Ainsi, il est possible de distinguer quelques grandes phases:
1. Avec l'apparition et l'essor de l'industrie automobile, la ville connaît un essor démographique fulgurant. Dès la toute fin du XIX ème siècle, l'afflux massif d'immigrants originaires d'Europe entraîne une augmentation spectaculaire de la population urbaine: hausse de 63% entre 1900 et 1910, de 113% entre 1910 et 1920. La grande guerre et l'adoption d'une législation restreignant l'immigration menacent de tarir les gigantesques besoins en main d’œuvre de la ville. Aussi, cette situation conduit les magnats de l'automobile à se tourner vers les ruraux du Deep South.
2. Le krach économique de 1929 plonge la ville et ses habitants dans le marasme. Les usines automobiles ferment les unes après les autres, provocant le tarissement de l'afflux d'ouvriers à Detroit.
3. Ce n'est qu'à la faveur de l'entrée en guerre en 1941 que Detroit redevient le fleuron industriel des États-Unis. Promue au rang d'"arsenal des démocraties", la ville bénéficie des commandes colossales du complexe militaro-industriel. Pourtant, ce regain d'activités et d'attractivité a tout du trompe-l’œil. Certes, le début des trente glorieuses permet d'assurer la reconversion des usines de guerre, mais dès les années 1950, la ville-centre se vide au profit des banlieues.
4. La crise économique des années 1970 et 1980 accélère l'hémorragie démographique de Detroit et des autres citadelles industrielles de ce que l'on nomme désormais la Rust Belt ("ceinture de la rouille"). Depuis - celle qui se faisait fièrement appelée Motor City - ne cesse de voir sa population fondre et son territoire se réduire comme peau de chagrin.
Norman Rockwell: "New kids in the neighbourhood". |
Le départ des populations des métropoles de la manufacturing belt est sélectif et ne concerne qu'une partie des habitants. Les premiers à s'en aller - dès les années 1950 - sont les membres des classes moyennes et de la bourgeoisie blanche. Grâce - ou à cause - des voitures, que possèdent désormais une majorité d'Américains, la correspondance entre habitation et lieu de travail n'existe plus. Il est désormais possible de se rendre chaque matin dans une usine installée à Detroit, alors même que l'on réside dans une banlieue résidentielle parfois assez éloignée. (1) Les raisons de ces départs sont nombreuses. D'aucuns souhaitent pouvoir bénéficier de plus d'espaces et de meilleures conditions de vie loin du centre-ville. Mais ce sont parfois aussi d'autres considérations, racistes cette fois, qui déterminent ces déplacements vers les suburbs. Les sociologues désignent sous l'appellation de white flight, cette fuite des classes moyennes blanches loin des centres villes. Ainsi, bien loin d'un mythique melting pot, c'est bien plutôt sur la base d'une stricte ségrégation raciale que se développe la société américaine des trente glorieuses.
Jusqu'aux années 1960, la ségrégation était ouvertement appliquée dans les cités privées à revenu moyen des métropoles du nord et de leurs banlieues. Les agences immobilières s'employaient alors à empêcher l'installation des familles noires dans les quartiers blancs. Celles qui parvenaient toutefois à le faire devaient affronter de multiples difficultés: intimidations, passages à tabac, menaces de mort... Comment expliquer cette hostilité?
En 1968, Martin Luther King avait organisé des marches de protestation à Chicago afin de faire de cette dernière une "ville ouverte" et d'y abolir l'implacable ségrégation raciale qui y régnait. Il avait été stupéfait par l'hostilité dont les pacifiques marcheurs avaient été l'objet. "Dans les quartiers ouvriers en général étroitement identifiés à un groupe ethnique, l'hostilité frisait l'hystérie. Là, les habitants, souvent émigrants de la première ou de la deuxième génération, avaient économisé sou à sou pour s'offrir un pavillon modeste qui attestait leur entrée dans la petite classe moyenne, les distinguait des nouveaux arrivants et les mettait définitivement au-dessus des Noirs. Ils étaient avertis par les promoteurs que l'arrivée des Noirs dans un quartier faisaient s'effondrer les prix des habitations. Les marcheurs semblaient donc menacer directement le fruit de leur labeur et leur juste part du 'rêve américain'." (cf: Bacharan, p327) Dans son Autobiographie, le pasteur King ne pouvait que constatait que "les croix gammées poussaient dans les jardins publics de Chicago comme des mauvaises herbes." (cf. Martin Luther King, p368)
Et lorsqu'une famille afro-américaine réussissait finalement à se fixer dans un quartier jusque là peuplé de Blancs, ces derniers partaient. Des pâtés de maisons entiers se vidaient ainsi de leurs habitants blancs en quelques mois seulement.
