait rage,
si l'on se montre c'est un carnage.
Tous nos officiers sont dans leurs abris
en train de faire des chichis.
Et ils s'en foutent pas mal si en avant d'eux
il y a de pauvres malheureux,
tous ces messieurs là encaissent le pognon
et nous pauvres troufions [fantassins]
nous n'avons que cinq ronds.

refrain
Adieu la vie, adieu l'amour / adieu toutes les femmes / c'est pas fini, c'est pour toujours / de cette guerre infâme / c'est à Verdun, au fort de Vaux / qu'on a risqué sa peau / nous étions tous condamnés, / nous étions sacrifiés."

Il faut attendre 1917 pour que le texte se stabilise comme le prouvent les lettres saisies au cours de l'année. Or il apparaît que certaines de ces versions sont antérieures aux mutineries et comportent bien le dernier couplet mentionnant les troufions qui vont se mettre en grève.
Guy Marival cite la lettre de Jules Duchesne, soldat au 114è régiment d'infanterie, qui mêle dans sa transcription des paroles de deux versions différentes du morceau. Il est ainsi question à la fois de Champagne et de Lorette, deux lieux distincts de plus de 200 kilomètres.

"jeudi 15 février 1917
Ma cher petite femme
[...] je te dirai que je tenvois la chanson des embusqué et tous se que jete prie sait de la conservait car sait la seul chanson qui me plai et elle est raielle du reste tu poura la profondire de toi même tu vaira que sai raielle et aussi tot reçu raicri moi mé pour que je sui sur que tu lait car sa mennuierai quel soi perdu, et dit moi si elle te plai. Je sais quelle ne te plaira pas, [...] sait la nouvel chanson du poillu des tranché. [...]
Jules Duchesne"
Lettre citée par Guy Marival dans son article (voir source).

Le texte transmis par Jules Duchesne s'avère assez proche de la version définitive de la chanson (en bas de page). A quelques différences minimes près, on retrouve le couplet sur les embusqués et le refrain antimilitariste. La lettre de Duchesne date du 15 février 1917, deux mois avant l'offensive Nivelle et plus de trois mois avant les mutineries. Cette chronologie ruine l'hypothèse qui voudrait que le troisième couplet ( sur les embusqués) ait été ajouté après la crise du printemps 1917. "Dès sa création, dès 1915-1916, La Chanson de Lorette est l'exutoire de la lassitude et d'une certaine révolte des combattants." (cf: G. Marival) Le ras-le-bol ne date donc pas seulement de l'offensive du Chemin des Dames.


Reproduction d'un fragment de lettre [1917) comprenant deux versions de la Chanson de Craonne (avec l'aimable autorisation du CRID 14-18).

La chanson de Craonne reste un document de l'oralité, multiple et malléable. La première mention d'une Chanson de Craonne en tant que telle a été identifiée dans  le carnet de guerre du soldat François Court. Sa transcription porte le titre "Chanson moderne des sacrifiés" et s'achève ainsi: "chanson cré[é] le 10 avril 1917 sur le plateau de Craonne". Le premier refrain mentionne Craonne (pour la première fois, en l'état des connaissances actuelles): "C'est à Craonne, sur le plateau / Qu'on y laissera sa peau". Cette mention explicite place donc l'élaboration de la Chanson de Craonne avant même le début de l'offensive du Chemin des Dames. Versé le 12 avril 1917 dans un détachement de renfort du 273è régiment d'infanterie en position, François Court participe à l'offensive du Chemin des Dames du 16 avril. Ce régiment était en place depuis le mois de février 1917. Quelques petites erreurs de transcription laissent penser que François Court n'est que le réceptacle d'une chanson qui circulait déjà. Cette version compte quatre couplets, un refrain et le refrain final "classique". Seul le second couplet diffère de la version qui s'impose à la fin de la guerre. "Nous voilà parti avec sac au dos / Nous pouvons dire adieu au repos / Car pour nous la vie est dure / C'est terrible je vous le jure / A Craonne là-haut l'on va nous descendre / Sans même pouvoir nous défendre / Car si nous avons de bons canons / Les boches répondent à leur façon. / Forcés, obligés de nous terrer / Attendant l'obus qui viendra nous tuer."

