La lutte des FTP-MOI, l'affiche rouge et la panthéonisation des époux Manouchian. De l'histoire au mythe.
La
Main-d'œuvre étrangère, puis Main d'œuvre immigrée (MOI) à patir de 1932, est une des
structures créées par le PCF en 1926, pour organiser par groupes de
langues les ouvriers immigrés, appelés en nombre pour la reconstruction
de la France de l'entre-deux-guerres. On y compte des groupes italiens,
espagnols, polonais, tchèques, russes, yiddish, arméniens. Chaque
groupe se dote de publications en langues maternelles, mais aussi
d'associations culturelles, sportives ou de jeunesse. La MOI s'impose
donc comme un instrument d'intégration sociale essentielle pour de
nombreux travailleurs d'origine étrangère. Suivons l'un d'entre eux...
Missak Manouchiannaît en 1906 à Adyaman, dans le sud de la Turquie ottomane, est un rescapé du génocide des Arméniens perpétré par le gouvernement jeune turc, à partir de 1915. Ses parents massacrés, le jeune garçon est recueilli avec son frère dans un orphelinat en Syrie, dans une zone placée sous protectorat français. C'est ainsi qu'il débarque à Marseille en 1924. Après un bref séjour dans la cité phocéenne, Manouchian travaille comme ouvrier tourneur aux usines Citroën.Au début des années 1930, la crise économique frappe durement et le jeune homme perd son emploi. Il fréquente les "universités ouvrières" développées par la CGT. Avec un camarade,il fonde la revue littéraire Tchank ("l'Effort") et écrit des poèmes. En 1934, il adhère au PCF et intègre le groupe communiste arménien rattaché à la MOI. Il y rencontre Mélinée Assadourian, une jeune militante communiste de Belleville.
Unknown photographer, Public domain, via Wikimedia Commons. En 1939, Missak Manouchian demande à être mobilisé dans l'armée française. Cliché pris en 1940 lors d'une permission.
La signature du pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939, provoque la stupeur des militants. Manouchian s'engage dans les rangs de l'armée française, peu après l'entrée en guerre, comme 100 000 autres étrangers.Après le traumatisme de la débâcle et l'armistice, puis l'invasion de l'URSS, de nombreux étrangers présents sur le sol français s'engagent dans la Résistance. Cette participation fut longtemps minorée, alors même que ces individus étaient plutôt surreprésentés dans "l'armée des ombres". (1) Qu'il s'agisse d'anciens des Brigades internationales (Joseph Boczor, Joseph Epstein, Celestino Alfonso, Szlama Grzywacz, Jonas Geduldig, Stanislas Kubacki), d'exilés antinazis allemands et autrichiens, d'Italiens antifascistes, de réfugiés républicains espagnols, de juifs fuyant les persécutions antisémites, l'engagement actif des étrangers et immigrés dans la Résistance doit être réévalué.
Pour beaucoup, la lutte armée s'impose comme une nécessité, autant qu'un choix, et prolonge les combats entamés avant guerre au sein des Brigades internationales ou pendant la Bataille de de France. On compte parmi ces résistants de nombreux juifs, étrangers mais aussi français, rapidement convaincus de la nécessité de la lutte contre un régime antisémite qui épaule avec zèle l'Occupant dans sa politique de persécution. Il en va de même pour les Arméniens, hantés par le souvenir du génocide perpétré par les autorités ottomanes au cours de la grande guerre.
Les résistants s'organisent au sein de formations propres, à l'instar des Polonais du Nord de la
France (POWN : l'Organisation polonaise de lutte pour l'indépendance )
ou des Espagnols dans le Sud Ouest (l'Union Nationale Espagnole),
parfois aussi au sein d'organisations résistantes françaises, en particulier les Francs-tireurs et partisans de la Main-d'Oeuvre Immigrée
(FTP-MOI), communistes.(2)
L'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie, le 22 juin 1941, marque l'entrée officielle en résistance du PCF. Dans la bouche de Staline, la guerre cesse d'être "impérialiste", pour
devenir "antifasciste et patriotique". Jacques Duclos, à la tête du PCF, est sommé d'engager la lutte
armée. En réponse aux premiers attentats contre des militaires allemands, les forces d'occupation lancent des vagues d'arrestations. Au début de l'année 1942, afin de riposter aux exécutions d'otages, le PCF se dote d'une organisation structurée et élargie. Les Bataillons de la jeunesse et de l'Organisation spéciale fusionnent pour former les Francs Tireurs et Partisans (FTP). Placés sous la direction de Charles Tillon, ils unifient les différents groupes d’action initiés par le parti. En région parisienne, Joseph Epstein dirige l'ensemble des FTP.