Friche industrielle à Detroit (usine Packard). |
Le white flight et le départ des classes moyennes (y compris noires) de la ville-centre vers les quartiers résidentielles périphériques contribuèrent à isoler un peu plus les populations les plus pauvres. Dans le même temps, le déplacement des activités manufacturières loin des agglomérations engendra une raréfaction des emplois peu ou pas qualifiés. La conjonction de ces deux éléments eut des conséquences dramatiques dans les grandes métropoles du nord. Dans son autobiographie, Martin Luther King décrit très bien ce phénomène (à propos de Chicago): "Le ghetto nordiste était devenu une sorte de secteur colonial. La colonie était impuissante parce que toutes les décisions importantes qui affectaient la communauté étaient prises à l'extérieur. Dans leur vie quotidienne, beaucoup de ses résidents se trouvaient sous la domination des auxiliaires sociaux et des policiers. Les profits engrangés par les propriétaires et les commerçants y étaient rarement réinvestis - si jamais ils l'étaient. Le seul élément positif que la société voyait dans ces quartiers misérables, c'était le réservoir de main d’œuvre excédentaire à bas prix que l'on y trouvait en période d'expansion économique. [ce qui n'est donc plus le cas après le 1er choc pétrolier, en 1973 et assez peu vrai pour Detroit selon Gerri Hirshey (2)] Pour le reste, on reprochait aux habitants de faire leur propre malheur."
Les Afro-américains s'entassaient dans des centres-villes de plus en plus délabrés, à la recherche des emplois industriels en voie de raréfaction. Le processus de désindustrialisation accéléra la paupérisation de ces territoires, l'explosion du chômage s'accompagnant de l'essor des activités délictueuses et criminelles, en particulier le trafic de drogues.
Confrontés à des populations désormais non solvables, les propriétaires de logements cessèrent de les entretenir, tandis que les services sociaux (éboueurs, pompiers) ne desservirent plus ces quartiers. Un terrible cercle vicieux plongeait en quelques mois les habitants des quartiers devenus ghettos dans une situation inextricable.
Cartographie du recensement de la population à Detroit. Les Afro-américains (bleu) et les latinos (orange) se concentrent dans le centre-ville, tandis que les Blancs (rouge) résident majoritairement dans les banlieues pavillonnaires alentours. La ville-centre est aujourd'hui (2016) une ville noire à 83%, mais elle est entourée d'une banlieue majoritairement blanche et plutôt aisée. Ex: dans la ville de Grosse Pointe, 93% de la population est blanche et le revenu moyen par foyer dans l'année y est quatre fois supérieur à celui de Detroit. |
La vie sordide du ghetto rendait particulièrement délicate les relations avec la police dont la violence raciste était de notoriété publique à Chicago ou Detroit. Dans ces conditions, les heurts entre policiers et habitants du ghetto se soldèrent par de violentes émeutes urbaines.
A Detroit, celles de juillet 1967 (3) accélérèrent encore la fuite des classes moyennes blanches vers les banlieues - bientôt suivies par les classes moyennes noires - et laissèrent derrière elles une ville en ruine, de nombreuses victimes et un grand traumatisme chez la plupart des habitants.
Cependant, ces émeutes, aussi violentes fussent-elles, ne constituent pas l'origine du départ de nombreux habitants blancs fuyant les violences; elles illustrent en revanche parfaitement la ségrégation raciale à l’œuvre dans la grande ville du Michigan.
La destruction de l'infrastructure économique et la migration des citadins blancs de la ville vers les banlieues avaient débuté bien avant 1967.