Le titre de la chanson continue néanmoins de fluctuer d'une missive à l'autre (trois lettres écrites par des soldats du 89è R. I et interceptées le 16 août 1917 par le contrôle postal de Noisy-le-Sec, évoquent tour à tour La vie aux tranchées, Sur le plateau de Lorette, Les sacrifiés de Craonne, sans faire mention d'une Chanson de Craonne.




* La Chanson de ... Craonne.  
Comment expliquer alors l'identification de la chanson à l'offensive du Chemin des Dames et au plateau de Craonne?
Comme le suggère André Loez (voir sources), les mutineries donnent une acuité supplémentaire au refrain final sur les grèves (attesté pourtant  depuis février 1917 comme nous l'avons vu). Elles ont peut-être conduit à associer ces paroles aux lieux de l'offensive ratée, ce qui expliquerait que le titre de "Chanson de Craonne" supplante les autres appellations du morceau aux lendemains du conflit.
C'est la version transcrite par P. Vaillant-Couturier en 1934 qui fut gravée sur disque en 1952 pour la première fois,  puis enregistrée par de nombreux interprètes depuis. Ce sont ces paroles ont été chantées à l'occasion du Centenaire.
 
*une évocation sensible du quotidien des poilus.
La chanson de Craonne est truffée de référence au quotidien des soldats. Le morceau s'ouvre sur un retour de permission "à reculons" ("quand au bout d'huit jours"). " Personne ne veut plus marcher", pourtant la résignation l'emporte encore et le soldat "s'en va là haut en baissant la tête". Le poilu est bien conscient qu'il est indispensable à la poursuite de la guerre et à la victoire. "Notre place est si utile / Que sans nous on prend la pile." Le refrain désespéré témoigne du sentiment des soldats, convaincus d'être sacrifiés pour une cause qui les dépasse. "C'est à Craonne, sur le plateau, qu'on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous condamnés, / C'est nous les sacrifiés." "Le deuxième couplet fait allusion à la relève tant attendue par les uns et redoutée par ceux qui montent en première ligne pour "chercher leurs tombes". Le monde de l'arrière, entraperçu lors des permissions, est ensuite évoqué. Les paroles fustigent les "embusqués", ces hommes qui échappent indûment au conflit, qui se pavanent sur les "boulevards". Au sordide quotidien des tranchées, le(s) auteur(s) opposent les réjouissances de l'arrière où les "gros font la foire". Les paroles accusent à dessein l'opposition entre civils ("civelots") et fantassins ("purotins"). Tandis que les premiers risquent leurs vies à tout moment, les autres semblent se la couler douce à l'arrière. Les riches, "ceux qu'ont le pognon, ceux là r'viendront", tandis que les soldats se sacrifient et s’entretuent dans une guerre stupide, "car c'est pour eux qu'on crève". L'idée est martelée avec force dans les deux derniers couplets. La chanson se termine sur une sorte de vision subversive. Le poilu menace de cesser les combats. Il évoque la grève, ce qui permet de souligner à quel point les poilus restent des citoyens comme le souligne la thèse qu'André Loez consacre aux mutins de 1917. "C'est fini, car les troufions vont tous se mettre en grève." Le poilu semble imaginer (rêver?) une inversion des rôles. "Messieurs les gros" seraient enfin envoyés en première ligne afin de tâter des réalités de "cette guerre infâme". "Ce sera votre tour, messieurs les gros / de monter sur le plateau / car si vous voulez faire la guerre / payez-là de votre peau."