En avril 1942, la MOI, qui avait été dissoute durant la drôle de guerre, puis reconstituée dans la clandestinité, intègre les FTP. Si certains membres possèdent l'expérience de la lutte armée - en tant qu'anciens volontaires des brigades internationales ou parce qu'ils ont eu à subir les persécutions des régimes autoritaires et antisémites -
la plupart, très jeunes, n'en ont aucune. Les motivations sont diverses. L'instauration du Service du Travail Obligatoire (STO), le 21 février 1943, précipite certains jeunes Français
dans la clandestinité et la lutte armée. C'est le cas de Rino Della Negra, footballeur vedette du Red Star, de Roger Rouxel, de Robert Witchitz et de Georges Cloarec. Réfractaires au STO, ils
participent à plusieurs attaques ou commandos de harcèlement des nazis et
des collaborationnistes. Marcel Rajman a assisté à l'arrestation de son père, lors d'une rafle en août 1941. Dès lors, il voue une haine inextinguible aux
Allemands. Moska Fingercwajg, Léon Goldberg, Wolf Wajsbrot, assistent également, impuissants, à l'arrestation de leurs proches, lors de rafles. Révulsé par l'antisémitisme ambiant, Thomas Elek, né dans une famille juive non pratiquante de Budapest, imprégnée de communisme, n'a que 18 ans quand il intègre le FTP-MOI. Les Italiens Spartaco Fontanot, Antoine Salvadori, Cesare Luccarini, communistes et antifascistes, qui redoutent d'être mobilisés en Italie, viennent à leur tour grossir les rangs de la Résistance. Tous décident de se lancer dans la lutte armée, bien conscients des risques encourus.
Boris
Holban, alias "Olivier", devient le chef militaire des FTP-MOI de Paris
jusqu'à son remplacement par Manouchian en juillet 1943.
La
direction militaire FTP-MOI est placée sous les ordres de Boris Holban, un partisan des
attaques foudroyantes, impliquant un minimum de combattants (3 au
maximum). Il
met en place différentes unités de combats, structurées en quatre
détachements, reflétant l'organisation de la MOI par groupe de langues.
Le 1er
comprend Arméniens, Bulgares, Roumains et de nombreux juifs non
yiddishophones, le 2ème les juif polonais, le 3ème les Italiens. Le
4ème, celui des "dérailleurs", rassemble des militants d'origines très
diverses. Enfin, une équipe spéciale, composée de
5 à 6 personnes (3) mène les actions les plus
spectaculaires.
Les
femmes
agissent comme agents de liaison, à l'instar de Mélinée Manouchian ou
d'Olga Bancic. Cristina Boïco dirige le service de renseignements.
Avec la bataille de Stalingrad, la guerre semble basculer et la résistance passe à
l'offensive. Les FTP-MOI s'enhardissent et se livrent à une véritable guérilla urbaine. A l'été 1943, les actions prennent une ampleur nouvelle avec la recrudescence des sabotages, déraillements et exécutions. En
août, en région parisienne, la FTP-MOI ne rassemble qu'une soixantaine
d'individus. Cet effectif modeste n'empêche pas de mener des actions d'éclats, dont la plus spectaculaire reste sans doute
l'exécution, le 28 septembre 1943, du général SS Julius Ritter, responsable du STO en France. (4) Les troupes
d'occupation évoluent désormais dans un climat de tension permanente, les attaques contribuant en outre à mobiliser l'opinion contre l'occupant.