Finalement, sans être à l'origine du lent déclin démographique et économique de la ville, les émeutes en accélérèrent le processus qui s'apparentait désormais à un effondrement général. Comme le souligne Christophe Deroubaix, au lendemain des émeutes, "une 'grande peur' s’empare des habitants blancs, d’autant qu’elle est instrumentalisée politiquement par le parti républicain qui a décidé, après la signature de la loi sur les droits civiques par le président Johnson en 1965, de faire des angoisses des Blancs son fonds de commerce …"
Or les tentatives pour remettre en cause la stricte ségrégation socio-spatiale furent, la plupart du temps, vouées à l'échec à l'instar du projet porté par le maire de New York, John Lindsay, en 1971. Afin de lutter contre la ghettoïsation, l'édile fit construire des cités (les "scatter-site"), sortes des HLM dispersés dans des quartiers de la classe moyenne blanche. Or, à peine sorties de terres, ces dernières provoquèrent de violentes réactions de rejet chez ceux qui venaient de quitter leurs anciens quartiers et qui associaient les minorités à une déchéance irréversible. Des tentatives identiques échouèrent à Detroit.
Semaine après semaine, mois après mois, la Motor City s'est vidée de ses usines, commerces, bureaux et donc de beaucoup de ses habitants. (4) Celle qui se targuait au sortir de la guerre d'être l'atelier de l'Amérique ne serait bientôt plus qu'une coquille vide, offrant son sinistre paysage de blocs de maisons vides sur des dizaines de blocs. Terrassée par la crise économique et le racisme, Detroit ne méritait plus guère que le surnom de "ghost city".
Aujourd'hui, les tensions raciales n'ont pas disparu, mais elles se manifestent désormais plus sur un plan symbolique, social et économique qu'en termes de violences. Ainsi, dans cette ville où les Noirs représentent 83%, les leaders de la reconstruction actuelle, soutenus par des fondations ou des organismes officielles sont très largement blancs (70%), symbole d'une domination perpétuelle de la minorité blanche sur la majorité noire et pauvre de la ville.
* "Regarde, les négros arrivent."
Dans les années 1960, Detroit est pour quelque temps encore Motor City, mais elle est aussi la Motown, l'usine à tube soul des États-Unis. (5) Berry Gordy, le fondateur du label en 1959, dirige son entreprise depuis une petite maison sur deux niveaux sise au 2648 West Grand Boulevard (voir photo ci-dessous). Longtemps spécialisée dans les ballades soul sentimentales, le label prend le virage du psychédélisme à la toute fin des années 1960. Sous la houlette du producteur Norman Whitfield, les Temptations enregistrent désormais des morceaux bien plus ambitieux au son très élaboré. Basses ronflantes, pédales wah wah, fuzz et distorsions supplantent les suaves mélodies de leurs débuts. Leurs réalisations deviennent aussi plus sensible à la révolte qui couve, aux luttes civiques et sociales en cours, n'hésitant plus à évoquer la discrimination, le désordre social ou même la guerre du Vietnam. En 1972, Norman Whitfield et Barret Strong composent Run Charlie Run une chanson satirique fustigeant le racisme rampant en train de ronger peu à peu la société américaine.
Le We are neighbours des Chi-Lites (en 1971) aborde le même thème mais sur un ton plus festif, bien que tout aussi offensif. Dans l'introduction quelqu'un frappe à une porte ce qui déclenche aussitôt une question agressive: "Qui est là?" La voix grave et posée d'un individu - dont on devine qu'il est noir - répond du tac au tac: "ce sont vos nouveaux voisins". Le puissant funk-psychédélique des Chi-Lites emporte alors l'auditeur pour 3 minutes 40 de bonheur!
The Temptations: "Run Charlie run" (1972)
I watch you go to church on Sunday
But you forget all you learned on Monday
You see your smiling face can't hide
How you hate your brother inside
Je t'ai vu aller à l'église le dimanche
mais le lundi tu avais déjà tout oublié
Tu vois ton visage souriant ne peut pas dissimuler
à quel point, intérieurement, tu hais ton prochain
Refrain:
So I am telling you
Run, Charlie, run
Look! The niggers are coming!