La version transcrite par Vaillant-Couturier  fait référence aux combats d'avril 1917 au Chemin des Dames (Aisne). Cette grande offensive envisagée par le général Nivelle visait à rompre le front, à entraîner une percée décisive dans les lignes allemandes. Le "plateau" dont il est question est celui de Californie, en surplomb du village de Craonne. Des combats d'une violence inouïe s'y déroulent à partir du 16 avril et aboutissent à un fiasco. Les positions allemandes tiennent, alors que près de 40 000 soldats français meurent au cours de l'offensive, pour des gains territoriaux insignifiants. Un mois plus tard environ éclatent des refus collectifs d'obéissance. Ces "mutineries" affectent plus de la moitié des unités combattantes. Certains soldats usent du vocabulaire de la grève pour désigner dans leurs courriers ces refus de combattre. On comprend mieux, dans ces conditions, que les références géographiques de cette version de la chanson aient été identifié a posteriori aux mutineries du printemps 1917. Pourtant, selon André Loez, au cours des mutineries, les allusions à la chanson s'avèrent rares et "sa diffusion lors de l'événement reste (...) extrêmement limitée. [...] C'est (...) l'Internationale qui est la chanson prééminente dans le répertoire des mutins."
 Quoi qu'il en soit, voilà qui nous donne l'occasion de nous intéresser au phénomène.

* une relecture des mutineries de 1917.
L'historiographie traditionnelle de cette question faisait des mutineries un événement somme toute marginal, avant tout motivé par les offensives insensées de l'état-major, une simple grogne passagère en somme. Dans son livre pionnier ("Les Mutineries de 1917" en 1967), Guy Pedroncini ne considère pas les mutineries comme un "refus de se battre", mais "un refus d'une certaine manière de le faire." Aujourd'hui, cette thèse est remise en cause par l'ouvrage de référence d'André Loez: "14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins" 2010]. Certes, il y a des attaques futiles et des offensives très meurtrières (comme celle du chemin des Dames), mais elles existent en fait depuis 1914. Au cours des trois premières années du conflit, les soldats, plongés dans une guerre à laquelle ils ne peuvent se soustraire, immergés dans une société qui exalte le courage, ne peuvent pas refuser la guerre, tout au plus en espérer la fin.

 

* Mai 1917. Or, les événements de l'année 1917 modifient cette situation et apportent un espoir aux mutins. La tentative du Chemin des Dames, présentée par l'état-major comme l'offensive décisive, susceptible de percer le front, fait naître un immense espoir chez les soldats. Son échec n'en est que plus durement ressenti. Le contexte général est également bouleversé par:
- l'annonce du repli stratégique allemand afin de raccourcir les lignes en mars 1917, 
- la première révolution russe qui fait l'objet de reportage dans le Petit Parisien dès le 20 mai,
- les grèves parisiennes au cours du même mois, 
- l'attente de la conférence internationale socialiste sur la paix à Stockholm. 
- Enfin des rumeurs catastrophistes propagées par des soldats de retour de permission, à propos d'Annamites qui auraient tiré sur des femmes françaises, alimentent l'impression d'instabilité et offrent un contexte propice au refus de la guerre. 
Ce "faisceau d'événements" contribue à rendre une action collective possible alors que, jusque là la résignation paraissait la seule attitude cohérente. Il donne aux soldats le sentiment d'une possible "fin". C'est donc dans ce contexte très particulier qu'un mouvement collectif d'ampleur se déclenche dans l'armée française. La nomination de Pétain comme généralissime, cinq mois seulement après la prise de fonction de Nivelle, semble perçue par nombre de soldats comme un constat d'échec de la part d'une institution fragilisée.

Carte postale ancienne: "LES RUINES DE LA GRANDE GUERRE _ Chemin des Dames _ Ravin de la Sainte Berte et Vallée de l'Ailette. "

* Ces mutineries constituent un mouvement de refus de la guerre. 
Les mutineries surviennent en mai-juin 1917 et touchent deux tiers des unités d'infanterie de l'armée française (avec une apogée du 30 mai au 7 juin 1917). La désobéissance concerne avant tout l'arrière-front, où des soldats refusent de monter aux tranchées. Les pratiques protestataires des soldats s'avèrent très variées. Si les mutineries impliquent une action collective un tant soit peu organisée, les refus de la guerre passent aussi par de nombreuses manifestations individuelles, souvent furtives. Elles prennent la forme de désertions, de permissions prolongées...
Les actions collectives, meetings, manifestations, ne se distinguent guère des mouvements sociaux d'avant guerre. La thèse d'André Loez a mis en revanche en évidence une action collective jusque là ignorée. Les soldats les plus radicaux tentent à plusieurs reprises de rallier Paris afin de rencontrer les députés ou le gouvernement pour faire cesser la guerre. Pour certains soldats, ces mutineries sont l'occasion d'un "tapage" peu politisé, mais qui n'en exprime pas moins la volonté de voir finir la guerre. A cette occasion, les officiers sont pris à parti et parfois malmenés.
Certains combattants développent en revanche un discours pacifiste, voire défaitiste, et analysent cette crise en fonction de leurs idéologies respectives (pacifisme, socialisme révolutionnaire...).