Pour contrer la montée en puissance des FTP-MOI, la Gestapo et la police française engagent de conserve la traque des "terroristes". La
collaboration entre nazis et policiers français est totale, comme
l'atteste la signature d'un accord, le 8 août 1942, entre René Bousquet,
secrétaire général de la Police française, et Karl Oberg, chef supérieur
de la SS et de la police allemande en France. Ainsi la BS2, brigade
spéciale de la préfecture de police de Paris, se spécialise dans la
chasse aux FTP-MOI, grâce à un système de filature très élaboré. Après
l'identification des personnes suivies, les policiers doivent les
"loger", c'est-à-dire repérer leurs planques. Après l'arrestation des
partisans, les interrogatoires doivent fournir des
renseignements sur les membres de l'organisation clandestine et son
fonctionnement. Grâce aux renseignements arrachés sous la torture, les policiers cherchent à établir un schéma des contacts, permettant d'orienter la surveillance
et d'étendre le champ de la filature.
Henri
Krasucki lors de son arrestation en mars 1943. Militant à la CGTU, il
poursuit son action pendant le conflit et dirige l'organisation des
jeunes de la section juive de la MOI. Arrêté en mars 1943, il est
déporté à Auschwitz et Buchenwald. En 1982, il accède à la tête de la
CGT.
La BS2 lance trois grandes vagues d'arrestations au cours de l'année 1943. La première débute en janvier et vise l'organisation politique de la jeunesse juive qui compte alors près de deux cents membres en région parisienne. (5) La deuxième filature court du 22 avril à la fin juin et conduit à 71 arrestations, notamment des combattants du 2e détachement "juif" de la FTP-MOI. Ces derniers sont remis aux Allemands. Mayer List, chef militaire du détachement est condamné à mort et fusillé le 2 octobre.
La
situation des rescapés des deux premières filatures devient vite
intenable, tant les BS2 traquent leurs faits et gestes. Conscient que la
capitale est devenue une souricière, Boris Holban demande à la direction du PCF à
transférer le groupe en province, le temps de "couper les filatures". Henri Rol-Tanguy, responsable des FTP en région parisienne,
lui demande, au contraire, d'intensifier l'action militaire. Soucieux de la vie de
ses hommes, Holban refuse de prendre des risques inconsidérés. Il
est donc remplacé en tant que commissaire militaire par Missak Manouchian en août 1943.
La BS 2 poursuit sa traque et frappe un grand coup avec la capture de Joseph Davidovitch, le 26 octobre 1943. (6) Alors que ses tortionnaires menacent de torturer sa femme, le commissaire politique de la FTP-MOI en région parisienne, passe à table. Ses révélations permettent aux policiers de compléter l'organigramme
de l'organisation de résistance et d'apprendre que Manouchian rencontre
tous les mardis son supérieur hiérarchique, Joseph Epstein. Les deux
hommes sont arrêtés le 16 novembre 1943 à Evry-Petit-Bourg.
68 personnes au
total sont appréhendées entre la fin octobre et la mi-novembre. C'est
l'ensemble du réseau FTP-MOI de région parisienne qui est démantelé. Les
interrogatoires ont lieu dans les locaux des Brigades spéciales de la préfecture de
police. Les tortures s'enchaînent: nerfs de boeuf, coups de poing. Les
individus arrêtés sont remis par les policiers français aux autorités
d'occupation, qui décident de déporter 45 d'entre eux, et d'organiser un
procès pour les 23 personnes restantes. Ces derniers
sont incarcérés à la prison de Fresnes, de novembre 1943 à février 1944, dans
l'attente de leur jugement.
A l'heure où l'issue du conflit leur
semble de moins en moins favorable, les services de propagande
allemande souhaitent organiser un procès à grand spectacle. Les nazis veulent reprendre l'offensive contre les résistants, assimilés à
des criminels étrangers, à la solde des ennemis de la France. Il se déroule du 15 au 19 février 1944, dans
les murs de l'hôtel Continental, devant une cour martiale allemande. Les accusés, qui comparaissent sans défense et sans possibilité de faire appel, sont condamnés à mort. Le
matin même de leur exécution, le 21 février 1944, plusieurs d'entre eux écrivent une
dernière lettre à leurs proches, puis sont fusillés au Mont Valérien. Conformément au manuel du droit criminel de la Wehrmacht qui interdit de fusiller les femmes, Olga Bancic est transférée en Allemagne, avant d'être décapitée à la prison de Stuttgart, le 10 mai 1944.
