"Nous devons éliminer la musique", proclame Khomeyni, en 1979. L'instauration de la République islamique entraîne le déclin de la musique, traditionnelle ou pop. Cette dernière est alors suspectée de corrompre la jeunesse et de diffuser les influences dissolvantes du "Grand Satan" américain. Au cours de la décennie 1970, la pop iranienne avait pourtant connu un grand essor, avec l'émergence de chanteuses talentueuses, telles Googoosh. Or, la chute du shah s'accompagne de l'interdiction des concerts et de la fermeture des salles de spectacle. Les femmes ne peuvent désormais plus se produire seules sur scène. La musique ne se perpétue qu'à la condition d'emprunter les circuits clandestins (cassettes pirates). Pour poursuivre leurs activités, beaucoup d'artistes doivent s'exiler.
Au cours des années 1990, une timide ouverture desserre le carcan coercitif. La musique traditionnelle retrouve droit de citer, avant que l'élection du président Khatami, en 1997, ne permette à la pop de se faire de nouveau entendre. Les productions restent cependant soumises à un contrôle préalable du ministère de la Culture et de l'Orientation, qui donne le la, ou plutôt ne donne pas le la, à tous ceux dont les textes et le tempo ne correspondent pas aux canons imposés par le rigorisme religieux ambiant. Rock et rap, aux paroles "indécentes" et aux rythmes trépidants, sont donc bannis. Pourtant, en dépit de la censure et des interdits, une scène underground, dynamique et clandestine, apparaît à Téhéran. A l'abri des regards, répétant dans les caves ou les logements privés, (1) les musiciens dissidents cherchent à échapper aux forces de sécurité qui veillent, traquent et persécutent. Les progrès techniques apparus au cours des deux dernières décennies ont offert de nouvelles perspectives aux artistes libres, rendant aussi plus difficile leur censure. Le déploiement d'internet et le développement des smartphones permettent ainsi d'enregistrer des vidéos et de diffuser les chansons. Rockeurs et rappeurs deviennent les hérauts d'une jeunesse aspirant à vivre dans une société pluraliste, sécularisée, ouverte et tolérante.
Depuis 1979, plusieurs mouvements de protestations (révolte estudiantine de l'été 1999, "révolution verte" en 2009, les manifestations des classes populaire de l'hiver 2017-2018) tentèrent d'infléchir le cours des événements. En vain. L'élection d'Ébrahim Raïssi, en 2021, fut marquée par un durcissement de la "police des mœurs". (2) C'est dans ce contexte explosif qu'éclate un soulèvement, le 16 septembre 2022. Ce jour-là, Mahsa Jina Amini, étudiante de 22 ans, meurt à l’issue de son placement en garde à vue par la police des mœurs, au prétexte qu'une mèche de cheveux sortait de son voile. (3) La révolte revêt une dimension nationale. Au premier rang des protestataires se trouvent les femmes, les étudiants, les classes populaires. Tous aspirent à chasser un régime honni, qui se lance dans une surenchère sécuritaire et sème la mort, alors même que les difficultés économiques s'accumulent, en lien avec la baisse des revenus du pétrole. Tandis que les dépenses militaires ou celles liées au programme nucléaire explosent, les dépenses sociales chutent.
La vague de protestation qui fit suite à la mort de Mahsa Jina Amini ne pouvait laisser indifférents les musiciens, eux même durement traité par le pouvoir. Une semaine après le début le décès de la jeune kurde, une chanson vient ainsi percuter le mur du silence imposé par les gardiens de la révolution. Le morceau a pour titre Baraye , un terme persan que l'on peut traduire par "pour" ou "à cause de". Nous en avons déjà parlé sur le blog. Le 24 septembre 2022, dans une vidéo rapidement devenue virale, une jeune femme anonyme reprend en persan Bella Ciao, la chanson érigée en symbole de résistance à toutes les oppressions. L'interprétation, sublime, propose une variante aux paroles originales. "O peuple, sois uni. Nous qui sommes debout jusqu'à demain, notre droit n'est pas faible."
Ces initiatives musicales, critiques du régime, font courir de grands risques à leurs autrices ou auteurs, comme le prouve la récente condamnation à mort de Toomaj Salehi. Rappeur engagé et très populaire, originaire d'Ispahan, Toomaj Salehi (توماج صالحی) naît en décembre 1990, dans une famille opposée à l'intégrisme religieux des mollahs. Adolescent, il se passionne pour le hip-hop et la figure de Tupac Shakur, ce qui le place très vite en porte-à-faux dans un pays où la police des mœurs traque et prohibe toute influence culturelle occidentale. Dans ses textes, Toomaj fustige l'ordre moral rétrograde imposé par la République islamique, les injustices et inégalités qui fracturent la société iranienne, la suppression des libertés fondamentales et l'assujettissement des femmes. En 2021, il obtient un succès important avec le morceau "Soorakh mooshe" (Trou de souris), dénonciation en règle de la corruption d'un régime rapace, dont les détournements financiers s'inscrivent dans une société en proie à la pauvreté. "Si tu as vu la douleur du peuple, / mais que tu as choisi de détourner ton regard. / Si tu as aperçu la répression des opprimés, / mais que tu as passé ton chemin. / Si tu l'as fait par peur / ou pour ne pas nuire à tes intérêts personnels, / alors, tu es complice du tyran, / tu es un criminel".