* Combien de mutins ? Plusieurs dizaines de milliers d'hommes issus d'une centaine d'unités différentes refusent d'aller aux tranchées. Ce dénombrement s'avère difficile faute de mesures fiables. Là n'est pas l'essentiel et André Loez démontre que les mutineries constituent le noyau d'un "halo" d'indiscipline qui traverse l'armée française au printemps 1917. Si elles ne sont pas généralisées, elles n'en représentent pas moins un phénomène massif, qui concerne plus des deux tiers de l’armée. Certes, les mutineries n'impliquent qu'une minorité de soldats, car les conditions d'une armée en guerre rendent difficile et dangereuse la désobéissance. Ceci ne doit cependant pas aboutir à réduire la portée de cette désobéissance. 
 
* qui sont les mutins? La sociologie des mutins que dresse André Loez dans son ouvrage permet d'établir que les soldats qui participent aux actions collectives contre la guerre sont avant tout des fantassins, plutôt jeunes, plutôt urbains, et plus éduqués que la moyenne. On trouve ainsi une surreprésentation de professions au niveau de qualification élevé (commerçants, instituteurs, employés).
* Les revendications des mutins s'avèrent multiples. L'historien insiste sur le maintien du statut de "citoyen" des combattants. Les soldats restent par différents biais en contact avec la société englobante (correspondance, permissions...). En tant que militaires, ils aspirent à la cessation des combats, en tant que citoyens, ils refusent les inégalités sociales les plus manifestes. Les combattants attendent que l'institution militaire tiennent ses engagements en accordant les permissions promises et aussi que les règlements concernant ces permissions soient respectés. Les revendications des soldats relèvent ainsi à la fois du "matériel" et du "politique".

Pétain a beaucoup mis en scène sa propre image, comme lors de ses tournées aux armées où il se montre en train de discuter avec les soldats (ici en mai 1917).

*Démythification de Pétain. La thèse d'André Loez met à mal l’image traditionnelle de Pétain, en particulier son rôle dans la résolution de la crise. Il n'est pas le chef humain sachant ménager ses troupes et soucieux de leurs conditions de vie. En fait, Pétain mène une répression qui n’a rien de légère et réactive les pratiques judiciaires arbitraires des débuts de la guerre (c'est au cours de l'année 1914 qu'il y a le plus de fusillés). Les conseils de guerre spéciaux sont rétablis pour quelques semaines et aboutissent à l'exécution de 57 soldats, tandis que les peines de prison et de travaux forcés complètent la répression. Or c'est avant tout le pouvoir politique, et non Pétain, qui freine et encadre la répression. Painlevé raconte: "chaque soir, par courriers urgents, arrivaient à mon cabinet les funèbres dossiers des condamnations à mort dont aucune autorité militaire ne demandait la commutation."
Pétain n'est pas l'homme providentiel nommé pour faire cesser les mutineries. Painlevé le désigne généralissime le 15 mai alors même qu'il ignore encore tout des mutineries (jusqu’au 26 mai). Ces dernières se développent donc sous son commandement, bien après le limogeage de Nivelle.
Pétain serait en outre celui qui aurait arrêter les offensives inutiles. En réalité l’ampleur des mutineries conduit le général en chef à adopter une stratégie plus prudente et à ne plus mener de grandes attaques d’infanterie jusqu'à l'automne, faisant de l'année 1917 la moins sanglante du conflit. Pour André Loez, face à la révolte, Pétain "n'ordonne pas d'arrêt des offensives, prescrivant au contraire dans son premier ordre une usure "inlassable" de l'ennemi par des attaques en largeur. [...] c'est la généralisation de la désobéissance qui a rendu inenvisageable le maintien des offensives, non la clairvoyance ou la prévenance des chefs."
En accordant plus facilement les permissions tant désirées, Pétain ne fait qu’appliquer la loi. L'envoi de dizaine de milliers d'hommes en permission à partir du mois de juin relève en outre d'un évident souci tactique. L'état-major considère qu'il s'agit d'un bon moyen pour mettre un terme au mouvement, en dispersant les soldats mécontents.