(The niggers are coming?!)
2X
Aussi je vais te dire
Cours, blanc-bec, cours,
Regarde! Les négros arrivent!
(les négros arrivent?!)
2 X
You built this great big beautiful city
But you ran away and left it to die. What a pity.
You could have made friends with your neighbor
But you are much too prejudiced to try; tell me why!
Tu construisis cette grande et belle ville
Mais tu la quittes et tu la laisses à l'abandon. Quel dommage!
Tu pourrais bien te faire des amis dans ton voisinage
mais tu as trop de préjugés pour essayer; dis-moi pourquoi!
refrain
But the greatest wrong you know you've done
Is you passed this sickness onto your son
(your one and only boy)
He came into this world with a mind so clean
You took it, molded it, and made it mean!
refrain
Mais la plus grave erreur que tu ais commise
c'est que tu as transmis ta maladie à ton fils
(ton seul et unique garçon)
Il est venu au monde avec un esprit si pur
tu l'as pris, modelé, et l'as rendu méchant!
Notes:
1. Un phénomène identique de périurbanisation et d'étalement urbain s'observe dans la plupart des pays occidentaux au cours des années 1970.
2. A Detroit, le mécontentement fut encore aggravé par les stratégies d'embauches des entrepreneurs de la ville. Ainsi, au lendemain des émeutes, "en contemplant les destructions, les dirigeants de l'industrie automobile se sont rendu compte, après coup, qu'ils avaient fait une grave erreur. Ils avaient continué à recruter les ouvriers des chaînes de montage dans les Appalaches et le Deep South plutôt que dans les quartiers qui s'étendaient aux pieds de leurs sièges sociaux." (Gerri Hirshey p156)
3. Déclenchées par une descente de police dans un bar sans permis fréquenté par des Noirs, les émeutes prirent une ampleur inouïe, en dépit de l'intervention de la garde nationale et de l'armée. Le bilan de ces cinq jours de violences fut très lourd puisqu'on dénombra 43 morts, des centaines de blessés, 2000 bâtiments détruits...
4. Detroit compte aujourd'hui 700 000 habitants contre 1,8 million en 1950. Au cours des décennies 1970 et 1980, la ville perdra au total un demi-million d'habitants!
5. Les très nombreux succès enregistrés par la Motown valurent à Detroit le titre de Hitsville, la ville des tubes. Au vrai, cette success story ne durera qu'une décennie, car dès les années 1970, Berry Gordy, le patron du label décide de s'installer en Californie et de fuir la métropole du Michigan qu'il juge désormais trop "provinciale".
Sources:
- Michel Prum (dir.): "Comparer les diversités", L'Harmattan.
- Martin Luther King:"Autobiographie", Bayard, 2008.
- Nicole Bacharan: "Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche", Panama, 2008.
- Pierre Evil:"Detroit Sampler", Ollendorff & Desseins, 2014.
- Pap Ndiaye:"Les Noirs américains. En marche pour l'égalité", Découvertes Gallimard, 2009.
- Gerri Hirshey:"Nowhere to run. Etoiles de la soul et du rythm & blues", Payot, Rivages, 2013.
Sur l'histgeobox:
* Detroit et son histoire dans l'histgeobox. Les liens sont rassemblés sur ce padlet.
Liens:
- Geoconfluences: "White flight / Black flight".
- Rockwell: "New kids in the neighbourhood".
- Les raisons du déclin d'une grande ville.
- L'Humanité:"Les trois raisons de la faillite de Detroit."
- Le Monde diplomatique: "Detroit, la ville américaine qui rétrécit."
- Infographie: "le déclin inexorable de Detroit..."
- Terrains de lutte:"Detroit, le trompe-l’œil de la mise en faillite."
- Infographie: Detroit, une ville à genoux"
- Etats-Unis: Detroit se relève de la faillite.
Télérama: "Detroit, la ville qui rétrécit."
- "Detroit, archétype des skrinking cities."
- Francetvinfo.fr: "La ville américaine de Detroit renaît après la faillite."
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