Les
forces d'occupation placardent l’affiche, de grand format (120 x 80
cm), sur les murs des villes françaises. Éditée à près de 15 000
exemplaires, elle coûte très cher à réaliser compte tenu de l'insertion
des photos.
Si les
débats se déroulent à huis clos, l'occupant et l'Etat français
mobilisent tous les médias afin de donner l'écho le plus large possible à
ce simulacre de justice. Presse écrite, radio, actualités
cinématographiques couvrent les à-côtés du procès. Dans ce cadre, le Centre d'études antibolcheviques, paravent de la Propaganda Abteilung, édite une affiche. Placardée sur les murs des villes de France au lendemain de l'exécution des membres du groupe Manouchian, elle donne à voir les boucs émissaires traditionnels de Vichy et de l'Occupant: "les "Juifs", les "étrangers" et les "communistes". De grand format, cette affiche est conçue selon une mise en page agressive qui veut faire peur et souligne l’aspect criminel des résistants arrêtés. La couleur dominante est le rouge, celle du sang et du communisme. L'affiche se conçoit comme une démonstration et se lit de haut en bas. Au sommet du document, deux mots, écrits en lettres d'imprimerie blanches, prennent à partie le spectateur :"Des libérateurs?" Au-dessous, dix portraits photographiques, insérés dans des médaillons, donnent à voir 10 des 23 condamnés à mort. Sous
chaque portrait se trouve le nom de famille, l'origine, la religion pour
les seuls juifs et/ou l'appartenance politique, s’il s’agit d’un
communiste, enfin un nombre fantaisiste d’ « attentats » attribué à chacun d'entre eux. Les visages s'insèrent dans un large triangle, qui forme une flèche pointant les atrocités imputées à ces hommes : un corps criblé de balles, des trains déraillés, un arsenal clandestin... Enfin, dans la partie inférieure de l'affiche, les propagandistes placent la réponse à leur interrogation initiale: « la Libération! Par l’armée du crime ». Le message est limpide: étrangers, juifs et communistes se livrent, en France, à des activités criminelles, en prétendant agir pour la libération du pays. Il s’agit de démontrer que les résistants sont des terroristes et des assassins. Le propos est tout entier centré sur la dénonciation du "complot de l'anti-France".Plutôt que la caricature
ou le dessin traditionnellement utilisés, c'est ici la photographie qui sert à stigmatiser l'adversaire. Les portraits ont été réalisés alors que les résistants étaient détenus à Fresnes, après avoir subi des tortures atroces, ce qui explique la mine patibulaire de la plupart d'entre eux. Enfin, les concepteurs de l'affiche détournent les symboles (le V de la
victoire) et la rhétorique ("libérateurs", "libération") chers à la
Résistance, pour mieux la discréditer.
En complément de l'affiche, les services de propagande éditent également une brochure et un tract, au verso duquel figure un texte violemment xénophobe et antisémite: " Voici la Preuve. Si des Français pillent volent, sabotent et tuent... Ce sont toujours des étrangers qui les commandent. Ce sont toujours des chômeurs et des criminels professionnels qui exécutent. Ce sont toujours des Juifs qui les inspirent. C'EST L'ARMÉE DU CRIME CONTRE LA FRANCE." Là encore, il s'agit de manipuler l'opinion, en jouant sur la peur, en laissant croire aux Français que les soi-disant « résistants » sont, en fait, tous des étrangers à la solde des ennemis de la France (l'URSS notamment). La dimension particulièrement antisémite de cette propagande doit être relevée, comme le prouve le choix de mettre 7 "inspirateurs juifs" sur les 10 résistants retenus sur l'affiche, «alors qu'ils n'étaient "que 12 sur les 23 condamnés à mort.» (source B p 15)
Marcel Rajman.