Chapiteau du sculpteur art-déco Gaston Le Bourgeois (vers 1930) représentant un soldat sur le point d'être fusillé, dans la crypte de la cathédrale de Verdun. Un grand merci à Philippe Pommier, l'auteur de cette photographie.

* La résolution des mutineries. Au delà de la répression et des dispositions réglementaires prises par l'armée à compter du mois de juin, plusieurs événements contribuent à la rétractation des mutineries tels que le refus des passeports pour la conférence de Stockholm, le rejet de tout compromis de paix formulé par le président du conseil le 1er juin. La reprise en main progressive de l'institution militaire étouffe enfin la dynamique des mutineries en rendant improbable une issue rapide du conflit.
En outre, les conditions concrètes de la mutinerie ne sont guère favorables aux mutins. On se trouve dans un espace rural (10km en arrière du front dans des baraquements, des fermes isolées les unes des autres). Pour communiquer et se rencontrer les mutins doivent parcourir des distances non négligeables pour arriver à faire une manifestation. A l’arrivée, il est très difficile de faire prendre un mouvement comme celui là au sein d’une armée en guerre. Il a sans doute manqué aux mutins un relais politique et social. Le mouvement se désagrège ainsi rapidement. Rappelons, d'autre part, que tout au long de ces mutineries, la guerre se poursuit, inexorable. Pour André Loez, "c'est moins une remobilisation volontaire qu'un délitement ordinaire qui explique la résolution des mutineries."
Conclusion: La chanson de Craonne s'est progressivement imposée aux yeux de nos contemporains comme la chanson emblématique de la grande guerre. Elle jouit d'une aura particulière et des légendes tenaces continuent à courir sur son compte. D'aucuns affirment, alors qu'aucune source ne l'atteste, que les autorités militaires françaises auraient promis une forte récompense à quiconque dénoncerait l'auteur du morceau. Autre idée reçue, la Chanson aurait été interdite de diffusion sur les ondes jusqu'à une date récente. Or il n'en est rien!
Le morceau connaît aujourd’hui une nouvelle notoriété. De nombreux interprètes se sont essayés à ce morceau, notamment Marc Ogeret, les Amis d'ta femme (1998), Maxime Leforestier (2003), Sanseverino... Des films (l'adaptation d'un long dimanche de fiançailles par JP Jeunet), des téléfilms consacrés à la guerre de 14-18 utilisent la chanson.
Pour terminer, laissons la parole à un des personnages du roman "Pain de soldat" écrit par Henry Poulaille en 1937: "Quand bien même on crèverait tous, elle résisterait elle, puisqu'elle avait tour à tour chanté les plateaux de Lorette, ceux de Verdun, ceux de Craonne. C'est la chanson née du peuple de la guerre. Elle est sans chiqué, sans art, elle est un cri."

Notes: 
1. Chantée par le duo Karl Ditan / Emma Liebel, cette valse au refrain léger, dont les paroles sont écrites par René Le Peltier, remporte un très grand succès dans les cafés-concert en 1911.
"Bonsoir M'amour, bonsoir ma fleur / bonsoir toute mon âme / Ô toi qui tiens tout mon bonheur / dans ton regard de femme / de ta beauté, de ton amour / si ma route est fleurie / je veux te jurer, ma jolie / de t'aimer toujours."
La chanson populaire permet très facilement de plaquer sur un air à la mode des paroles de circonstance. En l'occurrence, le choix d'adapter ce titre par l'auteur (plus vraisemblablement les auteurs) anonyme de la Chanson de Craonne n'a sans doute rien de fortuit. D'une part, le succès de cette "scie" en assure une diffusion rapide et facile, d'autre part le contraste entre la douce insouciance amoureuse de la version originale et la réalité cruelle évoquée dans l'adaptation crée un malaise, susceptible de secouer l'auditeur qui connaîtrait l'original.