Cette prise de parole courageuse suscite l'admiration de tous ceux qui veulent en finir avec le régime, mais lui attire aussi de très graves ennuis. Arrêté en septembre 2021, il est relâché sous caution. Après la mort de Mahsa Jina Amini participe au mouvement de protestation qui gagne tout le pays. Il publie le morceau "Meydoone jang", dans lequel il diffuse des images des manifestations. "Voici le champ de bataille. / Il est temps de dépasser nos peurs et d'affronter notre ennemi." Le rappeur brave encore la censure en publiant la chanson Faal, une diatribe contre l'absence de justice d'un régime au sein duquel "danser les cheveux au vent" constitue un crime. Avec Torkamanchay, Salhehi accuse le pouvoir iranien de se vendre à la Chine. "Si tu es un pouvoir religieux, pourquoi te soumets-tu à la Chine? / Pourquoi nous voles-tu pour le donner à ton ennemi?" Après
quelques semaines de tergiversations, les mollahs engagent la répression.
Plus de 500 Iraniens sont tués et près de 20 000 arrêtés, dont Salehi, en septembre 2022.
Condamné à 6 ans de détention pour "corruption sur terre", Toomaj est incarcéré. Placé à l'isolement, il subit des tortures. Libéré sous caution, le 19 novembre 2023, il accorde alors une interview à la Télé canadienne, dans laquelle il ne mâche pas ses mots. "En Iran, le bonheur est un crime. Danser est un crime. Un Iran libre, ce serait un pays où la police mœurs ne pourrait pas vous enlever en pleine rue, et avoir la loi de son côté. Un Iran libre, ce serait un pays où les agents du régime n'auraient pas le droit de commettre des viols ou des agressions sexuelles, ou à jeter de l'acide au visage d'une femme." Douze jours après avoir été libéré, le rappeur retourne en prison 12 jours plus tard. Le 24 avril 2024, un tribunal révolutionnaire le condamne à la peine de mort toujours pour "corruption sur Terre". Toutefois, selon le journal conservateur Hamshahri, "en raison de l'expression de remords par l'accusé, la justice a estimé que le chanteur avait le droit à une remise de peine", et sa condamnation transformée en longue captivité.
L'annonce de ce verdict suscite une vague d'indignation dans le monde entier. Des manifestations de soutien au "rappeur le plus courageux du monde", sont organisées. En médiatisant au maximum son cas, ses soutiens espèrent lui éviter la pendaison. En France, une tribune publiée dans Le Monde par un collectif d'artistes, d'écrivains et de militants des droits demande au président de la République d'agir au plus vite pour sauver le rappeur. Armin Arefi, grand reporter, en appelle, quant à lui, aux grands noms du rap français, afin de "faire du bruit".
J’EN APPELLE aux rappeurs français @special_nekfeu, @booba,@Orel_san, @ninhosdt, @THEDAMSO, @vald_ld, @KeryJames, @Sopranopsy4, @AntoineLomepal.
— Armin Arefi (@arminarefi) April 30, 2024
FAITES DU BRUIT svp avec #SaveToomaj pour sauver le rappeur iranien Toomaj Salehi (@OfficialToomaj) condamné à mort en #Iran.… pic.twitter.com/aS1OZ8G9mt
Le cas de Toomaj Salehi est loin d'être isolé. Le régime s'en prend à tous les artistes, qui ne se conforment à l'idéologie au pouvoir. Le rappeur kurde Saman Yasin a été condamné à 5 ans de prison pour avoir "mené une guerre contre Dieu". La dessinatrice Atena Fargahadani, qui tentait d'afficher un de ses dessins dans la rue, en avril 2024, a été violemment prise à partie, arrêtée et poursuivie pour "propagande contre l'Etat". Elle risque, elle aussi, la peine de mort. (4)
#SaveToomaj !
Notes :
1. En 2009, le film "Les Chats persans" du réalisateur Bahman Ghobadi retrace le parcours chaotique de jeunes Iraniens qui cherchent à créer leur groupe de rock.
2. Instaurée en 2005 par le sinistre Ahmadinejad, cette police est chargée de veiller "au respect des valeurs islamiques dans l'espace public.
3. La jeune femme, originaire de la ville de Saqez dans le Kurdistan iranien, était en visite à Téhéran lors de son arrestation.4. Les anonymes ne sont pas davantage à l'abri. En décembre 2023, Sadegh Bana Motejaded, 70 ans, marchand de poisson sur le marché de Racht, dans le nord de l'Iran, publie sur son compte instagram une vidéo dans laquelle il chante une comptine. Il y incite les spectateurs à faire de même. Le message devient viral. Le morceau est remixé et réadapté en version électro ou hip-hop. Les autorités voient rouge. Sadegh est accusé de "production de contenu criminel" et sa page bloquée. Le chanteur amateur, et ceux qui l'accompagnent, sont arrêtés, battus et poursuivis. Or, loin de l'effet attendu, la répression ravive la contestation. Dans un pays où il est prohibé de danser et chanter en public, des hommes et des femmes décident de braver l'interdit, entamant des chorégraphies dans les rues, les parcs, les écoles. La répression et la terreur mettront bientôt un terme à cette forme de résistance.
Sources:
- "Le rappeur Toomaj Salehi, voix de la révolte contre les mollahs", dans la BO du monde diffusée sur France Inter le 4 décembre 2023.
- "Pour l'Iran : Bizaram Az Dine Shoma de the Kiffness & Saba Zameni"
- "Shahram Shabpareh, Prison song"
- "Persian pop et rap iranien, les héros de la transgression", La série musicale du 1er janvier 2023, sur France Culture.
- "Femme Vie Liberté : les voix de la révolution en Iran", La série musicale du 7 mai 2023, sur France Culture
- "Les artistes au coeur de la Révolution"
- «Toomaj Salehi, "le rappeur le plus courageux du monde" condamné en Iran», vidéo de Courrier International.
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