Il
reste très difficile de connaître l'impact véritable de cette affiche
sur l'opinion publique française. Mais, en permettant de mettre un visage
sur des membres de "l'armée des ombres", elle contribue à les faire connaître et, bien involontairement, à les humaniser. En mars 1944, Les Lettres françaises, une des publications clandestines du PCF, prêtent cette réaction à une femme devant l'affiche: "ils ne sont pas parvenus à leur faire de sales gueules." Simone de Beauvoir se souvient dans ses Mémoires que, "malgré la grossièreté des clichés, tous les visages qu'ont proposait à notre haine étaient émouvants et beaux."Dans ses souvenirs intitulés La Belle Age (1984), Lionel Rochman,
ancien résistant juif communiste à Guéret, évoque un sentiment de honte : "Se fussent-ils appelés
Martin ou Durand, j'aurais communié dans leur mort et dans leur
martyre. Mais ils s'appelaient Grzywacz et Wajsbrot et Fingercweig et
c'était imprononçable. Oui les propagandistes firent bien leur besogne
en imprimant l'Affiche rouge. Oui, après des années de martèlement
antijuif, même les résistants se devaient d'être de bons Français de
souche, bien de chez nous. […] Le pieux mensonge d'une France communiant
secrètement dans la douleur au moment où fut apposée l'Affiche rouge,
mensonge entretenu par notre "bonne conscience nationale", a trop
longtemps masqué que la propagande (on dirait aujourd'hui la
désinformation) a le pouvoir de créer de toutes pièces une vérité
seconde qui peu à peu supplante la vérité tout court".
"J'en suis sûr que le peuple français
et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire
dignement", écrivait Missak Manouchian à sa femme dans sa dernière lettre. (7) Après
l'exécution, les fusillés furent inhumés au cimetière parisien d'Ivry. Familles et associations
d'anciens résistants entretinrent la mémoire de ces hommes et de leurs
luttes, à partir de 1945. En raison du très lourd tribut payé par la résistance communiste, le parti se targue à la Libération d'être celui "des 75000 fusillés". En accord avec les gaullistes, ils contribuent à forger le mythe résitantialiste, exagérant le poids véritable des résistants dans la France occupée. Le PCF exalte également le patriotisme, dont ont fait preuve les "combattants de l'ombre. Dans ce contexte, le rôle des étrangers dans la lutte clandestine des communistes est tu, ou en tout cas minimisé. Il faut d'ailleurs attendre 1978 pour qu'un buste de Manouchian, portant le nom des fusillés du 21 février 1944, ne soit inauguré au cimetière d'Ivry. (8)
Ce sont finalement les poètes proches du parti communiste, Paul Eluard et Aragon, qui, les premiers, rendirent hommage aux fusillés du Mont Valérien. Avant d'être emporté par une crise cardiaque, en 1952, le premier écritLégion. Il y insiste sur l'extranéité de victimes prêtes à mourir pour leurs idées. "Ces
étrangers d'ici qui choisirent le feu / Leurs portraits sur les murs
sont vivants pour toujours / Un soleil de mémoire éclaire leur beauté /
Ils ont tué pour vivre ils ont crié vengeance." En 1955, à l'occasion de l'inauguration d'une rue de Paris (XXème) portant le nom du « Groupe Manouchian », Louis Aragon rédige un poème en hommage aux résistants de « l'affiche rouge » : Strophes pour se souvenir. Inspiré de la dernière lettre écrite par Missak Manouchian à sa femme Mélinée, le poème est publié dans Le roman inachevé en 1956. Il a ici une fonction mémorielle, cherchant à rappeler le sacrifice de héros à ne pas oublier. La propagande de Vichy cherchait à faire de ces résistants des terroristes. Au contraire Aragon insiste sur l'héroïsme d'hommes qui n'avaient pourtant réclamé ni "la gloire ni les larmes". En utilisant la "lettre à Mélinée", le poète joue sur l'émotion et contribue à redonner vie au résistant, qui meurt "sans haine (...) pour le peuple allemand". Sans esprit de vengeance, "la justice viendra sur nos pas triomphants". Les images de noirceur et de mort laissent place à l'espoir, "un grand soleil d'hiver" balaie "la couleur uniforme du givre". La deuxième strophe dénonce les procédés grossiers de la propagande, qui met au pilori les 23, jouant sur la peur ("L'affiche qui semblait une tache de sang"), alimentant la xénophobie à l'encontre d'individus aux noms "imprononçables" ("Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles") et à l'aspect rebutant ("Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants"). Après avoir emprunté les mots de Missak à Mélinée, Aragon déconstruit le discours xénophobe des nazis dans les derniers vers du poème."Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant / Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir / Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant."