"Le général Nivelle niveleur"

La chanson de Craonne.
Ci-dessous le texte stabilisé qui s'impose au lendemain de la guerre par l'intermédiaire de Vaillant-Couturier. Aujourd'hui la version la plus connue.
Quand au bout d’huit jours, le repos terminé,
On va reprendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile.
Mais c’est bien fini, on en a assez,
Personn’ ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot
On dit adieu aux civelots.
Même sans tambour, même sans trompette,
On s’en va là haut en baissant la tête…

Refrain :
Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés,
C'est nous les sacrifiés !

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l’espérance
Que ce soir viendra la r'lève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain, dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu’un qui s’avance,
C’est un officier de chasseurs à pied,
Qui vient pour nous remplacer.
Doucement dans l’ombre, sous la pluie qui tombe,
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes… (au refrain)

C’est malheureux d’voir sur les grands boul’vards
Tous ces gros qui font leur foire ;
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous c’est pas la mêm’ chose.
Au lieu de s’cacher, tous ces embusqués,
F’raient mieux d’monter aux tranchées
Pour défendr’ leurs biens, car nous n’avons rien,
Nous autr’s, les pauvr’s purotins.
Tous les camarades sont enterrés là,
Pour défendr’ les biens de ces messieurs-là. (au refrain)

Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les troufions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l’plateau,
Car si vous voulez faire la guerre,
Payez-la de votre peau !

Un très grand merci à André Loez.

Sources:
- une remarquable mise au point de Guy Marival dans l'ouvrage dirigé par Nicolas Offenstadt, Le Chemin des Dames, de l'événement à la mémoire, Stock, 2004 (p. 350-359).
- André Loez: "14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins", Gallimard, 2010 (p. 310-315). L'auteur nous livre une nouvelle histoire des mutineries de 1917. La rigueur et la clarté du propos rendent sa démonstration particulièrement convaincante.
- Guy Marival:"Les chansons de Craonne", in La lettre du Chemin des Dames", numéro spécial centenaire, avril 2017.
- Antoine Destemberg et Jean-Daniel Destemberg: "La chanson de Craonne chantée avant même l'assaut du 16 avril?" dans La lettre du Chemin des Dames n° 18, printemps 2010 (téléchargeable au format PDF ici).
- Damien Becquart: "La chanson de Craonne en lettre des tranchées" dans La lettre du Chemin des Dames n°19, été 2010 (téléchargeable au format PDF ici).
- L'article du CRID 14-18 consacré à cette chanson.
- L'émission "Bibliothèque Médicis" (Public Sénat) du 19 mars 2010.
- "1917 La chanson de Craonne. Le cri des mutins" dans Bertrand Dicale: "Ces chansons qui font l'histoire", Textuel, Paris, 2010.
- Sur le site Autour du Chemin des Dames, "la chanson de Craonne d'hier à aujourd'hui."
- une version libre de droit au format mp3 trouvée sur le CRID14-18 (enregistrement par la classe de CM2 de l'école Madame de Sévigné de Dieppe durant l'année scolaire 2008-2009, en cours de musique avec Régis Delcroix, musicien intervenant en milieu scolaire.)

5 commentaires:

Entre les Oreilles a dit…

Chantée également par Dominique Grange dans un recueil écrit aussi avec Tardi:
https://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=fr&id=53705

DES LENDEMAINS QUI SAIGNENT
Recueil de chansons interprétées par Dominique Grange
Illustrations de Tardi
Dossier historique de Jean-Pierre Verney
Éditions : Casterman
Date de parution : octobre 2009

lnk a dit…

Je l'ai entendue pour la première fois en 1972 au théâtre dans la pièce "Ah Dieu! Que la guerre est jolie!" Un spectacle très marquant.
À l'epoque on racontait effectivement beaucoup que le chanson avait été interdite jusque là.

blottière a dit…

Merci Dror pour ces références et pour le dernier cours sur les chansons dangereuses:
http://entrelesoreilles.blogspot.fr/2017/04/elo274-chansons-dangereuses.html

J.

blottière a dit…

Merci lnk pour ce témoignage.

Anonyme a dit…

Un juste et terrifiant contrepoint à la lecture de La Grande Guerre des Classes de Pauwels...