En 1959, Léo Ferré met le poème en musique sous le titre de "l'affiche rouge" dont il livre une interprétation poignante. Il
remporte alors un grand succès, contribuant à rappeler le rôle
crucial des étrangers et des communistes dans la Résistance. Plus que les livres d'histoire, la poésie et la chanson contribuèrent à ancrer les hommes de l'affiche rouge dans la mémoire collective.
Les
commémorations, les créations artistiques inspirées par le drame,
participent à l'élaboration du mythe de "l'affiche rouge". Ferré contribue à lui donner son nom, en accolant
la couleur au document de la propagande allemande. De même, l'appellation de
"groupe Manouchian" est forgé lors de l'inauguration de la rue parisienne, alors même que ce "groupe" n'a jamais existé. De même, Aragon choisit de célébrer l'esprit universaliste de la résistance, sans mentionner l'engagement communiste des fusillés, ni le rôle de l'antisémitisme dans leur traque.
L'histoire des FTP-MOI ne commence véritablement à être écrite que dans les années 1980, en réponse à la sortie "des terroristes à la retraite". Dans ce film polémique de 1985, les survivants accusaient le PCF d'avoir "lâché" les combattants de l'affiche rouge. En 1986, Annette Wievorka retrace l'histoire des FTP-Moi dans "Ils étaient juifs, résistants, communistes". Trois ans plus tard, "Le sang de l'étranger" de Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, contribue à rappeler le rôle essentiel joué par les étrangers dans la Résistance.
C° : Au fil du temps, l'affiche
rouge, xénophobe, antisémite et anticommuniste, s'impose comme l'image
iconique de la propagande nazie. Or, paradoxalement, elle devient
également la preuve de la place éminente prise par
des étrangers dans la Résistance, contribuant, par ricochet, à la
glorification d'individus que les concepteurs de l'affiche cherchaient à
stigmatiser.
80 ans après l'exécution des hommes de l'affiche rouge, le président Macron décide de panthéoniser Missak et Mélinée Manouchian. Certes, avec le couple, c'est symboliquement tout le cortège de combattants étrangers, communistes, qui,va entrer en ce lieu. Le choix de célébrer l'esprit universaliste de la résistance ne doit pas transformer Manouchian en un héros de "roman national", au service d'un récit patriotique. A moins que le discours lénifiant du politique, cherchant à faire oublier le récent vote de la loi immigration, ne fasse du résistant un modèle "d'intégration à la française". Ce serait oublier un peu vite que les hommes du FTP-MOI étaient, pour la plupart d'entre eux, communistes, donc internationalistes. De même, le choix de panthéoniser Manouchian plutôt qu'Epstein - son supérieur hiérarchique, lui aussi exécuté par les Allemands - peut-être interrogé. Pour Annette Wievorka, «ne panthéoniser que lui, c’est coller à la propagande allemande qui en a fait un chef de bande,alors
que choisir les vingt-trois permettrait de rétablir le récit historique
qui a évacué les autres, républicains espagnols, juifs polonais ou
communistes italiens. » Pour Dimitri Manessis et Jean Vigreux, "la loi sur l'immigration (...) invite à être circonspect devant la panthéonisation des FTP-MOI de la région parisienne, comme si la patrimonialisation fixiste gommait l'un des principes fondamentaux de la République française, de son universalisme issu de la Révolution, rappelé avec force et conviction par Louis-Antoine de Saint-Just : «La patrie d'un peuple libre est ouverte à tous les hommes libres de la terre.»
Strophes pour se souvenir Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes Ni l’orgue ni la prière aux agonisants Onze ans déjà que cela passe vite onze ans Vous vous étiez servi simplement de vos armes La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants L’affiche qui semblait une tache de sang Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles Y cherchait un effet de peur sur les passants Nul ne semblait vous voir Français de préférence Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE Et les mornes matins en étaient différents Tout avait la couleur uniforme du givre À la fin février pour vos derniers moments Et c’est alors que l’un de vous dit calmement Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand Adieu la peine et le plaisir adieu les roses Adieu la vie adieu la lumière et le vent Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent Toi qui va demeurer dans la beauté des choses Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline Que la nature est belle et que le coeur me fend La justice viendra sur nos pas triomphants Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.
Louis Aragon, Le roman inachevé Editions Gallimard, 1956.
Les strophes en italique sont directement inspirées de la lettre de Manouchian à sa femme Mélinée.
Notes :
1.
Plusieurs éléments expliquent cette situation: dans le contexte
troublé de 1939, les étrangers fixés en France ont tendance à taire
leurs origines. En outre, de nombreux réfugiés politiques, ayant
participé à la Résistance dans le cadre de la lutte antifasciste,
regagnent leurs pays à la Libération. Enfin, la Résistance tente de
faire vibrer avant tout la fibre patriotique et craint de prêter le
flanc à la propagande vichyssoise, prompte à dénoncer l'influence
pernicieuse des étrangers au sein des organisations clandestines.
2. Les
républicains espagnols par exemple comptent parmi les premières
victimes du régime de Vichy qui les considère comme des "rouges", à
neutraliser, grâce aux internements dans des camps de main d'œuvre
immigrée ou en les envoyant travailler en Allemagne, voire en les
déportant (8000 à Mauthausen).
4. Celestino Alfonso, Spartaco Fontano, Marcel Rajman exécutent Julius Ritter,
5. Le 17 mars, les policiers interpellent 57 membres de la sous-section de langue yiddish des jeunes juifs de la MOI, dont Henri Krasucki, responsable de l'organisation des jeunes. Tous sont déportés.
6. Arrêté
le 26 octobre 1943, Joseph Davidovitch est relâché par la police début
décembre, jugé et exécuté pour trahison par les FTP-MOI fin décembre.
7. Mélinée
s'installe après la guerre en Arménie et rédige un livre intitulé
"Manouchian". Revenue en France en 1986, elle meurt trois ans plus tard.
8. Missak Manouchian (Arménien), Joseph Boczov (Hongrois), Marcel
Rajman (Polonais), Celestino Alfonso (Espagnol), Olga Bancic
(Roumaine), Georges Cloarec (Français), Roger Rouxel (Français), Robert
Witchitz (Français), Rino Della Negra (Français), Spartaco Fontanot
(Italien), Césare Luccarini (Italien), Antoine Salvadori (Italien),
Amédéo Usséglio (Italien), Thomas Elek (Hongrois), Emeric Glasz
(Hongrois), Maurice Fingercwajg (Polonais), Jonas Geduldig (Polonais),
Léon Goldberg (Polonais), Szlama Grzywacz (Polonais), Stanislas Kubacki
(Polonais), Willy Szapiro (Polonais), Wolf Wajsbrot (Polonais), Arpen Lavitian/Tavitian (Arménien). Sources: A. "Les Résistants de l'Affiche rouge", Documentaire d'Elisabeth Van Zijll Langhout, 52 min, Thematics Prod, Toute L'Histoire.
B. Annette Wieviorla : "Missak Manouchian. Enquête sur l'Affiche rouge", in L'Histoire n° 514, décembre 2023.
C. Sébastien Albertelli, Julien Blanc, Laurent Douzou : "La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance (1940-1944", : "La Résistance. Une morale en action", Seuil, 2019.
Ce blog, tenu par des professeurs de Lycée et de Collège, a pour objectif de vous faire découvrir les programmes d'histoire et de géographie par la musique en proposant de courtes notices sur des chansons et morceaux dignes d'intérêt.
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